Bonnes feuilles : Pécunia, « Les Ombres ardentes »




Alain Pecunia est né en 1945. En 1963, jeune lycéen français de dix-sept ans, il est arrêté à Barcelone. Membre de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires, il participe alors à une campagne d’attentats symboliques visant à perturber la saison touristique en Espagne. Condamné à 24 ans de prison pour « activités subversives », il devient le benjamin des prisonniers politiques espagnols. Détenu à la prison de Carabanchel alto, à Madrid, il y partage le destin des quelque 250 prisonniers politiques qui y sont incarcérés, militants de toutes tendances de gauche qui, envers et contre tout, luttent avec acharnement contre le franquisme.

Libéré en 1965 grâce à des interventions au plus haut niveau, il est victime, peu après son retour en France, d’un attentat resté inexpliqué. Après des études de sociologie, il travaille comme correcteur d’édition et d’imprimerie. Libertaire, il a été cofondateur de l’Alliance syndicaliste et président du comité Espagne libre. Dans les pages que nous publions ici, il livre un portrait émouvant de trois syndicalistes libertaires « de l’intérieur », rendant ainsi hommage à des militants oubliés et apportant un éclairage inédit sur le mouvement ouvrier espagnol des années 1960.


Avec eux, je découvre des camarades qui ont mené des luttes souvent ignorées de l’exil.

A la fermeture de la frontière, après la chute de la Catalogne, la majorité des leaders l’ont franchie les derniers et pensent que peu de militants sont restés en arrière. En réalité, une part importante de la CNT est demeurée en Espagne.

– Bien sûr, disent Cases ou Florián, nous n’étions pas les militants les plus importants. Les plus en vue sont partis ou ont été fusillés. Mais nous, nous étions les militants qui allaient lutter et affronter au quotidien le fascisme. C’est pour cela qu’il y a l’intérieur et l’extérieur. Ceux de l’exil ne savent rien de la réalité d’ici, ils vivent dans leurs rêves, ils ne sont pas qualifiés pour nous commander. Selon eux, nos luttes ne sont jamais assez révolutionnaires, nous sommes réformistes et tout le reste. Mais nous vivons et nous luttons dans la réalité quotidienne du fascisme triomphant. Il n’y a rien de pire que le fascisme et la contamination générale qu’il implique : je suis disposé à dîner avec le diable pour l’affronter.

A la fin de la guerre, Florián échoua dans une prison de Málaga où les dimanches, après la messe, les familles de la bourgeoisie venaient faire un tour avec leurs enfants pour contempler les francs-maçons réunis derrière les grilles d’une salle réservée à cet effet : les " bien-pensants " allaient voir les démons…

Il en sortit. Il y retourna. Il survécut.

Le souvenir qui lui revient souvent en mémoire est l’image d’une mère.

Son unité venait de Catalogne et se rendait à Teruel – déjà prise par les républicains. Au cours d’une halte dans un petit village, une femme vient le trouver à son poste de commandement.

Elle est déjà vieille, toute ridée, vêtue de noir. Elle tient par la main un garçon d’environ quatorze ans. Celui-ci est très intimidé par l’uniforme de Florián.

La mère lui dit :

– Commandant, je t’amène mon dernier fils. Son père et ses deux frères ont su mourir comme des hommes pour la défense de la République. Prends-le, je te le donne, mais prends soin, bien soin de lui. C’est le dernier de mes hommes.

Il accepte. Il sent tout de suite qu’il ne peut refuser ce que lui demande la mère. Tout refus l’eût profondément blessée.

Il reste silencieux un moment.

– D’accord, mère, dit-il. Il sera mon ordonnance.

– Je t’en remercie, commandant, répond-elle. Veille à ce qu’il se conduise comme un homme, comme son père et ses frères.

Florián disait :

– J’ai pris le garçon comme ordonnance, le tenant à l’écart de tout danger. Je pensais que ce serait bien que la mère puisse retrouver le dernier de ses hommes.

L’unité resta plus de temps que prévu dans le petit village – ils étaient en réserve. Par sécurité, Florián cachait ses grenades au-dessus de l’armoire du bureau de son poste de commandement.

Un jour, le garçon en prend une et saute avec.

– Ce jour-là, j’ai pleuré, pleuré toute la journée. Plusieurs jours se sont écoulés avant que je sois capable d’écrire à la mère que le dernier de ses hommes ne retournerait pas à la maison.

Florián est retourné en prison dans les années 50, ces années durant lesquelles on luttait sans perspective, uniquement animé par le devoir de lutter.

Lutter pour l’honneur

Lutter pour lutter. Pour rester debout. Pour l’honneur.

– Quand on luttait dans les années 50, se souvenait-il, c’était véritablement sans espérance aucune. C’était la nuit noire. Les ténèbres.

On luttait par pur devoir – sans aucune lueur d’espoir. Nous étions seuls, très seuls – mais nous avons su être des hommes et cela vaut tous les sacrifices. Les années noires de l’histoire s’oublient. Elles appartiennent pourtant à l’Histoire et elles peuvent revenir de nouveau – qui sait ?

La femme de Florián avait toujours partagé son combat. Elle mourut en 1952 à la suite des privations.

Florián se trouvait à la prison Modelo de Barcelone après une des vagues d’arrestations de l’année 1951. Il y eut une grève de la faim très dure. Les détenus atteints de tuberculose – et ils étaient plusieurs – étaient mêlés aux autres sans recevoir de soins. L’administration ne put faire autrement que de donner satisfaction aux grévistes de la CNT, mais, afin de respecter le règlement, les leaders devaient être punis de quarante-cinq jours de cachot.

Lors de sa dernière entrevue avec sa femme avant la grève, Florián l’avait prévenue de son déclenchement et qu’il serait sûrement puni. Mais qu’elle ne s’en inquiète pas, ce n’était qu’un mauvais moment à passer.

Elle lui a répondu :

– Je ne sais pas si je serai là…

Florián n’a pas prêté attention à ses paroles ; il était uniquement préoccupé par la grève qu’il dirigeait.

Une fois au cachot, il se disait : « Je la verrai dans tant de jours… Maintenant, il me reste tant de jours… Demain… » Lorsqu’il est sorti de sa période de punition, ses compagnons affichaient des visages lugubres. La grève avait pourtant été victorieuse et… il sut sur-le-champ que sa femme était morte. Il crut sombrer dans la folie – il en fut très proche.

Celui qui le sauva était un droit commun, un faussaire génial. Il dessinait ce qu’il voulait. (Un jour, il dessina un billet de cinq pesetas sur le sol et tous ceux qui passaient à côté se baissaient pour s’en saisir.) Il n’avait aperçu la femme de Florián qu’une seule fois aux parloirs. De mémoire, il dessina son portrait, un grand portrait comme un tableau, sur le carrelage même de la galerie. Il lui donna vie et c’est ce qui sauva Florián.

Il avait encore quatre années de prison à purger et personne n’était là pour s’occuper de ses deux jeunes enfants.

Aujourd’hui, sa vieille mère a fait un pénible voyage pour lui rendre visite à Carabanchel. Elle craint que ce ne soit la dernière fois et elle veut revoir son fils.

Florián disait :

– Un bon camarade a toujours une bonne compagne ou une bonne mère. C’est presque une loi. Ce sont elles qui le soutiennent quand il est en prison. Elles subissent plus que nous et c’est avec leur appui que nous pouvons nous consacrer à la lutte.

Il ajoutait :

– Nous sommes des militants, nous sommes des êtres humains, des mécaniques parfois fragiles. Il faut beaucoup d’humilité avec soi-même. Le meilleur d’entre nous peut flancher. N’importe lequel.

Pour illustrer son propos, il me raconta que lorsqu’on organisait l’évasion de condamnés à mort, on prenait toujours la précaution de ne pas les en prévenir.

– Tu sais, ils auraient pu dénoncer le projet d’évasion dans l’espoir d’être graciés. Des hommes ont parfois parlé pour un mégot. Une fois, à la Modelo de Barcelone, on a préparé l’évasion de trois jeunes camarades condamnés à mort. L’évasion était prévue pour le jour précédant celui de leur fusillade. Durant des jours entiers, des camarades ont découpé les grilles dans les égouts. La jonction était déjà réalisée avec la prison. Tout se présentait bien. Quelques jours avant la date fatidique, tout était prêt pour l’évasion. Mais ils ont changé la date de leur exécution et les ont emmenés.

Du front aux camps

José Cases était adolescent au début de la guerre. Il appartenait aux Juventudes Libertarias et était parti avec les jeunes de son village pour le front dès le premier jour. Avec la colonne de Fer, la colonne de miliciens anarchistes formée dans la région de Valence. En partant, ils avaient emmené avec eux le curé de leur village.

En général, les curés de village avaient de bons rapports avec les villageois. Quand ceux-ci partaient comme miliciens, ils proposaient à leur curé de venir avec eux, comme boulanger ou n’importe quel emploi auxiliaire non armé au sein de la colonne. Afin de les soustraire à d’éventuelles représailles, car, si eux savaient qu’il était un « bon curé », des miliciens d’un autre village pouvaient l’ignorer. – Les gens du peuple, disait Cases, quand ils se soulevaient contre l’injustice et la misère, dans cet affrontement-ci ou au cours de ceux des siècles passés, n’ont jamais tué un curé se comportant en bon chrétien ; uniquement quand il était du côté des riches. A la fin de la guerre, il a connu quatre ou cinq ans de camp de concentration et de prison.

Il me disait parfois, me jaugeant :

– Tu n’aurais pas survécu dans un camp avec ta corpulence. Tu as besoin de manger suffisamment. Tu serais mort rapidement. Les hommes, dans ces camps, tombaient comme des mouches.

En plus des fusillades officielles ou des « illégales » – les gardes de l’enceinte tiraient sur tout ce qui bougeait derrière les fenêtres ou sous les arcades de la cour, sur n’importe qui, simplement pour se distraire ou obtenir une journée de permission et une prime en récompense –, il y avait les maladies, le typhus, la diphtérie, la dysenterie, la tuberculose, toutes les privations et la famine… quelques-uns choisissaient de se suicider.

Dans les camps des îles Canaries, où Cases se retrouva au début, les franquistes avaient regroupé des milliers de soldats républicains. Au cœur de cette mort quotidienne aux mille visages qui guettait tout un chacun, chaque organisation politique conservait sa formation et son organisation militaire. Ils constituaient les nombreux bataillons occultes de la future armée républicaine, prêts pour le débarquement des Alliés aux îles Canaries, car il était « évident » qu’ils débarqueraient là en premier pour ensuite faire un saut jusqu’en Espagne, le sud de l’Europe. Des formations militaires identiques existaient dans les autres camps de concentration de la Péninsule… Ce fut le Maroc et l’Algérie, et donc une autre histoire.

L’estime des morts

Chacun a sa douleur cachée. Cases aussi.

C’était en 1943. Il avait été transféré des Canaries dans une prison proche de son village. Son père, qui était militant libertaire, un petit propriétaire paysan du Levant qui partageait les idées anarchistes et avait été un des premiers de sa commune à proposer la collectivisation des terres, était réfugié dans un maquis proche de la localité.

Parfois, il rejoignait sa maison, la nuit, avec un petit paquet ou un peu d’argent destiné à son fils – ce qui était très précieux pour un détenu d’alors.

Un voisin dénonça le père. Ils l’arrêtèrent une nuit qu’il apportait un paquet et le fusillèrent sur-le-champ.

– Chacun de nous, disait Florián, porte caché en lui de nombreux morts – des morts qui le portent parfois. Je me suis souvent demandé si je ne vivais pas et ne luttais pas pour eux, pour ne pas les abandonner et ne pas perdre leur estime. Tu verras, c’est possible que toi aussi, un jour, quand tu auras envie de tout laisser tomber, de tout oublier, tu sois porté par eux. Lorsque nous n’avons plus envie de lutter pour les vivants, c’est à nos morts que nous le devons encore.

Cases avait été arrêté une nouvelle fois dans les années 50. A Barcelone, où il était l’agent de liaison de la CNT avec le POUM – il restait alors quelques survivants de cette organisation. Ce fut une vague d’arrestations terrible pour la CNT. Trois cents ou plus. Mais quand Cases tomba, les arrestations cessèrent aussitôt. Pas un mot. Il supporta tous les coups. Dix ans plus tard, son dos en portait encore les traces. C’est pour cette raison – et d’autres qualités encore – que Florián l’avait choisi, parce que Cases ne parlait pas.

Figures de la résistance

Mariano est, lui, le syndicaliste authentique. Il est menuisier, contremaître parce qu’un anarcho-syndicaliste se doit d’être le meilleur professionnel possible.

Lui aussi a terminé la guerre dans la zone Centre, où lieutenant de transmissions, il faillit influer le cours de l’histoire de la République.

En effet, si les communistes savaient se saisir des hauts postes de l’armée, les monopolisant avec l’aide de socialistes et de républicains pour lesquels ils représentaient une garde prétorienne contre la révolution communiste libertaire qu’ils refusaient, la CNT, qui avait en revanche plusieurs commandants de division – Vivancos, Jover, Sanz, Olegario Pachón…, et un chef de corps d’armée dans la zone Centre avec Cipriano Mera – savait occuper les fonctions intermédiaires.

Ainsi, quand Negrín, le chef du gouvernement, s’apprêta à quitter l’Espagne en compagnie d’Alvarez del Vayo, c’est le lieutenant Mariano qui intercepta la transmission avec l’aéroport et put en aviser immédiatement les chars d’une unité confédérale stationnée à proximité de l’aérodrome de Monovar (Alicante) pour tenter d’empêcher la fuite du chef du gouvernement.

Les tanks firent mouvement et se présentèrent sur la piste, mais au moment précis de la phase de décollage de l’avion qui se trouva ainsi à l’abri.

De la guerre, Mariano, alors chef de patrouille, se souvient de sa rencontre avec une patrouille ennemie, au sommet d’une colline. Ce fut une surprise mutuelle. Les deux patrouilles se sont rencontrées et mêlées sans même s’en rendre compte. Ils tiraient tous autour d’eux, par peur et par réflexe, Mariano avec son pistolet, ne sachant même pas qui ils tuaient. Les uns et les autres.

Finalement, il resta quelques républicains. Ils étaient donc victorieux…

Tant Florián que Cases ou Mariano se souviennent des cris, des plaintes et des gémissements des soldats blessés ou mourants des deux camps, appelant leur mère – ultime appel des combattants.

Mariano est un de ces Aragonais de taille moyenne et très secs ; un homme de peu de phrases. La pratique de son métier lui manque. Il est très amoureux de sa femme et il passe ses loisirs à lui confectionner des petites boîtes à bijoux.

Cases est un Valencien, de taille moyenne, mince, et, avec ses lunettes, son béret noir, son sourire ironique et accueillant, il semble inoffensif, un Candide. Mais il est tout à l’opposé de l’apparence qu’il donne : c’est un militant aguerri et pugnace, redoutable dans les débats.

Florián, lui, est andalou, de Ronda. Grand, la mine d’un évêque, la soixantaine, enveloppé mais flamboyant. Un hidalgo. Très intelligent et malin, gardant toujours un tour dans son sac.

Par exemple, au commencement de la guerre, secrétaire particulier du gouverneur civil de Ronda et en même temps responsable des Juventudes Libertarias de cette ville, il avait installé un dépôt d’armes des Juventudes dans les souterrains du palais du gouverneur, au cas où, et, le 18 juillet, un pistolet à la main, il « permit » au gouverneur de se prononcer en faveur de la République. Chacun dans leur domaine, ils vont devenir mes « maîtres ».


  • Alain Pecunia, Les Ombres ardentes, Cheminements, 2004, 324 p., 22 Euros.

Les intertitres sont de la rédaction.

 
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