Histoire

1825 : Mais pourquoi l’État haïtien a-t-il accepté de payer ?




On comprend l’intérêt qu’a eu l’impérialisme français à exiger d’Haïti un tribut écrasant. On saisit moins pourquoi la classe dirigeante haïtienne l’a accepté, alors qu’une invasion ennemie était impossible. Plusieurs hypothèses peuvent l’expliquer : peur que la guerre entraîne une révolution sociale ; orgueil mal placé ; mauvais calcul stratégique... En dernière instance, c’est la paysannerie qui a payé cette capitulation.

En ce 1er janvier 1825, tout Port-au-Prince s’est massé sur la place Pétion. On célèbre l’indépendance, arrachée à la France les armes à la main en 1804. Discours, acclamations, coups de canon solennels, grande messe, bals et feu d’artifice [1]. Avec la fondation d’Haïti, on fête aussi ­l’abolition de l’esclavage d’août 1793. Ce qu’on passe pudiquement sous silence, en revanche, c’est l’événement déclencheur de 1791 : l’insurrection du prolétariat esclavisé [2]. C’est que celle-ci renvoie à un imaginaire rural, africain, vaudou et kreyólophone que l’on goûte très peu, à l’époque, dans la bonne société ­haïtienne, citadine, catholique et francophone [3].

Tout l’Haïti des années 1820-1830 est structuré par cette dichotomie : d’un côté une oligarchie « militaro-foncière » propriétaire de vastes domaines ; de l’autre une masse de « paysans demi-serfs » contrainte, par la coercition, à louer ses bras [4].

Le pays est alors administré par un Sénat de vingt-quatre oligarques, sous la direction de Jean-Pierre Boyer, un général suffisant et élitiste issu de la minorité mulâtre [5]. Sous sa présidence, le pays s’est unifié et stabilisé. L’île exporte du café, du bois de campêche, du coton et du cacao ; elle importe des biens manufacturés, de l’armement, des vêtements… Des navires britanniques, états-uniens et espagnols – et même français, sous faux pavillon – se pressent dans ses ports. Malgré cela, depuis vingt ans, aucun État étranger n’a voulu fâcher Paris en reconnaissant l’indépendance d’Haïti ; l’île reste, officiellement, une colonie française rebelle nommée Saint-Domingue.

Pour en finir avec ce statut ­d’État paria, il faudrait que la monarchie française enté­rine l’indépendance. Mais comment l’y décider ? Le roi de France est sous pression du lobby des anciens colons, qui réclame à cor et à cri une nouvelle expédition militaire pour récupérer ses propriétés tropicales.

Port-au-Prince propose une indemnité

Pour les désintéresser, et sécuriser juridiquement ses domaines acquis par expropriation, la bourgeoisie haïtienne a proposé, depuis 1814, de verser aux anciens colons une indemnité en échange d’un traité de paix avec la France.

À Paris, cette solution transactionnelle est soupesée. Elle reçoit l’appui du lobby des négociants, pressé de commercer sans entraves avec Haïti, et qui moque le passéisme des colons. L’heure est au libre-échange, que diantre [6] !

La transaction est également prônée par le général Pamphile de Lacroix, rescapé de la désastreuse expédition de 1802-1803, et qui en a tiré un livre lucide. Il y conclut à l’impossibilité d’une reconquête et à l’irréversibilité de la révolution. Il y fait cependant une suggestion cruelle. Il serait aisé, selon lui, de frapper Haïti par l’anéantissement de sa flotte, le blocus de ses ports, le bombardement de ses villes côtières et l’incendie de ses cultures... « Nous leur détruirions plus dans un jour qu’ils ne pourraient rétablir dans un an. » Cela pourrait convaincre les « chefs actuels qu’il vaut mieux céder une partie des biens qu’ils ont usurpés » [7]. C’est finalement ce scénario terroriste, préfigurant ce qu’on nommera plus tard la « diplomatie de la canonnière », qui va l’emporter.

Jean-Pierre Boyer (1776-1850) a été le bras droit d’Alexandre Pétion, fondateur de la République haïtienne, et lui a succédé en 1818. Issu de la minorité mulâtre, il est un représentant typique de l’oligarchie militaro-foncière qui domine alors Haïti, et qui tente (en vain) de maintenir l’économie de plantation en mettant au pas le prolétariat noir des campagnes.
lithographie d’Alexandre Cheyère, bibliothèque Sainte Geneviève

Monté sur le trône de France en 1824, le réactionnaire Charles X est lui aussi décidé à solder l’affaire haïtienne par une transaction. Mais, imbu de son pouvoir de droit divin, il veut en fixer ­unilatéralement les termes, dans une ambition globale de revanche sur le passé.

En avril 1825, il fait voter une loi qui impose au peuple français de verser, en 33 annuités, une indemnité de 990 millions de francs aux anciens émigrés royalistes privés de leurs biens sous la Révolution – ce sera le fameux « milliard des émigrés ». Le même mois, il signe une ordonnance exigeant d’Haïti, en cinq annuités, une somme de 150 millions de francs pour dédommager les colons expropriés – moyennant quoi, il reconnaîtra l’indépendance du pays.

Pourquoi ce chiffre de 150 millions ? C’est qu’en France, on fantasme la prospérité de l’État haïtien. On lui attribue 18 à 30 millions de francs d’excédent budgétaire annuel, en extrapolant à partir des chiffres mirifiques des années 1780 [8], époque où la colonie exportait des montagnes de su­cre, de café, d’indigo et de coton, au prix d’une épouvantable exploitation de la main d’œuvre esclavisée.

Or, en 1825, la situation est radicalement différente. La révolution a détruit l’économie de plantation, et l’État haïtien peine à équilibrer ses comptes. La somme de 150 millions est sans rapport avec ses capacités. D’autant plus que Charles X réclame une réduction de moitié des tarifs douaniers pour le commerce français, ce qui amputerait d’autant les recettes fiscales de l’île. Mais qu’importe. Le roi signe l’ordonnance de son auguste main et l’expédie, tel un ultimatum.

Le chef du gouvernement exhibe ses torches

Le 3 juillet 1825, trois navires battant pavillon français débarquent à Port-au-Prince l’amiral Armand de Mackau. Venu remettre aux officiels haïtiens l’ultimatum du roi de France, il les informe qu’il est suivi de près par une escadre de 13 navires de guerre pour faire le blocus d’Haïti en cas de refus [9].

La première réaction des Haïtiens est outrée. Les villes côtières sont placées en état d’alerte ; le chef du gouvernement, Inginac, va jusqu’à exhiber à Mackau ses torches incendiaires, destinées à réduire la capitale en cendres en cas d’attaque [10]. Toutes les villes côtières en stockent depuis que la Constitution de 1805 a proclamé  : « Au premier coup du canon d’alarme, les villes disparaissent et la nation est debout. » Six mois plus tôt, pour la fête nationale, tous les dirigeants haïtiens ont réitéré le serment rituel de « mourir plutôt que de cesser d’être libres et indépendants ».

C’est pourtant tout le contraire qui va se passer. Car le président Boyer souhaite qu’on réfléchisse.
Un conciliabule réunit dix sénateurs, six hauts fonctionnaires et quatre officiers supérieurs boyéristes [11]. Quatre jours plus tard, avant même qu’on ait aperçu l’escadre annoncée, Boyer et le gouvernement haïtien acceptent l’ultimatum. Puis, le 11 juillet, le Sénat vote l’approbation.

Lors d’une entrevue privée, l’amiral de Mackau promit au président haïtien que l’indemnité de 150 millions de francs serait certainement réduite par la suite s’il acceptait de signer. Et Boyer aurait jugé honorable de faire confiance à l’émissaire du roi de France. On peine à croire que Boyer, qui en avait vu d’autres, ait pu agir avec tant de naïveté. Il faut chercher ailleurs la raison de sa signature.
Imp. Lahure, Histoire populaire contemporaine de la France, Hachette, 1864

Trois hypothèses sur une volte-face

Comment expliquer cette ­volte-face ? Trois hypothèses peuvent se combiner.

La première, c’est la peur de la classe possédante haïtienne. Relever le gant, accepter la guerre ? Cela aurait signifié la fin de son mode de vie citadin, le repli dans le maquis, la submersion de l’État par le peuple en armes. Or le peuple, ce sont ces effrayants « Africains » des campagnes, semi-barbares, à peine soumis, et que la bourgeoisie à dominante mulâtre de Port-au-Prince redoute davantage que les Français. En les déchaînant, la guerre ouvrirait le risque d’une révolution sociale, comme le suggère Inginac lui-même [12].

La seconde hypothèse repose sur la maladresse de la diplomatie haïtienne, aggravée par l’orgueil de Jean-Pierre Boyer. L’autocrate à qui, jusqu’ici, tout a réussi ne veut pas avouer la pauvreté de son pays, et pense sa prospérité imminente [13]. En 1824, il avait déjà proposé, de lui-même, une indemnité irréaliste de 100 millions de francs [14]. Dans son idée, le « coût de la paix » serait compensé par la réduction des dépenses militaires et par le boom du commerce.

La troisième hypothèse, c’est celle d’un calcul qui tourne mal : l’indemnité de 150 millions est certes faramineuse, mais si on ne parvient pas à la payer, eh bien on ne la paiera pas. Ou alors juste une fraction, en gage de bonne foi. Puis Paris finira par faire une croix dessus. Entre-temps, on aura atteint un objectif irréversible : la reconnaissance de l’indépendance, la normalisation internationale.

Alors, peur de la guerre et d’une révolution sociale ? Orgueil mal placé ? Faux calcul ? Dans tous les cas, la capitulation de 1825 n’incombe pas au seul président Boyer. Il a bien agi avec l’aval des cercles dirigeants de Port-au-Prince.

Colère populaire contre le « honteux tribut »

En juillet 1825, le gouvernement boyériste présente l’ordonnance de Charles X comme une victoire, et des festivités sont organisées pendant trois jours à Port-au-Prince et à Cap-Haïtien. Il faut peu de temps cependant pour que cette soumission soulève une vague d’hostilité, en particulier dans le Nord, où le sentiment antifrançais est plus fort. La colère contre le « honteux tribut » suscitera deux conspirations militaires – tuées dans l’œuf –, puis une opposition populaire et parlementaire croissante.

L’amiral de Mackau, lui, peut plastronner à son retour à Paris. Le succès qu’il a emporté va, ­estime-t-il, transformer Haïti en « une province de la France rapportant beaucoup mais ne coûtant rien » [15]. Comme on le voit, si le mot néocolonialisme n’existe pas encore, Mackau en a déjà bien saisi le concept.

La classe possédante haïtienne aura au moins obtenu sa nor­malisation : emboîtant le pas à l’ex-métropole, la Suède, les Pays-Bas, le Danemark, puis la Grande-­Bretagne vont reconnaître Haïti. Aux États-Unis en revanche, du fait du blocage par le lobby esclavagiste, il faudra attendre 1862 et Lincoln.

L’indépendance est donc reconnue. Mais pour ce qui est de payer l’indemnité… Le président Boyer ne parvient à boucler que le premier versement de 30 millions de francs. Et encore. En vidant le Trésor public. En sabrant dans les dépenses. En empruntant à une banque française.

En parallèle, ses espoirs de nouvelles recettes s’évanouissent. Un emprunt public est lancé, mais rapporte très peu. Un projet de concession de mines d’or dans l’est de l’île, non viable, est abandonné. Le Code rural de 1826, qui durcit la coercition envers les travailleuses et travailleurs pour doper la productivité agricole, va être un échec. Comble de tout, la conjoncture économique est mauvaise, avec des cours du café qui ne cessent de baisser.

Ne voyant rien venir après le premier versement, l’État français va, pendant des années, réclamer son dû. Après que la révolution de 1830 aura chassé Charles X, le gouvernement haïtien espérera voir la dette effacée par son successeur plus libéral, Louis-Philippe. Que nenni !

En 1831, ce sera la crise diplomatique. À Port-au-Prince, où soufflera un vent de colère patriotique, on se dira prêt à rompre avec la France ; à Paris, on menacera d’une expédition navale punitive [16]. Mais finalement, comprenant qu’Haïti est insolvable et qu’il vaut mieux « sauver le soldat Boyer », ­l’État français se résoudra à réviser la dette. Mieux vaut un tribut réduit que pas de tribut du tout.

En mai 1838, de nouveau sous la menace d’une escadre armée, Boyer signera un traité divisant par deux le reliquat de la dette. Le pays devra encore verser 60 millions de francs sur trente ans. Ils le seront, péniblement, sur cinquante ans. Discrédité, usé, détesté, Boyer sera renversé en 1843. Mais les gouvernements suivants continueront à payer… avec la sueur du peuple haïtien.

Guillaume Davranche (UCL Montreuil)


LA PAYSANNERIE EN RÉVOLTE CONTRE LE SYSTÈME NÉOCOLONIAL

Le paiement de la dette haïtienne va reposer sur la surexploitation de la paysannerie par une classe possédante devenue vassale de l’impérialisme français puis, à partir de 1914, états-unien.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’indemnisation des anciens colons blancs ne sera plus qu’un prétexte au paiement de la dette de 1825. La rente haïtienne servira à alimenter la spéculation de banques françaises ayant partie liée avec des dirigeants haïtiens de plus en plus corrompus. Ceux-ci grèveront l’État d’emprunts exorbitants, censés rembourser les précédents, à des taux d’intérêt réels de 15% à 30% [17] : 15 millions en 1875, 50 millions en 1896, 65 millions en 1910… La spirale infernale.

Des « piquets » aux cacos

Bien des luttes populaires tenteront de renverser ce système néocolonial. Dans les années 1844-1848, il y aura le mouvement des « piquets » paysans de Jean-Jacques Acaau, dans le Sud. Dans les années 1867-1870, le pays traversera une crise qui se soldera par le massacre des révolutionnaires. En 1911-1915, les cacos, ces paysans rebelles du Nord, déferleront à cinq reprises sur la capitale. De 1915 à 1922, une seconde génération de cacos mènera la guérilla contre l’occupation états-unienne  [18].

Malgré cela, sur soixante-dix ans, Haïti versera au total 112 millions de francs – soit 543 millions d’euros en valeur actualisée. Si ces fonds avaient été investis dans l’économie du pays, Haïti se serait probablement développée comme ses voisins, au lieu de stagner dans la pauvreté. Mais, pour reprendre une formule de Benoît Joachim, du fait de cette « castration du capital national », celui-ci n’a rien pu engendrer…

Selon une étude publiée en 2021 par une équipe internationale de chercheuses et chercheurs, le manque à gagner pour Haïti, sur deux siècles, aurait été de 115 milliards de dollars [19]. C’est sur cette base que le peuple haïtien réclame aujourd’hui des réparations.

G.D. (UCL Montreuil)

[1Le Télégraphe, Port-au-Prince, 9 janvier 1825.

[2«  Esclavisé  » est un néologisme soulignant qu’on n’est pas esclave par essence. On est bien autre chose, mais on subit ce statut imposé. Lire à ce sujet Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Routes de l’esclavage, Albin Michel/Arte, 2018, p. 21.

[3Gérard Barthélémy, «  Aux origines d’Haïti : “Africains” et paysans  », Outre-mers n° 340-341, 2e semestre 2003.

[4Paul Moral, Le Paysan haïtien, Maisonneuve & Larose, 1961  ; Benoît Joachim, Les Racines du sous-développement en Haïti, Henri Deschamps, 1982.

[5Mulâtre était le terme péjoratif par lequel, dans le monde colonial, puis l’ancien Haïti, on désignait la «  caste  » des métis.

[6Joachim, op. cit., pp. 58 et 74.

[7Pamphile de Lacroix, Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, Pillet Aîné, 1819, tome 2, pp. 331-335.

[8Le Borgne de Boigne (1817), commenté par Lacroix, 1819, tome 2, pp. 280-282.

[9Jean-François Brière, Haïti et la France 1804-1848. Le Rêve brisé, Karthala, 2008, p. 108.

[10Beaubrun Ardouin, Études sur l’histoire d’Haïti, Dezobry & E. Magdeleine, tome 9, 1860, p. 341.

[11Ardouin, ibid., pp. 349-351.

[12Mémoires d’Inginac, J.R. de Cordova, 1843., p. 69.

[13Brière, op. cit., p. 117.

[14Ardouin, op. cit., p. 271.

[15Brière, op. cit., p. 120.

[16Brière, ibid., p. 219.

[17Joachim, ibid., p. 184.

[18Joachim, ibid., pp. 212, 231, 234.

[19Catherine Porter, Constant Méheut, Matt Apuzzo, Selam Gebrekidan, «  À la racine des malheurs d’Haïti : des réparations aux esclavagistes  », The New York Times, 20 mai 2022.

 
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