Amériques : Les répercussions politiques de la Révolution haïtienne




La première révolte d’esclaves « réussie » va inspirer, de façon contradictoire, tant les Africaines et Africains esclavisés dans des colonies européennes voisines, que les dirigeants indépendantistes sud-américains, comme Simon Bolivar.

Dès les années 1790, Toussaint Louverture, « premier superhéros noir » pour reprendre une expression de Sudhir Hazareesingh, fit figure de modèle pour les populations noires des Caraïbes où, bientôt, de nombreux enfants furent prénommés Toussaint [1]. Et à Rio de Janeiro, les autorités portugaises durent interdire le port d’un badge subversif qui disait «  Toussaint Louverture, rei dos negros  » (roi des Noirs).

La Révolution haïtienne posa sans ambiguïté qu’une masse jusque-là déshumanisée, esclavisée, considérée comme inférieure, était capable de prendre son indépendance, de la conserver et de faire société. Ce surgissement antiraciste et anticolonialiste fut une révolution dans la Révolution française.

Il fit rapidement des émules. Aux États-Unis, à la Jamaïque, au Venezuela, en Colombie, les années 1791 à 1803 furent constellées de révoltes d’esclaves. Dès 1792, à Trinidad, des Africaines et Africains esclavisés avaient réédité la cérémonie de Bois-Caïman. À Cuba, pas moins de 19 insurrections, émeutes, coups de force ponctuèrent les années 1795-1812.

Évidemment, les puissances coloniales ne restent pas les bras ballants. Pour endiguer une possible contagion révolutionnaire, on assista, dans les années 1800, à un quasi-doublement des effectifs militaires anglais, français et espagnols dans les Caraïbes.

Aux États-Unis, la mythologie haïtienne irrigua l’activisme abolitionniste, et inspira les prêches de pasteurs tant noirs que blancs. Le Freedom’s Journal par exemple, premier journal afro-américain des États-Unis, fondé en 1827, publia une hagiographie très américanisée de Toussaint Louverture, où convergeaient révolution et religiosité, et qui gommait les aspérités de l’expérience haïtienne. L’impact de l’idéal haïtien fut puissant sur les Africaines et Africains esclavisés, jusqu’à la guerre de Sécession. En Europe, les Irlandais, soulevés en 1798 contre la monarchie britannique, envoyèrent leurs salutations aux Domingois, et y puisèrent une inspiration en faveur de leur libération nationale.

La possibilité de contester la supériorité blanche est encore un produit de la Révolution haïtienne. Pour l’abolitionniste afro-américain Frederick Douglass (1818-1895), par exemple, il était évident qu’il fallait s’emparer de cet instrument politique. On convoquait encore Louverture lors de la lutte du peuple maori en Nouvelle-Zélande, en 1863, ou contre la guerre du Vietnam... Mais à partir de ce moment historique, la revendication minoritaire était devenue un sujet politique plein et entier.

Fascination et répulsion En Amérique espagnole

Dans les colonies espagnoles d’Amérique, la bourgeoisie créole observa la révolution domingoise avec un mélange de terreur et de fascination. Elle en retint que si elle ne voulait pas que sa lutte indépendantiste provoque une catastrophe pour elle, il serait prudent d’abolir l’esclavage. Mais pour Simon Bolivar, «  El Libertador  », la société créole et son découpage en castas complexes, imbriquées, ne pouvait trouver sa stabilité dans les idéaux de la Révolution française (liberté, égalité, fraternité), ni dans le fédéralisme états-unien. Il pencha donc pour l’option centralisatrice, césarienne, où paternalisme et dictature étaient nécessaires pour éclairer une population arriérée [2]. C’est la leçon qu’il retint des premiers chefs d’État haïtiens.

Aussi, l’héritage de la Révolution haïtienne n’est pas lisible seulement dans une mythologie positive autour de l’émancipation des esclaves et de la figure de Louverture. On retrouve aussi, dans la genèse des pires dictatures latino-américaines, l’inspiration de l’Empire de Dessalines et, surtout, de la présidence à vie d’une république autoritaire telle que la constitua Pétion en 1816.

Cuervo (UCL Marseille)

Illustration : Simon Bolivar (1783-1830), l’un des leaders de l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud


Les autres articles du dossier

[1Sudhir Hazareesingh, Toussaint Louverture, Flammarion, 2020, pages 435-475.

[2Clément Thibaud, « Coupé têtes, brûlé cazes. Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Annales. Histoire, sciences sociales, mars-avril 2003.

 
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