Imaginaires libertaires

Bande dessinée De l’An 01 à aujourd’hui : l’utopie à portée de main




La production éditoriale en matière de bandes dessinées est si vaste que toute tentative d’en rendre compte, même en se restreignant à suivre un fil conducteur thématique, semble vouée à l’échec, surtout en une page. Nous avons cependant essayé de présenter ici quelques titres de fiction emblématiques, porteurs d’un projet plus ou moins libertaire et plus ou moins concrétisable à court ou moyen terme.

Si la notoriété de L’An 01 n’est plus à prouver, on sait peu qu’avant de tourner son film Gébé a d’abord réalisé une BD. Plus exactement, il a ­lancé une grande consultation auprès des lecteurs de Hara Kiri qu’il invitait à imaginer ce qui pouvait advenir si on appliquait sans plus attendre le mot d’ordre : « On arrête tout ! ». Numéro après numéro, au début des années 1970, il mit en images une partie des nombreuses propositions reçues, quelques uns de ces fameux « pas de côté ».

C’est dans cette matière qu’il devait ensuite puiser pour écrire son scénario. Il s’agissait de sortir de « l’asservissement de l’esprit par une économie de profit » en lui substituant une « simple économie de subsistance permettant l’épanouissement de l’esprit », une « économie parallèle, parasitaire, vivant sur l’économie capitaliste et la vidant de sa substance ».

La seconde résolution préconisait qu’« après un temps d’arrêt total, ne seront ranimés – avec réticence – que les services et les productions dont le manque se révèlera intolérable. » Puis « les individus ne consentant plus à déléguer leurs pouvoirs, toutes les formes d’autorité, ainsi que les hiérarchies de toutes natures, perdront leur emprise avec leur raison d’être, très naturellement et sans douleur ».

En 2014, les éditions L’Association ont eu la judicieuse idée de rééditer l’ensemble de ces planches en un volume, accompagné du DVD du film [1].

Le 1789 du futur

« La Révolution française de 1789 racontée à ceux qui vont faire la prochaine », tel est le programme proposé par Grégory Jarry et Otto T. dans leur Petite histoire de la révolution française [2]. Alors que le pays est au bord de l’effondrement suite à un soulèvement général, l’Assemblée nationale appelle Louis XX pour restaurer l’ordre. C’est lui qui raconte les principaux événements de la Révolution française… « pour transformer celle qui se lève en pétard mouillé », comme auparavant en 1968, en 1871 lors de la Commune de Paris, en 1848 ou en 1830, pour « sauver l’essentiel » tout en laissant croire au peuple qu’il est libre et souverain.

Pendant ce temps, nous suivons en image les évènements qui agitent le pays : grève générale illimitée, réquisition des résidences secondaires comme logements sociaux, instauration de la commune libre et autogérée de Neuilly avant bien d’autres,… Les doléances sont nombreuses : transports en commun gratuit, arrêt du remboursement de la dette et des centrales nucléaires, suppression des pesticides et des profits, nationalisation de toutes les banques et instauration de monnaies locales. Ah ! Ah ! Ah ! d’Henri Salvador est décrété nouvel hymne national. Les villes se vident au profit des campagnes. L’Europe puis le reste du monde va suivre.

Cet humour omniprésent dissimule une profonde réflexion et un réel dessein politique, un ­véritable programme utopique. Dénonçant la mainmise des banques, de la finance et des grandes entreprises sur les institutions, la privatisation progressive des biens communs de la société, l’invention d’une nouvelle langue pour parler au peuple, « une langue qui dit le contraire de ce qu’on pense tandis qu’en acte on fait le contraire de ce qu’on dit », la remise en cause des acquis sociaux, les auteurs montrent surtout un autre monde possible. Possible car en 1789, il a fallu quinze jours pour que s’écroule la monarchie vieille de 800 ans. Possible car un an plus tôt, personne, non plus, ne pouvait y croire ni même l’imaginer.

Et si l’agriculture n’avait pas été inventée ?

Le même duo de choc a également proposé la description d’une société post-effondrement, dans leur tout aussi truculent 300 000 ans pour en arriver là [3], tout en racontant… ce que serait devenue l’humanité si l’agriculture et l’élevage n’avaient jamais été inventés. Ils idéalisent certes un peu les sociétés primitives mais parviennent à synthétiser brillamment (et sans jamais perdre leur sens de l’humour) de nombreuses problématiques actuelles, leur origine, leurs conséquences si rien ne change.

Benjamin Flao, dans L’Âge d’eau [4], a imaginé un avenir proche dans lequel la montée des eaux a contraint les survivants à se réfugier dans des cités où ils ont renoncé à leurs libertés pour leur sécurité, tandis que d’autres tentent de s’organiser individuellement ou collectivement dans des habitations flottantes. Si les rapports de pouvoir dominent encore, des questionnements sont abordés et pourraient changer la donne dans le ou les volumes suivants.

Dans la continuité directe de cette démarche d’imaginer un autre présent, un autre possible, Vito imagine une « révolution écologique » dans Utopique !  [5] Il propose d’inverser le processus de métropolisation en développant sur le territoire un maillage de villes à échelle humaine, de villages et de parcelles dédiées à la permaculture, reliés par le ferroviaire et administrés grâce à la démocratie participative. Loin d’une simple déclaration d’intention, il multiplie les propositions précises, plans et les schémas à l’appui.

Moins immédiatement concrète : l’histoire de Joanne Lebster, par Marc Chinal et Bertrand Mathieu [6]. Dans un futur proche, une grand-mère raconte à sa petite fille un épisode marquant de sa jeunesse... qui bouleversa le monde entier ! Tout commence par une discussion entre amies d’où surgit une idée un peu folle : bâtir une société sans argent... D’ailleurs, la petite fille qui écoute ce récit est fort étonnée de découvrir les concepts de publicité ou de surproduction ! On suit donc trois camarades, qui commencent par se présenter aux élections, avant de changer de stratégie... À travers les nombreux échanges d’arguments, suivis par leurs réalisations, on est embarqués dans cette aventure, et en refermant la BD, on a envie d’y croire !

Bref, la BD, et la fiction en général, peut nourrir l’imaginaire entravé par une propagande qui incite à la résignation et érige en modèle indépassable et sans alternative (le fameux moins mauvais des systèmes) notre réalité. Il s’agit de faire croire à nouveau à d’autres possibles, très au-delà des cercles militants. En somme, la BD, et la fiction en général, remettent en route l’histoire.

Mélanie (UCL Grand-Paris sud) et Ernest London (UCL Le Puy)

[1Gébé, L’An 01, éditions L’Association, Paris, 2014, 128 p. + DVD du film.

[2Grégory Jarry et Otto T., Petite histoire de la révolution française, éditions FLBLB, Poitiers, 2015, 184 p.

[3Grégory Jarry et Otto T., 300 000 ans pour en arriver là, éditions FLBLB, Poitiers, 2019, 138 p

[4Benjamin Flao, L’Âge d’eau, éditions Futuropolis, Paris, 2021, 164 p.

[5Vito, Utopique !, autoédition, Hellemmes (59), 2020 140 p.

[6Marc Chinal et Bertrand Mathieu, Joanne Lebster. Le début d’un nouveau monde, éditions RJTP, septembre 2016, 55 pages.

 
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