Chroniques du travail aliéné : Yacine, calculateur en charpentes métalliques




La chronique mensuelle de Marie-Louise Michel (psychologue du travail)


<titre|titre="On se dit qu’on va finir en taule">

Ça fait cinq ans que je travaille dans cette boîte de charpentes métalliques, et ça se dégrade de jour en jour. Je fais des études de projet industriel, un poste important. Je fais le prédimensionnement, les détails d’assemblage, je donne une note complète aux dessinateurs…
Je suis le seul calculateur, tout passe par moi. Il faut travailler rapidement et bien, mais on ne peut pas tout faire… En ce moment c’est la folie, je suis débordé. Moralement c’est dur.

Parce que ça fait peur : les charpentes métalliques, c’est une grosse responsabilité. C’est des gens qui viennent dedans… On pense aux morts de la passerelle du Queen Mary, à l’effondrement du terminal de Roissy… Le soir, même la nuit quand on dort, on vérifie dans sa tête. On est soucieux. On ne communique plus avec sa femme et ses enfants. À longueur d’années.

Les années 1990 ont été les pires pour les constructions métalliques. Avec la concurrence, il a fallu réduire les prix en prenant sur les salaires des ouvriers, des dessinateurs. On essaie de gratter au maximum sur les profilés. Le hic, c’est que je ne vois pas la fabrication. Il paraît qu’il y a des malfaçons, des attaches fissurées, les monteurs se posent la question tout haut : “Comment ça va tenir ?”… Ils font le montage quand même. De force. C’est grave pour le métier. Des fois on rattrape le coup, et des fois on laisse passer, on se dit “pourvu que ça tienne”… On bidouille.

J’ai peur de devenir carrément violent, surtout contre le fils du patron. Ça risque de mal finir. Je vois trop de trucs… Ça risquerait de faire boum. C’est de la rancœur. Je suis déçu, surtout de leur manière de se comporter avec les autres. J’ai peur de m’engueuler avec le fils, de me laisser emporter… J’encaisse, et puis ça fait cocotte minute.

Ils profitent des gens, de leur gentillesse, de leur faiblesse. Ils prennent les employés de haut, ils ont le pouvoir… Et voir, comme ça, des anciennes et des anciens qui ne répondent pas… Ça me dégoûte.
On laisse passer des trucs. On en rigole entre nous, on se dit : “on s’apportera des oranges”… Parce qu’on se dit qu’on va finir en taule. On a peur quand il y a du vent ou de la neige sur nos constructions. On va souvent au tribunal…

Trois secrétaires sont passées. Elles démissionnent régulièrement, d’ailleurs tout le monde démissionne… Partout, dans tous les ateliers, les dessinateurs… Moi je reste à cause de la famille. J’ai des enfants en bas âge, ma femme est enceinte… Je ne dors plus… Avant elle était femme de ménage dans un hôtel. Elle a arrêté… Elle ne veut pas que je démissionne… "

* Seul le prénom a été modifié, le reste est authentique.

 
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