Histoire

1492 : Limpieza de sangre, l’Espagne invente le racisme moderne




La fin du XVe siècle en Espagne, dans le contexte de la reconquête catholique, verra la naissance d’un nouveau concept de ségrégation sociale qui touchera les populations juives et musulmanes ainsi que leur descendance : la Limpieza de sangre, la pureté de sang. Elle constitue la matrice du racisme biologique contemporain.

Le 31 mars 1492, moins de trois mois après la prise de Grenade, dernier bastion musulman en péninsule ibérique, et qui marque la fin de la Reconquista, les Rois catholiques signent à l’Alhambra de Grenade un décret instituant l’expulsion des Juifs des royaumes espagnols. « Nous ordonnons en outre par cet édit que les juifs et les juives de tout âge résidant dans nos domaines ou territoires partent avec leurs fils et leurs filles, leurs serviteurs et leurs parents petits ou grands de tout âge à la fin du mois de juillet de cette année et qu’ils n’osent pas revenir sur nos terres et ne fassent pas un pas en avant pour s’y introduire, de sorte que si un juif qui n’accepte pas cet édit est trouvé dans ces dominions ou y retourne, il sera passible de mort et de confiscation de ses biens. ».

200 000 Juifs s’exilent en quatre mois

La nouvelle Espagne qui se construit en 1492 est une Espagne qui se veut unie sous la bannière de la foi chrétienne. Le mariage d’Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon en 1469, constitue, par l’union des Couronnes d’Aragon et de Castille, et plus tard du Royaume de Navarre, la genèse de ce qui deviendra le Royaume d’Espagne. Cette Espagne, dont la population est dans les faits multiculturelle, se veut exclusivement chrétienne, ainsi le titre de Rois catholiques qui est donné à Isabelle et Ferdinand par le pape Innocent VIII après la prise de Grenade.

Ce décret de Grenade oblige les Juifs à choisir entre la conversion ou l’exil : « los llamados judíos si no son convertidos deberán ser expulsados del Reino » (les soi-disant Juifs, s’ils ne se convertissent pas, doivent être expulsés du Royaume). Une majorité des 200 000 Juifs des royaumes espagnols choisiront l’exil. Mais en fait il est bien davantage, il est un blanc-seing donné à la généralisation d’une politique racialiste instituée pour la première fois à Tolède un demi-siècle auparavant : la Limpieza de sangre, la pureté du sang.

La moitié du texte de ce Décret de l’Alhambra revient en effet sur les « méfaits » des juifs envers la religion catholique et la nécessité d’aller au-delà de la ségrégation spatiale déjà effective depuis 1480  : « C’est pourquoi, en 1480, Nous avons ordonné que les Juifs soient séparés des villes et des provinces de nos domaines et que des secteurs distincts leur soient attribués ». Soutien aux « vrais convertis » en éloignant définitivement l’influence juive, nécessairement sournoise ou décret raciste  ? Le contexte est cependant celui d’un profond antijudaïsme qui sévit depuis la fin du XIVe siècle, et notamment l’épisode sanglant des persécutions anti-juives (Revuelta antijudía) qui, parties de Séville en 1391, se sont étendues à une grande partie de la Castille puis dans les territoires de la couronne d’Aragon. À la suite de ces pogroms, les conversions, forcées ou non, ont été nombreuses. Mais ces converties (conversos) sont suspectées de continuer à pratiquer leur religion en secret. Ainsi une distinction est rapidement faite entre «  nouveaux chrétiens  » (cristianos nuevos), que l’on nomme les marranes (marranos), et les «  vieux chrétiens  » (cristianos viejos), entendu comme des «  chrétiens purs  », ceux dont les veines ne véhiculent pas de sang juif.

Le décret va plus loin encore en louant le travail de l’Inquisition. Ce tribunal religieux chargé d’enquêter, d’instruire et de juger les faits d’hérésie a été instaurée dans les royaumes espagnols en 1478, par une bulle du pape Sixte IV à la demande des Rois catholiques. L’Inquisition espagnole (Tribunal del Santo Oficio de la Inquisición) a essentiellement été actif pour traquer les conversos. « Nous avons ordonné que l’Inquisition soit établie dans ces dominions ; et dans le terme de douze ans qu’il a fonctionné et l’Inquisition a trouvé beaucoup de personnes coupables. [….] Et ainsi, en se basant sur les confessions de ces juifs, il est clair qu’ils ont perverti ces confessions, ce qui a entraîné de grands dommages et préjudices à la sainte foi catholique. ».

Une foi pure biologiquement incarnée

La notion de Limpieza de sangre, si elle est à la fois contemporaine et inspiratrice d’une partie de ce texte, n’apparaît cependant pas dans le décret de Grenade. Elle est un ensemble de dispositifs pris par des autorités civiles, un ensemble de mesures de discriminations sociales sur des bases biologiques, raciales. Ces décrets vont constituer la genèse du racisme, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et la matrice des politiques racialistes modernes, que l’on songe à la « traite négrière » qui prendra son essor presque deux siècles plus tard, la colonisation des continents africain, américain et asiatique par les nations occidentales ou les lois raciales de Nuremberg de 1935. Si en Europe les premières mesures antijuives sont beaucoup plus anciennes – expulsion d’Angleterre en 1290, de France dès 1306, puis 1315 et 1394 – selon l’historien Jean-Frédéric Schaub, la Limpieza de sangre constitue une innovation marquant « un avant et un après ».

La Limpieza de sangre naît à Tolède en 1449, des suites d’un soulèvement contre la collecte d’un impôt dans le contexte de la guerre que se livraient les royaumes de Castille et d’Aragon. La cité de Tolède se révolte alors contre la Couronne et, dans un scénario antisémite millénaire, c’est un Juif converti qui est désigné coupable d’être à l’origine de cet impôt. Une fois la ville libérée de la mainmise royale, le maire de la ville publie un décret interdisant aux « nouveaux convertis » de pouvoir accéder, localement, à des postes de pouvoir. Cette Sentencia-Estatuto institue pour la première fois un statut de pureté du sang  : « que les convertis de la lignée des Juifs, pour être suspects dans la foi de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, dans laquelle ils pompent fréquemment de la lumière, judaïsant, ne peuvent avoir de telles charges ou bénéfices publics ou privés par lesquels ils peuvent faire des blessures, torts et mauvais traitements aux anciens et bons chrétiens ». Les charges et les privilèges sont exclusivement accessibles aux « vieux chrétiens ».

Cette distinction entre les chrétiens est une nouveauté et crée des débats au sein de l’Église. En effet, la religion catholique est une religion construite sur la conversion, et cette distinction remet directement en cause le caractère sacré et absolu du baptême. Ainsi il est fait appel au pape lequel condamne par la bulle Humani generis inimicus les persécutions faites aux convertis et demandent qu’ils soient en toutes choses traités comme les «  vieux chrétiens  ».

9 000 Juifs condamnés à être brûlés vifs

Les premières mesures antijuives – puis antimusulmanes contre ceux que l’on appelle alors les « morisques » (moriscos) dès 1526 – édictées localement répondent avant tout à une volonté de mise à l’écart de concurrents, politiques et matrimoniaux, dans le cadre d’une lutte symbolique pour l’acquisition de charges et de postes de pouvoir au sein d’une société en pleine expansion et dont les anciennes structures féodales tendent à s’effacer rendant effectives de nouvelles possibilités d’ascension sociale. Les statuts de Tolède vont être copiés et adoptés dans de nombreuses localités et à propos de toutes charges possibles. Ce sont des outils juridiques, des instruments de mise à l’écart de concurrents qui vont se constituer en un système juridique de discrimination généralisée d’une partie de la population du fait de leurs ancêtres.

Cette base juridique, cette règle qui va donner des avantages selon l’origine va opérer une distinction par le sang. Progressivement un processus d’essentialisation se met en place. Le sang qui est lié à la foi, à la croyance, va marquer positivement, ou négativement, la généalogie de tout un chacun. Ainsi c’est par le sang que se transmet la bonne ou la mauvaise foi, et il faut que celle-ci soit pure. Les Juifs ayant depuis des dizaines et des dizaines de générations été dans l’erreur, ne reconnaissant pas en Jésus Christ le Messie, sont aujourd’hui trop éloignés de la vérité et sont devenus irréformables, inassimilables.

Pire encore, leur dessein est de subvertir la foi chrétienne, ainsi qu’on le lit dans le texte du décret de Grenade  : « ces juifs essayent par tous les moyens de subvertir la sainte foi catholique et essayent d’empêcher les chrétiens croyants d’approcher leurs croyances ». Se crée alors un axiome antisémite qui perdure encore aujourd’hui : « Même lorsqu’il cesse d’être juif le juif est juif ». La Limpieza de sangre va dès lors se constituer en un système juridique de mise à l’écart social fondé sur la « pureté raciale ».

C’est l’Inquisition qui vient appuyer et renforcer les décrets instituant la Limpeza de sangre. En effet en tant qu’institution religieuse chargée de traquer les hérésies, l’Inquisition n’exerce aucun pouvoir sur les non-chrétiens. Les conversos pour leur part entrent dans le cadre de la juridiction religieuse de l’Inquisition, et c’est cette même Inquisition qui va construire le discours théorique de séparation et d’incompatibilité biologique, raciale, entre les Juifs et les chrétiens. La traque systématique des fausses conversions est au cœur de l’activité inquisitoriale, notamment après la « découverte » de rituels juifs pratiqués en secret par des conversos au sein même de plusieurs monastères en 1485.

Dès lors, ce sont les « nouveaux chrétiens » qui sont suspectés et constituent la très grande majorités des personnes condamnées par le tribunal de l’Inquisition. En vertu des ordonnances de Torquemada de 1484 (reconnues et renforcées par les Rois catholiques en 1501), les descendants des condamnés sont également privés de pouvoir prétendre à des charges publiques. Au début du XVIIe siècle, la recherche de la généalogie des inculpés devient primordiale dans le travail inquisitorial, allant même jusqu’à repérer l’origine juive d’une personne à 1/64e de sa composition généalogique  ! La faute ne portant plus sur les actes commis par la personne inculpée mais sur sa généalogie. En ce sens l’Inquisition et le Limpieza de sangre forment un système, la première venant renforcer la seconde.

L’inquisition traque les nouvelles conversions

Les décrets de Limpieza de sangre vont progressivement être abolis au Portugal d’abord en 1773 puis en Espagne par décret royal entre 1865 et 1870. Leur empreinte va cependant perdurer. Les caractéristiques propres à la Limpieza de sangre : exclusion sociale d’une population sur des caractéristiques essentialisées et transmises par le sang, une différence biologique les rendant inassimilables, la peur de la souillure et de la dégénérescence due au métissage, sont autant de traits caractéristiques du racisme moderne.

David (UCL Chambéry)


Chronologie CINQ CENTS ANS D’ANTIJUDAÏSME

1378 : début des prêches à Séville du clerc Ferrán Martínez, archidiacre de Écija, appelant au massacre des «  déicides  ».

1391 : révolte antijuive à Séville. Le quartier juif est ravagé. La violence s’étend à l’Andalousie et l’Aragon faisant plusieurs milliers de victimes. S’ensuivront des vagues
de conversions en masse (1391-1419), mais aussi un premier exil de Juifs séfarades quittant l’Espagne pour le Maroc, la Provence, Alger ou Constantine.

1449 :
révolte à Tolède contre les conversos, premier décret de Limpieza de sangre.

1469 : mariage d’Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon.

1478 :
instauration du tribunal du Saint-Office de l’Inquisition par une bulle du pape Sixte IV à la demande d’Isabelle et Ferdinand.

1483 : création du Conseil de l’Inquisition suprême et générale. Torquémada est institué Grand Inquisiteur pour la Castille puis l’Aragon, puis la Catalogne en 1486.

1494 : Prise de Grenade par les armées d’Isabelle et Ferdinand ; décret d’expulsion des juifs des Royaumes espagnols.

1526 : décret d’expulsion des musulmans des territoires de la Couronne d’Aragon.

1547 : extension à la plupart des institutions civiles et religieuses de l’obligation d’apporter la preuve de la pureté de son ascendance.

1593 : l’ordre des jésuites adopte les statuts Limpieza de sangre.

1609 : décret d’expulsion des Morisques.

1773 : suppression au Portugal de la référence à la Limpeza de sangue.

1865 : premier décret en Espagne, abolissant la référence à la Limpieza de sangre
pour accéder aux collèges militaires.

1870 : suppression de la référence à la Limpieza de sangre pour accéder
aux postes de l’administration publique et de professeur.

 
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