Histoire

1870 : Louise Michel, proto- anarchaféministe ?




Refusant de se revendiquer féministe et pourtant résolument engagée contre toutes les hiérarchies et les dominations, en particulier la domination masculine : Louise Michel était-elle une pionnière de l’anarchaféminisme ?

Née en 1830 à Vroncourt (Meurthe et moselle), Louise Michel est la fille naturelle de la servante de châtelains locaux. Chassée du château à leur mort, elles se fera institutrice libre (refusant l’allégeance à Napoléon III) dans sa région avant de venir enseigner à Paris. Elle y côtoie Jules Vallès, Eugène Varlin ou encore Auguste Blanqui. Devenue blanquiste elle participe activement à la Commune de Paris. Elle se rendra à la police en mai 1871, en échange de la liberté de sa mère, arrêtée à sa place. Détenue à Satory, elle voit des milliers de révolutionnaires assassinés.

Anarchisme, animalisme... une politisation précoce 

Condamnée à la déportation, c’est sur le bateau qui l’emmène en Nouvelle-Calédonie qu’elle devient anarchiste au contact de Nathalie Lemel. Revenue à Paris en 1880, elle réclame l’amnistie totale pour les communardes et communards. C’est à cette période qu’elle arborera le drapeau noir qui deviendra le symbole de l’anarchisme, refusant le drapeau rouge, «  taché du sang de nos soldats ». Elle est de nouveau condamnée à 6 ans de prison en 1883 pour avoir participé à une manifestation où plusieurs boulangeries auraient été pillées. En 1888 un attentat est commis contre elle et une balle se loge dans sa tête : elle pardonne au tireur et le défend politiquement. Installée à Londres en 1890, elle y tiendra une école libertaire, puis devenue une icône populaire elle fera tournées de conférences anarchistes, poursuivies en 1904 en Algérie, pour parler antimilitarisme, autonomie des femmes, athéisme... Elle meurt en 1905.

Loin des biographies qui rattachent sa politisation à la rencontre d’hommes révolutionnaires, Louise Michel témoigne de deux éléments à l’origine de son intérêt pour la politique : la souffrance des animaux d’une part et la domination masculine d’autre part.

L’animalisme de Louise Michel est rarement abordé par ses biographes. À la lire pourtant, c’est là que se fonde tout le cadre d’analyse qui sera au cœur de son anarchisme. Pour elle, « plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent ». Elle espère le moment où la chimie permettra à l’humanité d’arrêter de consommer de la viande, critique la vivisection, incite la science à trouver des méthodes alternatives aux tests sur les animaux, déplore l’indifférence à leur souffrance. Elle déclare : « au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur de la torture infligée aux bêtes ». Pour elle, la souffrance des animaux dépend directement de l’oppression de classe, et l’indifférence aux animaux est due à l’écrasement des gens par le travail.

Chez les paysans, paysannes et prolétaires, c’est l’épuisement qui tarit l’empathie. La subordination des humains est la même que celle des animaux : ainsi on voit souvent Louise Michel parler de « troupeau » ou de « bétail humain » pour évoquer prolétaires et femmes. Chez les bourgeois au contraire, la chasse témoigne de l’envie de dominer. La hiérarchie est un tout, qu’il convient de combattre d’un bloc, car « tout va ensemble, depuis l’oiseau dont on écrase la couvée jusqu’au nid humain décimé par la guerre ». Son anarchisme trouve donc ses fondations dans l’animalisme.

Féminisme : un rapport ambigu

L’autre vecteur de la politisation précoce de Louise Michel est sa sensibilité à la domination masculine. Elle raconte notamment comment, très jeune, des hommes bien plus vieux qu’elle viennent la demander en mariage. Elle analyse comment ces hommes cherchent une fille très jeune pour qu’elle soit éduquée à l’obéissance et à la servitude. Elle reçoit heureusement le soutien de sa famille lors de ses refus répétés mais comprend très tôt que si elle a le loisir de refuser ces avances, il n’en est pas de même pour toutes les femmes. « Et dire qu’il y a de pauvres enfants qu’on eût forcées d’épouser un de ces vieux crocodiles ! – Si on eût fait ainsi pour moi, je sentais que, lui ou moi, il aurait fallu passer par la fenêtre. » Pourtant, bien que pleinement consciente de cette domination, les rapports de Louise Michel au féminisme sont beaucoup plus ambigus.

Un rejet du suffragisme

Présentée aujourd’hui comme icône féministe, Louise Michel ne s’en est jamais revendiqué. Cette distanciation tient surtout au fait qu’en cette deuxième moitié du XIXe siècle, le féminisme libéral est quasi-hégémonique et moins axé sur l’égalité réelle et matérielle que sur la revendication de l’égalité des droits, au premier rang desquels, évidemment, le droit de vote des femmes. C’est par anarchisme que Louise Michel refuse cette conception de l’égalité. « Pourquoi réclamer, en effet, pour les femmes des droits politiques puisque, dans l’anarchie future, il n’y aura plus de gouvernement, plus d’autorité », demande-t-elle. À plusieurs reprises, elle doit rejeter les tentatives des féministes de l’époque de l’instrumentaliser.

Ainsi, en 1885 lors des élections législatives, plusieurs listes de femmes sont présentées alors qu’elles sont non-éligibles, et le nom de Louise Michel est inscrit sur l’une d’entre elles. Elle le fait retirer et justifie qu’en anarchiste, le bulletin n’est pas son arme. Tentative bien pire de récupération, lors du procès de Louise Michel en 1883, Hubertine Auclert publie un pamphlet dans son journal La Citoyenne où elle explique que si le côté révolutionnaire de Louise Michel dérange, il suffirait de lui donner le droit de vote pour la calmer, car c’est l’absence du droit d’accès des femmes au champ politique parlementaire qui ferait d’elle l’alliée de « tous les mécontents » et la représentante de l’antiparlementarisme.

Opposée à cette vision, Louise Michel considère que « la femme ne doit pas réclamer sa place parmi les oppresseurs, son seul devoir est de la tenir dans la révolte » et demande comment « quelques femmes à la Chambre » pourraient empêcher « le prix dérisoire du travail des femmes » et « la prison et le trottoir de vomir l’un sur l’autre des légions d’infortunées ». Résolument anarchiste, Louise Michel n’est donc pas une représentante du féminisme de la première vague.

La cible de l’antiféminisme

Pourtant, malgré son refus de se revendiquer féministe, elle fait l’objet d’attaques en règle des antiféministes de l’époque, autant anti-anarchistes, qu’antisocialistes et contre-révolutionnaires. Pour le clan du conservatisme, il s’agit de maintenir l’ordre social, qui est un ordre patriarcal. Les attaques répétées sont très virulentes à l’égard des femmes qui entendent faire de la politique, domaine d’hommes par excellence. Bien que les critiques à la présence des femmes en politique et plus largement l’antiféminisme se retrouvent dans tous les camps politiques – y compris dans l’anarchisme, c’est bien dans le conservatisme qu’on trouve les positions les plus radicales.

Ainsi, en 1880, un journaliste de La Presse demande l’ouverture d’un hôpital pour femmes politiquantes, pour enfermer ces militantes considérées comme déviantes. Parmi ces femmes politiques, Louise Michel, révolutionnaire, est une cible privilégiée. L’attaquer sur la base de son genre est un moyen pour la réaction d’attaquer en réalité ses convictions et ses combats, en particulier l’anarchisme. C’est donc plutôt l’offensive conservatrice et antiféministe contre Louise Michel qui contribue à faire d’elle un visage du féminisme [1].

Une combattante : vers l’anarchaféminisme

Si Louise Michel est une cible, c’est parce qu’elle est féministe de fait. Cela transparaît dans sa vie et ses actions. Lors de la Commune, si elle tient au début les rangs arrières comme infirmière avec d’autres femmes, elle rejoint très vite les barricades et revendique de pouvoir se battre aux côtés des hommes. En janvier 1871 par exemple, c’est habillée en garde national qu’elle tire sur l’Hôtel de Ville. Elle rapporte mettre souvent des habits d’hommes, notamment pour pouvoir accéder aux réunions politiques dont on exclut les femmes. Elle refuse également le mariage et les enfants, arguant qu’on a « bien assez des tortures des pauvres mères, sans multiplier par le mariage les liens de famille : oui, il faut n’être alors que des combattants ! ». Louise Michel est claire : elle n’est mariée qu’avec la Révolution, ce qui constitue une véritable transgression des normes de genre.

Dans Paris assiégée, Louise Michel fait partie des femmes qui s’engagent dans la garde nationale.

Bien que refusant de combattre au côté des suffragistes, ses positions sont bel et bien féministes. Sur la prostitution d’abord, Louise Michel veut l’abolition des lois de règlementation de la prostitution, qui attribuent des numéros aux femmes prostituées, consignés dans des registres. Elles sont en effet accusées d’être des vecteurs des maladies vénériennes, puisqu’on estime à l’époque qu’un quart des hommes sont des clients réguliers. Son abolitionnisme met en parallèle la prostitution pour les femmes et la guerre pour les hommes : « la guerre et la prostitution ne sont point le but pour lequel les mères élèvent leurs enfants ». « Abattoir » et « lupanar » sont ainsi mis en miroir de ce qui détruit les enfants du peuple, et Louise Michel déclare « nous ne voulons plus de chair humaine, ni pour la gueule des canons ni pour les appétits des parasites ». Elle s’insurge contre le stigmate fait aux prostituées, « comme si la honte était pour les victimes et non pour les assassins », fournissant une lecture de classe et de genre de la prostitution.

Elle fait un autre parallèle encore avec la prostitution, celui du mariage. Elle compare le sort des femmes pauvres et le sort des femmes riches : «  l’une, la prend qui veut ; l’autre, on la donne à qui on veut. La prostitution est la même ». On peut voir ici les prémisses de l’analyse de Paola Tabet [2] en termes d’échanges économico-sexuels : pour Louise Michel, mariage et prostitution sont sur le même spectre de l’exploitation de genre : dans le mariage, la femme est « le potage de l’homme ». Pour elle, « esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire ».

Plus largement que mariage et prostitution, les rapports homme/femme sont des rapports de domination, jusque dans la façon dont les femmes sont jugées, la moindre émotion, vue comme sensibilité, les disqualifiant pour la lutte. Ce qui la rend féministe, c’est sa recherche exigeante de l’égalité, qui serait « une fameuse brèche dans la bêtise humaine ». Elle réclame pour les femmes, non le pouvoir, mais « la science et la liberté », et de prendre leur place « sans la mendier », et rejetant, précisément au nom de l’égalité, le féminisme libéral. C’est au nom de ce féminisme de fait, de ce féminisme qui s’inscrit dans un cadre anarchiste refusant toute hiérarchie, allant tacler Proudhon à plusieurs reprises lorsqu’il enferme les femmes dans des rôles de ménagères ou de courtisanes, que l’on peut considérer Louise Michel comme l’une des premières représentantes de l’anarchaféminisme.

Cess (UCL Grand Paris Sud)


Son féminisme en quelques dates :

1830-1850 : enfant, refuse à plusieurs reprises des demandes en mariage
1871 : participe activement à la Commune, s’habille en homme pour accéder aux réunions politiques interdites aux femmes et pour tirer sur l’Hôtel de Ville
1882 : fonde la Ligue Internationale des femmes révolutionnaires
1885 : fait retirer son nom de la liste de femmes présentée aux élections législatives, prétextant que la représentativité n’est pas une arme contre le bas prix des salaires féminins, la prostitution ou l’emprisonnement des femmes
1886 : publie ses mémoires, rappelant la nécessité de l’égalité hommes-femmes
1899-1902 : conférences contre la prostitution et le rôle policier et étatique

[1De la réaction antiféministe aux rhétoriques protomasculinistes, le traitement de Louise Michel dans la presse française à la fin du XIXe siècle, Sidonie verhoegue, in Les Antiféminismes, éd. du Remue-ménage.

[2Anthropologue féministe matérialiste, autrice de La grande arnaque, L’Harmattan, 2004

 
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