Histoire

1909 : L’Affaire Ferrer soulève les foules contre l’Église catholique




Durant l’été 1909, la monarchie espagnole a maté dans le sang une insurrection à Barcelone. Mais elle ne se doute pas qu’en exécutant le pédagogue Francisco Ferrer, elle va s’attirer une protestation mondiale sans précédent. En France, l’Affaire Ferrer va même marquer un tournant dans les pratiques politiques. Un épisode méconnu de l’histoire du mouvement ouvrier.

En juillet 1909, le sang coule à Barcelone. Le peuple s’est soulevé contre la guerre coloniale au Maroc. La monarchie met plusieurs jours à reprendre le contrôle de la ville, et le bilan est cruel : 2.000 arrestations, 500 blessés, 78 morts. Les révolutionnaires sont traqués, les syndicats interdits, les écoles laïques fermées. L’histoire retiendra cette insurrection sous le nom de « Semaine tragique ». À l’étranger, elle provoque un mouvement de solidarité orchestré, en France, par la CGT, le Parti socialiste et la mouvance anarchiste.

En 1909, l’anarchisme communiste français est structuré autour de deux pôles. D’une part, l’hebdomadaire Les Temps nouveaux, un peu pontifiant, animé par un Jean Grave vieillissant. D’autre part, une mouvance plus activiste, plus syndicaliste, que l’on retrouve au Comité de défense sociale (CDS, un organisme anti-répression), à l’Association internationale antimilitariste (AIA), au Libertaire et au sein de l’hebdomadaire le plus influent de l’extrême gauche : La Guerre sociale, dirigé par Gustave Hervé, leader de la tendance « insurrectionnelle » (c’est son nom) du Parti socialiste.

En avril, cette mouvance s’est dotée d’une petite structure politique : la Fédération révolutionnaire, animée par des militants comme Miguel Almereyda (de la Guerre sociale), Georges Durupt (de l’AIA), René de Marmande (du CDS) ou Eugène Péronnet (du CDS et du Libertaire).

Mais, en cet été 1909, la campagne menée pour Barcelone ne rencontre guère d’écho au-delà des milieux militants. Un mois après la Semaine tragique, les médias et le grand public sont déjà passés à autre chose. Il faut attendre la fin de l’été pour que survienne un événement qui va non seulement relancer les protestations, mais centupler leur portée, soulevant cette fois l’indignation de vastes foules : l’arrestation de Francisco Ferrer.

Francisco Ferrer (1859-1909)
Anarchiste, fondateur, à Barcelone, de l’École moderne, vite devenue un symbole de résistance à la monarchie et à l’Église.

En fait, quand il est arrêté par la police espagnole, le 1er septembre, l’anarchiste Ferrer n’est pas vraiment connu du grand public en-dehors de l’Espagne. À l’étranger, il n’est célèbre que dans les milieux avancés, où on admire son œuvre pédagogique.

Dans les années 1900, il a créé l’École moderne (Escuela moderna) à Barcelone, un établissement laïc, mixte (filles et garçons y sont instruits à égalité), rationaliste et reposant sur une pédagogie active. En quelques années, avec l’aide des syndicats ouvriers, d’autres enseignants progressistes ont ouvert des « écoles modernes » en Espagne, sur le modèle de celle de Ferrer. Au grand dam de l’Église catholique qui, en osmose avec la monarchie, prétend détenir le monopole de l’instruction publique, selon des standards très conservateurs et religieux. Pour le clergé espagnol, Ferrer est l’homme à abattre.

Ce dernier, en vérité, n’a joué aucun rôle dirigeant dans l’insurrection de Barcelone. Réfugié en France depuis 1906, il ne faisait alors qu’un discret passage en Catalogne pour visiter sa famille. Mais sa présence a été repérée, et l’Église pense tenir sa revanche. Interpelé, Ferrer est désigné comme le principal fomenteur de révolution, et enfermé dans la forteresse de Montjuic. Il est passible de la peine de mort.

Manifestation motorisée sur les boulevards

La nouvelle fait rapidement le tour du mouvement ouvrier international. On sonne l’alarme. Il faut en appeler au peuple, lui faire connaître cette « noble figure », sauver Ferrer ! Des comités de défense se créent un peu partout. En France, le Comité Ferrer, animé par les libertaires Charles-Albert et Charles-Ange Laisant, s’appuie sur le CDS et la Fédération révolutionnaire. Dès le 9 septembre, il monte une pétaradante manifestation motorisée dans la capitale. Pas moins de 12 automobiles parcourent les boulevards extérieurs, couvertes de grands panneaux : « Exécutions sommaires en Espagne ! On va tuer Ferrer ! » Par les portières, on lance des poignées de tracts. La chevauchée se termine aux abords de l’ambassade espagnole : tout le monde en garde à vue.

Mais la campagne se poursuit et, à la surprise des révolutionnaires, elle marche au-delà de toute attente. Au bout de quelques semaines, Ferrer est sur toutes les lèvres. Les militantes et les militants se prennent à espérer car, comme en une réminiscence de l’affaire Dreyfus, l’ensemble du camp « progressiste » se met à vibrer pour le prisonnier de Montjuich. Les intellectuels pétitionnent. La CGT fait voter des ordres du jour. Des anarchistes à certains républicains, en passant par les socialistes, libres-penseurs et humanistes divers, des centaines de milliers de voix conspuent le monarque espagnol Alphonse XIII, bientôt en passe de supplanter le tsar de Russie comme parangon du tyran sanguinaire.

Du fond de sa cellule, Francisco Ferrer a-t-il conscience qu’il est brusquement devenu un mythe ? Dans des millions de cœurs il est à présent le doux pédagogue auréolé de martyre, symbole de la liberté contre le despotisme, de la laïcité contre l’Église, de la modernité contre l’archaïsme, de la lumière contre l’obscurantisme, bref, de la civilisation contre la barbarie.

Pourtant, la campagne mondiale en sa faveur ne suffit pas à empêcher le tragique dénouement. Le 13 octobre, à l’aube, il est fusillé dans les fossés de Montjuich, sans presque de témoins.

Le Libertaire du 31 octobre 1909.
« Les responsables » : le falot monarque Alphonse XIII et l’Église catholique qui lui tient la main pour signer l’arrêt de mort de Ferrer.

Dès midi, l’Europe et le monde sont au courant. Le choc est immense. À Rome, les fiacres et les tramways se mettent en grève et les rues se remplissent de manifestants. Les syndicats appellent à une grève générale de vingt-quatre heures. Le lendemain, l’armée protège le Vatican contre une foule de jeunes gens venus en découdre avec « les jésuites ». En Belgique, les Maisons du peuple du bassin de Charleroi se pavoisent de drapeaux noirs en signe de deuil. À Trieste, en Autriche, les chantiers navals sont partis en grève dès 10 heures, et les écoles publiques sont désertées. Barcelone, encore éprouvée par la grande saignée de juillet, est secouée par trois attentats à la bombe. À Londres et Berlin, où le mouvement ouvrier est canalisé par la social-démocratie, on se contente de voter des protestations, mais on programme des manifestations monstres pour les jours suivants. À Buenos Aires, 20.000 personnes affluent au meeting des anarchistes de la FORA, qui appellent à la grève générale. À Lisbonne, on se bat aux abords de l’ambassade d’Espagne. À Saint-Pétersbourg, où toute manifestation est prohibée, 2.000 étudiantes et étudiants votent une résolution à la gloire de Ferrer et l’expédient à l’ambassadeur espagnol [1].

La France enregistre également son lot de troubles. La CGT appelle au boycott des navires espagnols. À Lyon, un millier de personnes brisent les vitres d’un journal qui s’est trop ouvertement réjoui de l’exécution, et affrontent la police à proximité du consulat. Scène similaire au Havre, où les dockers ont voté la grève. À Lille, 3.000 personnes affluent à un meeting du PS émaillé de violences. Dans le bassin houiller, les drapeaux sont en berne au fronton des mairies. À Amiens 2.000 personnes manifestent. À Cherbourg, le directeur de la police refuse d’entraver les manifestations et démissionne. À Brest, les ouvriers sortent de la bourse du travail en entonnant L’Internationale et L’Hymne à l’anarchie ; des troupes coloniales leur barrent l’accès du consulat. À Sète, ouvriers et marins en grève forcent l’accès au vice-consulat où ils brûlent un drapeau espagnol. À Marseille, un meeting attire 10.000 personnes, la manifestation 20.000 ; le consulat est protégé par la troupe. À Nancy, après le meeting, une bombe artisanale est projetée dans le jardin de l’évêché. À Orléans 600 manifestants brisent des vitres et tirent des coups de feu en direction du consulat espagnol.

Pluie de cailloux et de briques

Mais c’est dans la capitale que la manifestation est la plus violente. Dans les rues, où on s’arrache L’Humanité et La Guerre sociale, le mot d’ordre se répand : « À l’ambassade ! »

Paris, le 14 octobre 1909.
Au lendemain de « première manifestation Ferrer », marquée par une nuit d’émeute.

Vers 21 heures, deux cortèges de plusieurs milliers de personnes, celui du PS, derrière Jaurès et Vaillant, et celui des révolutionnaires, mené par Hervé et Durupt, convergent vers l’ambassade. Face à eux, trois lignes de policiers à pied et à cheval, commandés par le préfet Lépine en personne. Le choc est rude. On s’égosille. L’Internationale à tue-tête. Des « Vive Ferrer ! » à en assommer les flics. Le cortège du PS, moins combatif, est disloqué par la police. Du cortège révolutionnaire, des coups de feu claquent. Les dragons mettent sabre au clair. On fait feu sur le préfet : manqué ! mais deux agents à ses côtés sont fauchés par les balles. La cohue est totale. Cailloux et briques pleuvent. Des manifestants se sont emparés de lances à incendie et arrosent copieusement les uniformes. La foule a enflé : près de 20.000 personnes font résonner le boulevard, alors qu’il fait à présent tout à fait nuit. Du coup, on brise les lampadaires pour faire le noir et désorganiser la police. Les bancs publics sont désossés pour fournir des armes. Des colonnes Morris et des kiosques à journaux sont renversés. On dresse une barricade. Un tramway est couché et incendié. Le calme ne revient que vers 3 heures du matin [2].

Bilan : une centaine de policiers blessés, dont deux commissaires et le préfet, un agent tué. Côté manifestants : 17 arrestations, et les blessés sont innombrables. Jean Jaurès et Vaillant eux-mêmes ont été molestés [3].

Le lendemain, la presse bourgeoise se déchaîne contre les « apaches » [4] qui ont dévasté le quartier. De leur côté, La Guerre sociale et Le Libertaire s’enflamment : « Ce ne sont pas des malandrins, des apaches qui ont résisté, revolver au poing, clame Gustave Hervé. C’est nous, les révolutionnaires. » [5]

La manifestation du 13 octobre a surpris tout le monde par sa violence débridée. L’espace de quelques heures, on a revécu l’émeute de Villeneuve-Saint-Georges. Mieux : on l’a vengée [6].

« Notre œuvre est accomplie »
Dessin de H.-P. Gassier dans L’Humanité du 14 octobre 1909.

Cependant, laissant les anarchistes célébrer cette nuit apache, le PS prépare une initiative inédite en France : organiser, avec l’autorisation de la préfecture, une manifestation pacifique ! Il faut savoir qu’à l’époque, les manifestations de rue sont prohibées, et systématiquement attaquées par la police. Le préfet Lépine a des tactiques éprouvées pour cela [7]. Chaque 1er mai est une épreuve de force.

Mais le 16 octobre, L’Humanité déclare vouloir faire défiler 100.000 personnes « pour affirmer que l’émotion produite par les événements d’Espagne n’est ni superficielle ni limitée à quelques catégories de citoyens ardents ». Néanmoins, précise-t-elle, elle « ne cherche pas de trouble » et « ne veut pas violer le territoire espagnol » que constitue l’ambassade. Elle pense ainsi « enlever au pouvoir les prétextes aux brutalités policières ». Aussi défilera-t-on à 15 heures, « hors de l’ombre propice aux coups de police comme aux actes individuels ». Elle espère ainsi faire « avec loyauté une décisive expérience pour conquérir la liberté des pacifiques manifestations de rue, comme elle existe dans les monarchies d’Angleterre et de Belgique ».

une première : la manifestation pacifique

Avant cette annonce publique, le chef du gouvernement, Aristide Briand – lui-même admirateur de Ferrer – a favorablement accueilli l’idée. Des conciliabules ont probablement eu lieu – L’Humanité n’en pipe mot – mais Gustave Hervé, membre de la direction du PS, est forcément au courant. Par ricochet, toute l’extrême gauche l’est : l’équipe de La Guerre sociale, la Fédération révolutionnaire, Le Libertaire.

Les anarchistes vont-ils s’insurger contre cette compromission inédite ? Nullement ! De façon tout à fait inattendue, ils approuvent l’initiative socialiste... et vont même y participer !

Le 17 octobre 1909, « deuxième manifestation Ferrer ».

Le dimanche 17 à 15 heures, une foule énorme se masse donc place de Clichy. Ni pancartes, ni drapeaux, conformément aux prescriptions du PS. Même la tonitruante Guerre sociale a très officiellement appelé à se prêter « loyalement à cet essai de manifestation pacifique » et a adressé à ses lecteurs une harangue pour le moins inhabituelle : « vous ferez l’étonnement des plus modérés par votre calme, votre sang froid, votre patience » !

L’immense foule – entre 60.000 et 100.000 personnes – à qui on a demandé de renoncer à tout slogan hostile aux gouvernements français et espagnol, doit se contenter de L’Internationale et de crier « Vive Ferrer ! » Non loin des pelotons de dragons, des groupes de militants positionnés aux endroits stratégiques canalisent eux-mêmes la foule. Pour cette première expérience de manifestation pacifique, le service d’ordre (on dit alors « les hommes de confiance ») est carrément constitué... de députés et d’élus municipaux socialistes (!) mêlés aux anarchistes Charles-Albert, Méric, Ardouin, Péronnet, Thuillier, Almereyda, Tissier, Beylie, Malato, de Marmande, Laisant ou Bodechon.

Le lendemain, la presse ne tarit pas d’éloges moqueurs. Ce sont autant l’énorme affluence que le style de la manifestation qui font l’événement. Le Matin évoque « un spectacle nouveau : les mœurs du peuple et du gouvernement anglais transportés à Paris, les manifestants respectant l’autorité, l’autorité respectant les manifestants » [8]. « Antimilitaristes, anarchistes ? persifle Le Figaro. N’en croyez rien. De bons et robustes troupiers, qui marchent bien au pas. » [9]

Moqués à droite, les révolutionnaires sont aussi critiqués à gauche. Par les anarcho-individualistes qui, bien qu’ils n’aient pas levé le petit doigt pour sauver Ferrer, vont jusqu’à leur attribuer une part de responsabilité dans sa mort, et les traitent de « pitres » et de « fausses couches sociales » [10]. Mais aussi par l’hebdomadaire communiste libertaire de Picardie, Germinal, qui marque son désaccord avec cette « faute très grave » [11].

La « 2e manifestation Ferrer » va marquer un tournant dans les pratiques politiques en France. Avec l’autorisation préfectorale – accordée avec parcimonie –, on pourra désormais défiler en criant des slogans. Les journaux bourgeois, rassérénés, y verront un défouloir finalement très utile. Une conséquence inattendue de l’Affaire Ferrer qui aura également été le premier grand mouvement d’opinion humanitaire mondial, préfigurant ce que sera, quinze ans plus tard, l’Affaire Sacco et Vanzetti.

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)

[1Le Matin des 14, 15, 16, 17 et 18 octobre 1909.

[2Le Matin, Le Gaulois, L’Humanité des 14 et 15 octobre 1909 ; Le Temps du 15 octobre 1909.

[3Le Figaro du 17 octobre 1909.

[4C’est ainsi qu’à l’époque on nomme les délinquants.

[5La Guerre sociale, 14 octobre 1909.

[6Lire Alternative libertaire de l’été 2008 : « Juillet 1908 : Draveil-Villeneuve, la CGT à l’heure de vérité ».

[7Jean-Marc Berlière, Le Monde des polices en France, Complexe, 1996, p. 126.

[8Le Matin du 18 octobre 1909.

[9Le Figaro du 18 octobre 1909.

[10Lux, « Innocents ou coupables ? », L’Anarchie du 28 octobre 1909.

[11Germinal du 22 octobre 1909.

 
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