Antipatriarcat : Féminisme et mouvement libertaire (2/2)




La lutte contre le sexisme et le patriarcat reste souvent omise dans les mouvements de libération. C’est ce que pointait Alternative libertaire lors de son dernier congrès. L’article “ féminisme et mouvement libertaire ” du numéro de février essayait d’esquisser les enjeux et une stratégie de lutte contre le patriarcat, qui se situerait dans la continuité du mouvement féministe. Mais cela est à replacer dans une lutte contre toutes les oppressions de genre.

Le genre est la classification sociale des individus en masculin et féminin. Ce concept repose sur l’idée que tout ou partie des caractéristiques différentes prêtées aux hommes et aux femmes est socialement construit et n’a pas de fondement biologique. La limite entre naturel et social passe à des endroits différents selon les penseurs et penseuses.
Les différences ainsi construites ne sont pas seulement des différences (comme entre les choux, les navets et les carottes, qu’on ne peut confondre) mais elles constituent une hiérarchie. D’abord, parce que les qualités attribuées aux hommes sont socialement plus valorisées (c’est mieux d’être actif que d’être passive).

Ensuite, parce que les rôles qu’elles obligent hommes et femmes à jouer contribuent à la hiérarchie : devoir être douce ne favorise pas l’expression d’un “ non ” déterminé ; être bridée dans son corps (par ses vêtements, son contrôle alimentaire, sa nécessaire “ féminité ”) ne permet pas de savoir se défendre ; être responsable du bien-être (surtout matériel) de tout le monde entrave quelque peu l’ambition professionnelle.

Pour que ces différences n’apparaissent pas pour ce qu’elles sont, à savoir, le fondement d’une hiérarchie permettant l’exploitation des femmes, elles sont enrobées dans une l’idéologie apaisante qui affirme que hommes et femmes sont complémentaires. Fondamentalement différents mais si agréablement complémentaires. Et donc nécessairement hétérosexuels. L’hétérosexualité est le système qui rend tout ça possible. Ce n’est pas une simple possibilité de pratique sexuelle, c’est la norme sociale à respecter.

“ L’hétérosexualité se manifeste sous deux aspects. D’un côté il s’agit d’une institution reposant sur une organisation sociale, morale, religieuse, de l’autre une pratique. Depuis notre enfance tout est mis en œuvre pour que nous soyons destiné-e-s à l’autre sexe.

L’hétérosexualité repose sur l’idée qu’elle serait “naturelle”. Elle induit en amont l’idée que le rôle “naturel” de la femme est de faire des enfants, et s’appuie sur la reproduction du système de la famille conjugale (homme-femme), pilier de l’ordre socio-économique. ”

Au-delà de cette question, le système hétérosexuel donne une place démesurée à une identité sexuelle unique et statique dans la construction de l’individu. Il limite la possibilité d’émancipation de chacun.
Si nous voulons remettre en cause l’ordre patriarcal, il faut interroger les catégories de genre.

“ La lutte anti-patriarcale, antisexiste et féministe telle que nous l’envisageons remet en cause la structure et le fonctionnement même de l’ordre social et de ses institutions. Elle interroge non seulement le rapport de domination de genre, mais les catégories même du genre, leur contenu et leur frontière, et la façon dont ils organisent notre rapport au monde (qu’on en soit conscient ou pas). ” [1]
Il est difficile d’imaginer une société sans genre, où les individus ne se verraient pas imposés par la société des comportements précis correspondant à la hiérarchie qui les sépare. Et encore plus d’imaginer la disparition des catégories de sexe.

Le genre est le support de la hiérarchie, s’il n’y a plus de hiérarchie, il n’y a plus de classification nécessaire.

S’il n’y a plus de conditionnement pour limiter les rapports amoureux à l’hétérosexualité, il n’y a plus de nécessité à classer les individus entre hommes et femmes. Certains évoqueront la procréation : il faudrait alors ne pouvoir reconnaître que les femmes en âge d’avoir des enfants, en désirant, et fertiles. Pas facile.

A-t-on besoin de classer les humains en deux catégories ? Et si oui, pourquoi selon le sexe, qui n’est même pas biologiquement correct ? Ainsi même si leur nombre est très faible (quelques pour cent), il naît des personnes intersexuées que médecins, psychologues et chirurgiens feront rentrer de force dans un des sexes pour pouvoir leur assigner un genre.

Désirer le même, une histoire de l’impossible

Chacun et chacune a donc intérêt à se détacher de ces normes y compris ceux qui occupent une place dominante dans ce système de régulation sociale, les hommes, qui sont aussi prisonniers de leur rôle de dominants. Cependant, ce sont bien les plus opprimé-e-s par ce système qui le contesteront le plus radicalement, en mettant à jour une oppression issue d’une longue histoire.

La société chrétienne dans sa volonté de contrôle des corps, de rejet des passions, liera toute pratique sexuelle subversive au mal et au péché. Tribade [2], sorcière, homosexuel, tout cela est jeté au feu, sous le terme général de sodomite, c’est-à-dire les habitant-e-s de Sodome, la ville du mal et du péché (Genèse 18,20).

C’est au XIXe siècle qu’apparaît une interrogation sur le genre avec l’apparition de la notion de “ troisième sexe ” et que la perception de l’homosexualité va être profondément bouleversée avec l’apparition de la médecine et de la psychiatrie. La recherche d’une explication naturelle domine et c’est ainsi qu’apparaît la notion d’inverti, une âme de femme dans un corps d’homme, ou l’inverse. Ainsi, le désir reste toujours pour l’autre sexe.

La médecine et la psychiatrie débutante essaieront de faire rentrer tous les cas dans ces schémas, quitte à nier ou ne pas voir que les rôles “ actif ” et “ passif ” peuvent être joués par la même personne. Ceci dit, en parallèle, se développe l’image de l’homme gay inverti, “ jouant ” à la femme et donc l’utilisation de cette image pour affirmer son homosexualité.

Toutes les formes d’identités et de sexualités dérangent parce qu’elles touchent toutes les classes sociales, que la “ dégénérescence ” touche même la bourgeoisie. Cela remet en cause les fondements de la religion, de la morale, et de la République, fondée sur la famille. Toutes les formes troubles d’identité et de sexualité seront donc rangées dans la catégorie de troisième sexe, jusqu’à la “ femme en culotte ”, image de la femme émancipée.

La radicalité de l’après mai-68

Les années 1970 voient la création des homosexuel-le-s en tant que sujet politique. Ils et elles luttent pour leur reconnaissance, leurs droits, mais aussi la remise en cause du système politique qui les a contraint-e-s à la discrétion et la culpabilité.

La brève mais intense existence du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), le montre : “ Vous êtes individuellement responsable de l’ignoble mutilation que vous nous avez fait subir en nous reprochant notre désir. […] Nous ne sommes pas contre les normaux, nous sommes contre la société normale. ”

À la fin des années 1970, les lesbiennes radicales font scission du mouvement féministe, considérant que leur spécificité n’est pas prise en compte. Si les gays et lesbiennes se rendent visibles et se fondent comme sujet politique, ils vont surtout façonner un corps politique, faire que le corps soit politique, soit un champ de lutte et de pouvoir. Mais se regrouper ainsi sur leur identité, et la spécificité de leurs corps et leurs désirs, pour s’affirmer collectivement risquait de mener à une lutte catégorielle et à rigidifier les frontières qu’elle remettait en cause. Malgré le schisme lesbianisme-féminisme et l’évolution depuis les années 1980 d’un mouvement gay vers la recherche de reconnaissance au sein des institutions, ce mouvement a pourtant créé la possibilité d’une critique radicale de la société et d’un combat de chacune et de chacun contre la normativité sexuelle.

La sortie de l’homosexualité de la psychiatrie, le développement de la figure androgyne, l’idée de la part de féminité et de masculinité en chacun, l’affichage des corps érotiques, l’acceptation de l’homosexualité montre bien une évolution dans la société depuis 35 ans. Cependant cela ne signifie pas que le cadre de représentation du masculin et du féminin s’amenuise et joue moins son rôle de formatage. Que ce soit dans la publicité, les manuels, l’éducation, il s’agit toujours d’une identité première, sur laquelle reposent de nombreuses différences sociales.
On assiste plutôt à une forme d’acceptation de la différence, de la déviance par rapport à la norme toute libérale : chacun fait ce qu’il veut chez lui du moment qu’il ne dérange pas le voisin, le corps n’est pas politique, ce qui ouvre la porte à ce qu’il soit une marchandise comme les autres.

Dépasser les identités dans une lutte commune

Des sorties du genre, on en voit peu. Le mouvement queer pose la question de l’action politique d’un sujet en déconstruction. Comment lutter et s’organiser lorsqu’on se réunit autour d’identité (femmes, lesbiennes, gays) dont on souhaite la disparition ? Pour l’instant il est difficile de trouver une cohérence entre les auteur-e-s qui s’expriment en son nom et les différents groupes qui se prétendent queer. Le risque est grand de ne considérer que ce besoin de déconstruction et de nier les oppressions de genre subies.

Les luttes de genre doivent être considérées ensemble et s’enrichir mutuellement. Il s’agit bien de mettre à bas l’assignation à des rôles, hommes/femmes, des représentations masculin/féminin qui organisent la société, créent des inégalités, et contrôlent les corps. La libération sexuelle, loin d’être achevée, est même plutôt une idée récente et une conquête collective à mener. Comme le dit Michel Foucault : “ Ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir ; on suit au contraire le fil du dispositif général de la sexualité. […] Contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs. ” [3]

L’enjeu est de parvenir à dissocier définitivement le désir et le plaisir sexuels de la reproduction et de reconnaître la multiplicité des formes d’investissement et de plaisirs affectifs et corporels. Il s’agit donc de s’attaquer aux cadres normatifs dominants de la sexualité.

Avec des urgences. Il faut constater que “ clitoris ” demeure un des mots les plus politiques qui soit, et que l’organe en question est encore à découvrir pour de nombreuses femmes. Il faut affirmer que la jouissance chez l’homme n’est pas forcément liée à l’éjaculation ; qu’il y a une continuité homo-érotique de la poignée de main à la pénétration anale et la nécessité de le reconnaître est sûrement ce qui gêne de nombreux hommes face à l’homosexualité.

Il s’agit aussi de questionner les cadres sociaux de la construction de la sexualité au cours des âges de la vie, et notamment la façon dont la famille, l’école apprennent aux enfants à devenir en première instance hétérosexuel-le-s, et que la sexualité est sinon honteuse, tout au moins tabou, sauf dans son affichage médiatique qui réduit la sexualité au sexe.

Christine (AL Alençon) et Camille Anias (AL Tours)

[1Motion “ Féminisme, antisexisme, antipatriarcat, des enjeux centraux pour une société égalitaire et libertaire ” du VIIIe congrés d’Alternative libertaire – Agen – Octobre 2006 : http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article549 ; voir aussi le numéro de novembre 2005 d’Alternative libertaire : http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article631

[2Homosexuelle.

[3Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, Gallimard, L’Imaginaire, p. 208.

 
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