Chronique du travail aliéné : Jean-Paul*, directeur adjoint dans le secteur social




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail).

<titre|titre="Bon, si l'autre est mort de surcharge">

L’ancien directeur de la boîte est mort le jour de l’inspection par les services centraux. Il ne se sentait pas bien depuis quelques jours. Moi, je n’avais rien vu venir. On avait tous insisté pour qu’il soit là malgré ses maux de tête. Et il a fait un accident vasculaire cérébral au milieu de la visite de l’établissement par le responsable national. On a dû appeler le Samu, mais il n’y avait rien à faire, il était mort.

Pourtant tout se passait bien, le délégué national était satisfait, on lui avait montré comment, en un an, on avait repris les choses en main, calmé les esprits, refait fonctionné la baraque. On était fiers de nous, on travaillait 60 heures par semaine. La médecin du travail dit qu’il est mort de ce que les Japonais appellent un karoshi, qu’on traduit par « mort subite au travail ».

Évidemment cette restructuration, ça avait été des mois de travail acharné, et le suicide de la directrice précédente avait dégradé l’ambiance de la production. Je ne m’étais pas senti particulièrement à l’aise à l’époque parce que c’est moi qui avais découvert les malversations qu’elle faisait depuis des années. Des centaines de milliers d’euros. Mais je n’imaginais pas que je la trouverais pendue dans son bureau en arrivant un matin.

En fait, beaucoup de gens le savaient. On m’avait mis la puce à l’oreille et j’avais demandé un audit sur les comptes. Elle s’était trouvée coincée. Je ne pensais pas qu’elle se suiciderait. C’est à ce moment-là que Paris avait nommé le nouveau directeur, très sympa, honnête, qui n’avait pas peur du boulot. Ensemble, on s’entendait bien, on a fait le ménage, viré les complices, recruté des gens de confiance.
C’était dur, on a ramé pendant un an.

Ça allait mieux, beaucoup mieux, même s’il y a toujours des mécontents : le médecin du travail qui trouve toujours que ce n’est pas assez pour les travailleurs… Si on l’écoutait, on ne ferait plus rien…

Là, je me pose des questions, je suis toujours directeur adjoint, je fais l’intérim depuis deux mois, mais ils veulent que je remplace le directeur. Ça me fait un peu peur, j’ai déjà pris quinze kilos pendant la restructuration, je fais de l’hypertension…. Je me demande si je dois accepter, surtout qu’ils disent qu’ils ne me donneront pas d’adjoint, parce que je connais bien la boîte. Bon, si l’autre est mort de surcharge quand on était deux, je ne sais pas trop ce que je vais devenir tout seul… Même les nouveaux recrutés m’ont lâché.

• Seul le prénom est modifié, le reste est authentique.

 
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