Tribune des militaires

Coup de com’ et coup d’État




La « tribune des généraux » parue le 21 avril dans Valeurs actuelles a suscité autant d’indignation et d’inquiétude vis-à-vis d’une possible poussée fasciste que d’indifférence face à ce qui pourrait n’être que l’expression d’un quarteron isolé de généraux en retraite. Pourtant, les statistiques électorales des militaires confirment ces tendances régressives. Face à cela, le rappel au silence n’est peut-être pas la meilleure stratégie.

L’actuelle armée française s’est construite sur le colonialisme, l’impérialisme, l’antisyndicalisme, le nationalisme, le machisme, la racisme... On sait aussi le rôle joué par l’armée dans nombre de régimes dictatoriaux. Soixante ans, jour pour jour, après ce qu’on nomma «  le putsch des généraux  » durant la Guerre d’Algérie, d’autres haut gradés ont publié un appel à renverser le pouvoir. Précédée d’un texte similaire de Philippe de Villiers, suivie d’une autre tribune militaire anonyme la semaine suivante, la démarche s’inscrit dans une stratégie politique. Elle repose sur un terreau préparée depuis longtemps  ; une étude de la Fondation Jean Jaurès sur le vote des militaires le montre bien [1] Face à cette situation, « les forces de gauche » se contentent d’appels à censure. Défendre le principe de la « grande muette » est-ce bien le moyen le plus efficace de mener le nécessaire combat politique  ?

Un quarteron de généraux ?

Pour étudier le vote des militaires, l’étude a porté sur le vote dans de nombreuses communes où sont implantés des sites militaires et plus particulièrement sur les bureaux de vote à proximité de logements ou casernements. Nous ne reprenons pas ici tous les chiffres et les cas étudiés mais nous en citerons quelques-uns significatifs.

Ainsi concernant l’armée de terre, dans les villes de Mourmelon-le-Grand et Mourmelon-le-Petit (501e régiment de chars de combat), alors que le vote RN dans le département s’établit à 30,2 %, le vote RN bondit à 44,9% et 41,30 soit + 14,70 points et 11,11 points. À Mailly-le-Camp, ville de caserne, le différentiel atteint 17 points. À Suippes (40e régiment d’artillerie) le différentiel par rapport à la moyenne départementale est de + 15,30 points. L’étude indique que le vote RN (ou FN) a connu une forte progression entre l’élection présidentielle de 2012 et les européennes de 2014 puis s’est accru aux élections régionales de décembre 2015. Les forts niveaux de vote RN atteints sont donc le produit d’une radicalisation sur ces dernières années. Les votes dans des communes à faible population comptant des bases aériennes ont aussi été analysés.

Ainsi le dépouillements des votes dans la commune de Ventiseri, en Haute-Corse, (base aérienne n° 126, 950 personnels) indique qu’aux dernières européennes, la liste RN atteint 43,6 % des voix alors qu’en Haute-Corse le RN recueille en moyenne 26,5 % des voix. La note nous emmène ensuite dans le Loiret, dans la commune de Bricy, qui abrite la base aérienne n°12. Bardella y obtient 38,1% des voix aux européennes contre une moyenne départementale de 25,3%. Alors que les « Français de l’étranger » votent à 6,40% pour le RN, à Djibouti, qui compte de nombreuses bases militaires, son score bondit à 27,2%.

Concernant la Marine, dans la commune de Lanvéoc (Finistère) et sa base aéronavale, Le Pen obtient 35,6% au second tour de la présidentielle de 2017, contre une moyenne départementale de 22,7%. À Hyères, dans le bureau de vote où est située une caserne de gendarmerie, l’écart du vote en faveur de Le Pen par rapport à sa moyenne dans la ville elle-même est de + 20,3 points. À Toulouse, + 17,40 points, à Maisons-Alfort, + 10,8 points, au total 14 villes sont ainsi citées avec des chiffres tout aussi éloquents.

Concernant les gardes républicains, le diagnostic est similaire  : «  Ainsi, le bureau n° 46, où votent les gardes républicains, et leurs familles du régiment cantonné caserne Kellermann est celui où, à la présidentielle de 2012, Marine Le Pen avait obtenu son score le plus élevé de toute la capitale (18,3 %)  ». À Nanterre, dans le bureau n°14 qui est à proximité de la caserne de la garde républicaine, Le Pen obtient 37,5% des voix en 2012, soit 26,8 points au-dessus de son score dans la ville elle-même.

À l’évidence le vote RN est supérieur dans les casernes. L’absence de tous droits démocratiques d’expression et d’association, y compris syndical, favorise les tendances les plus régressives. Le peu d’attention portée à la situation des personnels aux armées, notamment aux engagés et aux personnels subalternes, par le mouvement syndical, renforce l’isolement social et politique de ces populations et les jette le plus souvent dans les bras des fractions les plus réactionnaires ou en tout cas ne permet pas l’expression de courants démocratiques qui pourraient exister en leur sein.

Ils parlent, nous les combattons

Les vieilles ganaches étoilées auteurs de la tribune publiée dans Valeurs actuelles – hebdomadaire qui avait fait paraître la semaine précédente « L’appel à l’insurrection » de Philippe de Villiers – sont ces mêmes officiers qui, au cours des années 1974 à 1981, ont impitoyablement combattu les droits démocratiques d’expression et d’association aux armées.

Ces mêmes officiers qui ont embastillé pour de longs mois des centaines de soldats, appelés du contingent et engagés, qui revendiquaient leurs droits de citoyens et de travailleurs sous l’uniforme. Ces mêmes officiers qui réprimaient ce qu’ils appelaient alors l’«  ennemi intérieur  » ou l’«  anti-France  »  [2].

Aujourd’hui, leur tribune est un appel à l’épuration ethnique du pays et à la consolidation de l’ordre social par un recours à l’armée. Ce serait une erreur de se contenter de leur opposer l’obligation de réserve qui muselle les citoyens en uniforme. S’aventurer sur ce terrain serait renforcer et légitimer le régime antidémocratique d’exception qui étouffe la voix et la conscience des soldats. Ceux-ci sont aujourd’hui assujettis à la loi du silence ; pour combattre les factieux et les apprentis putschistes, il faut permettre la libre expression des courants démocratiques au sein de l’armée. Les questions militaires et le fonctionnement de l’armée constituant un enjeu politique et social à part entière, c’est politiquement que l’on doit combattre ces saillies autoritaires et non faire appel à des mesures disciplinaires.

 Patrick Le Tréhondat, Patrick Silberstein, Christian Mahieux

  • Patrick Le Tréhondat est ancien quartier-maître de réserve, ancien membre d’Information pour les droits du soldat (IDS), du comité de soldats Tonnerre de Brest et du bureau de la Conférence européenne des organisations d’appelés (Ecco).
  • Patrick Silberstein est capitaine de réserve, ancien membre d’IDS, du comité de soldats de l’École d’application du train, et du bureau de l’Ecco.
  • Christian Mahieux est ancien objecteur insoumis, ancien membre des Comités de lutte des objecteurs de conscience (Clo) et du mouvement d’objection collective OP20.

[1« Pour qui votent nos casernes », sur Jean-jaures.org. L’étude est basée sur « le vote ». Donc, elle ne prend pas en considération les non-votes, elle n’analyse pas d’autres facteurs tout aussi probants quant au développement de l’extrême droite. Mais c’est une « photographie » éclairante.

[2Sur cette période, on lira avec profit Théo Roumier, « Contester dans l’armée », Les Utopiques n°5 et Christian Mahieux, « Contester l’armée », Les Utopiques n°6, consultables sur Lesutopiques.org.

 
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