1917 : La répression s’abat sur les IWW




Chicago, le 5 septembre 1917, le jour se lève. Des agents fédéraux et officiers de police, munis de mandats de perquisitions, débarquent dans les locaux et aux domiciles de responsables syndicaux des Industrial Workers of the World (IWW). Le même scénario se reproduit à Fresno, Seattle, Spokane et dans toutes les villes où le syndicat révolutionnaire dispose d’un siège, d’une influence. Bien qu’en butte dès sa formation a de violentes attaques, c’est l’année 1917 qui marque pour le syndicat le début du déclin.

Depuis juin 1905, date de leur fondation, jusqu’à leur 16e congrès en 1924, les IWW furent sans doute l’organisation la plus dynamique du mouvement ouvrier américain. Ils comptèrent jusqu’à 100 000 membres en 1917 et syndiquèrent, en l’espace de 20 ans, un million de travailleurs et travailleuses.

Les conséquences de sa quasi élimination se font sentir aujourd’hui encore dans le rapport de force capital/travail, d’autant qu’à l’époque son développement avait été rapide, surmontant barrières corporatistes, préjugés racistes et divisions entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. Comme il y a 90 ans, le glissement autoritaire des "démocraties" occidentales nous oblige à envisager la possibilité d’une nouvelle période de répression de grande ampleur, dont certaines prémisses commencent à apparaître.

Un contexte difficile pour le mouvement syndical américain

Les IWW furent fondés au cours d’une période agitée de l’histoire sociale américaine ou la classe ouvrière était déjà relativement affaiblie. Affaiblie en premier lieu par la vague de répression qui avait frappé la génération précédente, celle des Knights of Labor, (littéralement "Chevaliers du Travail" une organisation a mi-chemin entre la société secrète, avec ses rites, et le syndicat, qui rassembla pendant un moment jusqu’à plusieurs centaines de milliers de travailleurs, sur une base assez floue) comme l’illustre assez bien l’épisode célèbre des "martyrs de Chicago", en 1886, à l’origine de la célébration du 1er mai comme journée internationale des travailleurs et travailleuses.

Les Knights of Labor ébranlés par la répression durent aussi subir la concurrence d’une autre organisation, qui allait bientôt devenir presque hégémonique : l’American Fédération of Labor (AFL), fondée en 1886 par Samuel Gompers. Un syndicat corporatiste et réactionnaire, au service d’une aristocratie ouvrière, refusant d’organiser les travailleurs non qualifiés, les migrants (en qui ils voyaient une concurrence) et les Noirs, et divisant qui plus est les travailleurs et travailleuses par métiers, rendant ainsi inefficaces, dans de nombreux cas, les tentatives de luttes collectives. Certains syndicats de l’AFL ont pu passer avec le patronat des accords stipulant qu’ils ne soutiendraient pas d’autres syndicats au cas où ceux ci se mettraient en grève.

C’est dans ce contexte que se constituèrent les IWW. En réaction au corporatisme de l’AFL, ils lancèrent leur principal mot d’ordre : "One Big Union for all the workers !". Un grand syndicat pour tous les travailleurs ! Refusant les divisions de métier, un peu comme les bourses du travail en France. Les Wobblies (surnom des militant-e-s des IWW) se revendiquaient du "syndicalisme industriel" (industrial unionism), un concept assez proche du syndicalisme révolutionnaire. S’ils refusaient de prendre parti dans la querelle entre marxistes et anarchistes, ils piochaient ce qui les intéressaient de part et d’autres, se définissant, selon une expression de Big Bill Haywood, une de leurs figures marquantes, comme "des socialistes en bleu de travail". Opposés à l’action politique institutionnelle, ils prônaient la grève générale comme moyen d’émancipation de la classe ouvrière.

Les IWW pour un syndicalisme révolutionnaire

Dès leurs débuts, les IWW furent confrontés lourdement à une répression venant du patronat et de l’État, avec la complicité de l’AFL. Ainsi en 1907, dans la ville minière de Golfield, Nevada, tous les adhérents des IWW furent licenciés et remplacés par des membres de l’AFL, suite à une lutte menée l’année précédente avec la Western Fédération of Miners (WFM) permettant d’imposer la journée de 8 heures pour tous les mineurs de la ville, mais aussi les boulangers, le personnel de la restauration et l’hôtellerie, les employés de bureaux. La grève qui suivit leurs licenciements fut violemment réprimée par l’armée.

À cela s’ajoutaient les multiples interdictions de prise de paroles en public, interdictions décidées en toute illégalité par les autorités locales de petites villes, qui mettaient ainsi en prison quiconque osait tenir un discours subversif. La tactique des Wobblies était alors simple : venir en masse dans la ville, tenir des discours, encore et encore... Jusqu’à engorger les prisons de la mairie, qui finissait par céder.

Ainsi, malgré les efforts des classes dirigeantes, les IWW continuèrent de progresser, jusqu’à être implantés, en 1917, dans la plupart des secteurs industriels. Suite à quelques grandes grèves victorieuses, ils avaient acquis une influence qui dépassait largement leurs 100 000 adhérents.

Les IWW, craignant une féroce répression, décidèrent après de houleux débats internes et bien qu’ils rejetaient vigoureusement toute notion d’"union nationale" de ne pas attaquer de front la question de la guerre, pour se concentrer sur les luttes ouvrières, pressentant que l’après-guerre serait explosif en terme de contestation sociale. Mais, avant même l’entrée en guerre des États-Unis, leur refus de soutenir l’Entente allait suffire à entamer une campagne massive dénonçant la main de l’Allemagne derrière chaque fait et geste du syndicat et le présentant comme un ramassis de criminels ou de "terroristes anarchistes". Cette propagande s’appuyait notamment sur la pratique du sabotage, prônée et utilisée depuis longtemps dans des luttes menées ou soutenues par les IWW.

Hystérie patriotique

Les agressions se multiplièrent, dont l’énumération serait trop longue : un peu partout dans le pays, des milices patronales ou des “ patriotes ” aux services de dirigeants locaux, s’en prirent aux Wobblies. Embuscades, fouet, goudron et plumes, lynchages, et même, déportations dans le désert ! [1] Bref, tous les moyens pour faire régner la terreur. Dès que les troupes américaines entrèrent en guerre en avril 1917, 1e ministère de la Guerre permit aux autorités militaires d’arrêter les membres des IWW qui "usaient de violence ou avaient l’intention d’en user". C’est donc l’armée qui intervenait pour "disperser" des meeting des IWW ou mettre à sac leurs locaux. Dans 23 États, des lois furent adoptées contre le "syndicalisme criminel", ce qui interdisait de fait toute activité aux IWW.

Mais le syndicat existe toujours et continue à agir. Cinq mois après l’entrée en guerre, la répression, jusqu’ici entre les mains des autorités locales, se mue en véritable préfiguration de la "chasse aux sorcières" anticommuniste des années 1950. Le 5 septembre, les locaux des IWW sont perquisitionnés dans toutes les grandes villes où le syndicat joue un rôle. Les agents fédéraux raflent tout ce qu’ils peuvent : compte-rendus de réunions, correspondances, machines à écrire, bureaux... Rien qu’à Chicago, près de 5 tonnes de matériel sont saisies, la quasi-totalité étant détruite.

Si l’on ajoute les multiples procès bidons pour sabotage qui frappent les responsables du syndicat et les amendes… c’est une attaque en règle que subissent les IWW. Face à cela, les techniques habituelles, l’action directe non violente ou l’appel à une opinion publique fanatisée par la guerre, ne sont d’aucun secours.

"Tuez-les comme vous tueriez des serpents"

La propagande patronale lie la lutte contre la "tyrannie germanique", personnifiée par le Kaiser, à la lutte contre l’ennemi intérieur, les révolutionnaires refusant de soutenir la "démocratie" américaine, érigée en modèle universel. Ainsi en 1918, l’éditorial d’un grand quotidien d’Oklahoma, le Daily World rappelle que "le premier pas dans la victoire contre l’Allemagne est l’écrasement des IWW. Tuez-les comme vous tueriez des serpents. Il n’y a pas de temps ni d’argent à perdre dans des procès".

Malgré tout, les IWW sont encore capables d’impulser des luttes à la base, et il faudra l’intervention des bureaucraties syndicales pour relayer la répression gouvernementale. Ainsi en juillet 1918, un an après une grève importante des mines qui avait vue les ouvriers IWW et AFL faire cause commune (pour la journée de 8 heures), le gouvernement passe un accord avec Gompers, le dirigeant de l’AFL et accorde la journée de 8 heures aux mineurs. Il a en effet comprit l’intérêt de ménager quelque droits aux travailleurs et à des "partenaires" triés sur le volet, pour maintenir la paix sociale. Pendant ce temps, l’AFL monte sa propre campagne de dénigrement contre les IWW, les accusant d’être des bandits et de ne pas avoir de moralité, tout en s’adjugeant les bénéfices de cette lutte.

Une organisation affaiblie mais toujours vivante

À la sortie de la guerre, faisant écho aux prévisions de certains Wobblies, plusieurs luttes embraseront le pays, parfois à caractère insurrectionnel, comme la grève générale de Seattle, ou la ville tombera 5 jours entre les mains des grévistes qui l’administreront en autogestion, la grève de la police à Boston, qui durera 5 mois, etc. La répression ne s’arrêtera donc pas avec la fin de la guerre. Face à la menace subversive, le ministre de la Justice A. Palmer organisera de grandes rafles de personnes jugées dangereuses, telle l’anarchiste Emma Goldman, rafles où on enlèvera jusqu’à 10 000 personnes d’un coup en janvier 1920 !

Ce climat de terreur affaiblira encore les IWW. Si ceux ci garderont une influence dans certains secteurs jusqu’en 1929, ils ne retrouveront jamais leur niveau de 1917. Jack London, écrivain socialiste très apprécié des IWW, dans son roman Le Talon de fer, fait tenir ce discours à son héros devant un parterre de patrons : "Regardez ces mains, ce sont des mains vigoureuses. Ces mains vont vous enlever vos palais, votre confort doré, et désormais, vous devrez travailler pour vivre, comme le paysan dans son champs, ou le commis chétif dans vos métropoles. Regardez ces mains, ce sont des mains vigoureuses. La révolution est là désormais. Arrêtez-la si vous pouvez."

Nicolas (AL Montpellier)

[11. Larry Portis, IWW, le syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, Spartacus, 1985 (réédition 2003).

 
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