Il y a vingt ans

1988 : Des moutons noirs fondent SUD-PTT




Au terme de la grève des camions jaunes, quelques centaines de syndicalistes combatifs, exclus de la CFDT, font le pari de créer un syndicat anticapitaliste et autogestionnaire. Sans savoir qu’ils et elles initient un nouveau courant syndical.

Une manifestation de SUD-PTT, en 1990,
pour « 1500 francs d’augmentation pour tous ». Tout à gauche, Thierry Renard et Gérard Coste. Le célèbre logo SUD n’a pas encore été dessiné. © Archives SUD-PTT

Du 14 octobre au 18 novembre 1988, les chauffeurs postiers, qu’on appelle couramment les « camions jaunes », mènent une grève très dure, trahie par la direction de la CFDT. Celle-ci est furieuse qu’en 1988 il puisse encore subsister dans ses rangs ces reliquats de l’agitation révolutionnaire des années 1970. Elle va les exclure, et ainsi va naître SUD-PTT.

La CFDT avait pourtant été très proche du mouvement de mai-juin 1968 et avait accompagné tous les mouvements de remise en cause de la société de consommation. On la voyait dans les combats écologistes, antimilitaristes, alternatifs. Elle réussissait à développer des luttes radicales comme celle de l’usine LIP, emblématique pour toute une génération de militantes et de militants.

La CFDT avait aussi été très proche des mouvements féministes et des luttes des minorités, notamment homosexuelles. Son engagement tranchait par rapport à une CGT très solidement liée au PCF, dont l’essentiel du positionnement avait été de « tenir ses troupes » en Mai 68, d’empêcher la liaison avec les mouvements étudiants et de préserver le partage des rôles entre le gaullisme et le PCF [1]. À son congrès de 1970, la CFDT prônait l’autogestion et son secrétaire général, Edmond Maire, avait même été jusqu’à déclarer dans le Monde en 1972 : « Il y a deux courants socialistes, celui qui est jacobin, centralisateur, autoritaire, s’est établi dans les pays de l’Est. L’autre, le socialisme libertaire, anarcho-syndicaliste, autogestionnaire, c’est celui que nous représentons. » La pudeur ne l’étouffait pas…

Parallèlement, de nombreux militants cédétistes avait pourtant participé aux Assises du socialisme en 1974, et rejoint à cette occasion le PS de François Mitterrand. Ils y avaient animé la minorité « chrétienne de gauche » dont Michel Rocard était le chef de file.

La CFDT hébergeait donc tout un panel d’options politiques hétéroclites.

Mais le changement de contexte, au milieu des années 1970 – crise du modèle fordiste au profit du néolibéralisme, crise pétrolière, etc. – a modifié les orientations d’une partie de cette « nouvelle gauche ». La rupture de l’alliance PCF-PS, en 1977, et l’échec de la gauche aux législatives de 1978 ont conduit la centrale d’Edmond Maire à un changement stratégique. La stratégie de luttes « tous azimuts » doit cesser. Il faut reprendre en main l’appareil et siffler la fin de la récréation.

Pour une alternative syndicale

Devant les manœuvres de la direction confédérale, la gauche du syndicat, qui défend toujours l’autogestion, ne parvient pas à se coordonner pour élaborer un projet alternatif. Pourtant l’épuration de la centrale est à l’œuvre. La chasse aux « gauchistes », aux « coucous » [2] devient l’obsession de la bureaucratie CFDT. Paradoxalement pour une confédération se revendiquant de l’autogestion, ses statuts sont beaucoup plus centralistes que ceux de la CGT, et permettent facilement la liquidation des opposants.

Dès 1978, la section PTT Lyon-Gare est exclue, et tente de survivre en créant le Syndicat autogestionnaire des travailleurs (SAT), qui subsistera jusqu’en 1985 puis rejoindra la CNT.

En 1980, c’est la plus grosse section CFDT de France, celle d’Usinor-Dunkerque (1 000 adhérentes et adhérents) qui est exclue. Trop combative, elle contrecarrait les plans de la direction cédétiste qui entendait accompagner, avec le gouvernement, la sévère restructuration de la sidérurgie. Les militantes et les militants d’Usinor ne comprennent pas cette sanction : syndicalistes honnêtes et combatifs, ils n’ont rien des « coucous » honnis. Ils constituent alors le Syndicat de lutte des travailleurs (SLT), qui aura une vie éphémère.

En 1985, nouvelle exclusion cette fois, à Air Inter, et constitution du Syndicat national du personnel inter-transport-tourisme (SNPIT). Animé en partie par des militants de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL, incorporée en 1991 dans Alternative libertaire), ce syndicat fusionnera dans SUD-Aérien en 1996.

Des initiatives existent pourtant pour rassembler la gauche syndicale. La revue Résister ! Par exemple, qui voit le jour en 1980, et à laquelle succèdera en 1990 Collectif. L’UTCL, dont les militants participent aussi à ces revues, organise de son côté un colloque sur le syndicalisme révolutionnaire qui attire 400 personnes en 1986. À Thann, dans la Haut Rhin, l’UL-CFDT lance la revue Renouveau syndicaliste 68, qui est à l’origine de la revue À Contre Courant dès 1985.

Cependant, les grandes grèves des cheminots de 1986, où la gauche CFDT joue un rôle moteur, annoncent un renouveau. Elles sont suivies par les luttes des écoles primaires en 1987, des hôpitaux et de la Poste en 1988. À chaque fois, une nouvelle forme d’organisation de la lutte s’affirme : les coordinations de grévistes. Ces coordinations répondent à un double besoin : celui d’une démocratie de base, dans le respect des décisions collectives, et d’un moment de réappropriation par le mouvement ouvrier de l’organisation de la lutte et de la représentation des travailleuses et des travailleurs. De plus, le modèle des coordinations semble mieux adapté à des structures sociales en pleine évolution. Le syndicalisme, qui est en plein reflux depuis la fin des années 1970 a, lui, plus de mal à suivre [3].

En novembre 1988, lors du congrès CFDT de Strasbourg, le syndicat CFDT Santé de la Région parisienne est « suspendu » (exclu plus tard). À la tribune, Edmond Maire fulmine : il faut « exclure les moutons noirs de la contestation dont certains se réclament abusivement de la CFDT ! ».

Les exclus donneront naissance au syndicat Coordonner-Rassembler-Construire (CRC-Santé), qui réaffirme « son attachement au socialisme autogestionnaire, à sa pratique syndicale de "lutte de classe", son souci de l’unité et son soutien aux nouvelles formes d’organisation que se sont données les salariés, tout en soulignant la nécessité de l’outil syndical » [4].

La grève des camions jaunes

Dans les centres de tri des PTT aussi, une solide culture de lutte anime les militants et les militantes, notamment en Île-de-France, où la grève des camions jaunes démarre le 14 octobre 1988, au lendemain de la manifestation des infirmières qui a rassemblé 100.000 personnes.

C’est l’époque où la CFDT a décidé d’apporter son soutien à la réforme Quilès. Au nom de la modernité et de la rentabilité, les PTT doivent disparaître pour donner naissance à deux entités : La Poste et France Télécom. Les enjeux dépassent donc largement les camions jaunes. Mais cette grève va être l’occasion pour Edmond Maire de faire le ménage.

Les camions jaunes ont mis en place des coordinations soutenues par les militants et militantes de la CFDT, contre l’avis de leur fédération. Ainsi, à Lille, les cédétistes engagés dans la grève apprennent par la presse que la CFDT se retire du conflit ! Le 10 novembre, le secrétaire général de la fédération CFDT-PTT, Jean-Claude Desrayaud, va jusqu’à inviter le ministre socialiste Paul Quilès à « prendre toutes ses responsabilités » et à « faire respecter les libertés fondamentales » dont celle du travail : un appel à peine voilé à employer la force contre les piquets de grève. Au sein d la fédération, les exclusions pleuvent, brutales : certains syndicalistes apprennent, de l’Administration, qu’ils ont été démis de leurs mandats syndicaux ! Des équipes militantes entières se retrouvent orphelines.

La grève dure néanmoins cinq semaines, durant lesquelles plus de 761 services se relaient dans l’action. Au final, les grévistes gagnent 424 emplois, 21.000 heures d’auxiliaires et l’amélioration de diverses primes et indemnités.

Une nouvelle aventure

En novembre 1988, le congrès de Strasbourg exclut 12 syndicats des PTT de la Région parisienne, en même temps que les infirmières du CRC. Les syndicalistes qui veulent continuer le combat hésitent. Faut-il rejoindre la CGT ? Son héritage stalinien rebute trop ces équipes de culture autogestionnaire. Faut-il rejoindre la CNT ? Son marquage idéologique est trop étroit pour des équipes politiquement pluralistes, où l’on trouve des communistes libertaires de la FA ou de l’UTCL, des trotskistes de la LCR ou des écologistes, mais aussi de nombreuses et de nombreux militants sont tout simplement très fortement attachés à développer un syndicalisme radical totalement indépendant des diverses officines politiques. Faut-il alors imiter le CRC et passer dans l’autonomie ?

Le 15 décembre 1988, l’union régionale CFDT-PTT Île-de-France, réunie dans un congrès interdit par la fédération, choisit majoritairement de créer une nouvelle organisation : Solidaires-Unitaires-Démocratiques (SUD). L’idée est de créer une organisation sans bureaucratie, au service de ses adhérentes et de ses adhérents et surtout au service des luttes : respect des AG, des décisions de la base, circulation de l’information, etc. Le 28 décembre 1988, les statuts sont déposés.

Un an après la grève des camions jaunes, du 9 au 12 septembre 1989, les ex-moutons noirs de la CFDT tiennent le premier congrès national de SUD-PTT à la Plaine-Saint-Denis. 300 délégué-e-s sont rassemblés pour donner vraiment naissance à ce syndicat novateur, qui revendique de ne pas avoir « le monopole de l’impulsion de l’action ni de sa représentation. Il n’est qu’un des éléments d’un collectif dont les décisions reposent avant tous les travailleurs ».

Dans ce syndicat tout jeune, beaucoup de strates militantes vont se superposer : les anciennes et les anciens de la CFDT vont être rejoints, peu à peu, par d’autres anciens, de la CGT notamment, de FO également, mais aussi, de plus en plus, par des primo-syndiqués qui auront en main un outil où les débats sont ouverts, où la parole circule, où les minoritaires peuvent s’exprimer.

SUD développe l’image d’un syndicat moderne, héritier des luttes de l’après-68 : les femmes représentent alors 32% du syndicat (pour 39% dans l’entreprise), le ton des tracts est précis, pugnace et rigolo, et l’organisation est ouvert sur les luttes dites « sociétales » : en quasi osmose pendant longtemps avec Agir ensemble contre le chômage ! (AC !), le Droit au logement (DAL), les sans-papiers, etc. L’envie d’aller vers une démarche interprofessionnelle conduit à adhérer à une structure un peu bâtarde, le Groupe des Dix qui,en 1998, deviendra l’union syndicale Solidaires. Indépendant vis-à-vis des organisations politiques, le syndicat fait de la politique et le revendique.

Mais ces aspects novateurs ne doivent pas faire oublier les fondamentaux : référence à la charte d’Amiens de 1906 et aux luttes autogestionnaires des années 1970. C’est plutôt rare dans le paysage syndical actuel…

Le devenir de SUD

À peine créé, SUD-PTT réussit sa percée électorale en Région parisienne. La volonté, réaffirmée à chaque congrès, de maintenir l’unité de l’organisation entre ses deux secteurs historiques (Poste et Télécom) lui donne une cohérence que finissent par perdre certains. Petit à petit, SUD-PTT va s’implanter et obtenir aujourd’hui la seconde place des organisations syndicales tant à La Poste qu’à France Télécom.

C’est ainsi que cinq ans après sa création, SUD-PTT apparaît comme le premier syndicat issu d’une exclusion de la CFDT à avoir « réussi ». Comme le SNPIT il a survécu, mais en investissant résolument le champ interprofessionnel et sociétal, son sigle a connu un rayonnement bien au-delà de la Poste et de France Télécom. Pendant plusieurs années, la perspective « SUD » constitue comme un phare dans la nuit pour les gauches syndicales brimées à la CFDT et ailleurs.

Après les grèves de novembre-décembre 1995 et jusqu’en 2003, ce sont ainsi des milliers de militantes et de militants qui vont franchir le pas et créer les syndicats SUD-Rail, SUD-Éducation, SUD-Culture, SUD-Auto, SUD-Chimie, etc.

Aujourd’hui, c’est un véritable courant syndical qui s’est développé, avec quelques évolutions qui ne sont pas toujours celles qu’on souhaiterait. Ces dernières années par exemple, l’anticapitalisme a reculé au profit d’un antilibéralisme dans lequel on met tout et son contraire. Symptomatique de cette carence est la façon dont s’est fait l’investissement dans Attac, au détriment d’un travail de fond au sein du syndicat sur les alternatives à produire.

Éric Sionneau (AL Tours)

[1Voir « 1968, révolution manquée ? », dans Alternative libertaire de mai 2008.

[2Oiseau connu pour pondre ses œufs dans le nid des autres.

[3Lire « Décembre 1986 : Les coordinations de grévistes ouvrent une ère nouvelle », dans Alternative libertaire de décembre 2006.

[4Résolution du congrès de Créteil, 28 janvier 1989. Le CRC deviendra SUD Santé-Sociaux en 1997.

 
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