Dossier classes sociales : Le prolétariat : Partout où on ne l’attend pas




Le prolétariat a-t-il disparu ? A-t-il été éliminé de l’histoire, submergé par l’expansion de classes moyennes éclatées et dépourvues d’une culture commune ? Nous pensons au contraire que le prolétariat n’a jamais été aussi nombreux, aussi diversifié, et aussi peu conscient de sa propre force.


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En 1964, 21 % des personnes interrogées à ce sujet avaient le sentiment d’appartenir à la « classe moyenne ». En 2002, elles étaient 42 % [1]. Est-ce à dire que les classes moyennes ont doublé de volume en quarante ans ? Ou plus simplement que la conscience de classe a faibli jusqu’à donner l’impression à la majorité de la population d’appartenir à un « ventre mou », une zone grise ni dominée ni dominante, en-dehors des enjeux et des conflits de classes ?

Contrairement aux idées reçues, le prolétariat n’a jamais été aussi central et volumineux dans notre pays. Et les inégalités économiques n’ont jamais été si abyssales.

Dans une tribune célèbre publiée dans Le Monde le 7 décembre 1995 à l’occasion des grandes grèves, et intitulée « Le Nouveau Prolétariat vous salue bien », le chercheur au CNRS Michel Cahen écrivait : « Certains le découvriront avec terreur, mais le prolétariat représente désormais probablement plus de 75 % de la population de ce pays. 75 % de prolétaires, dites-vous ? Vous exagérez ? Mais non. Certes, dans le langage courant la notion de “prolétaire” a souvent été liée à tort à celle de “pauvre” : cela ne saurait exprimer la place grosso modo identique de vastes secteurs de la population dans le procès de production. Le prolétaire est souvent pauvre, cependant il n’est pas le seul dans ce cas. Parfois, il gagne dignement sa vie. Mais il est celui qui, fondamentalement, vit de la vente de sa force de travail. »

En fait, ce « nouveau prolétariat » est largement majoritaire, car il s’étend aux salariés qualifiés (de nombreux cadres, professeurs, etc.), qui s’ils détiennent des qualifications, n’en sont pas moins des salarié-e-s qui vendent leur force de travail intellectuel.

Mais le prolétariat est loin d’être homogène, du fait de disparités économiques et culturelles.

L’éclatement du groupe ouvrier

Au sein du prolétariat, les ouvriers et ouvrières ont longtemps constitué le groupe le plus nombreux, représentant avec 8,5 millions de personnes 48 % environ de l’ensemble du salariat en 1975. La désindustrialisation des années 1970 et 1980 l’a peu à peu grignoté, mais il faut attendre 2003 pour qu’il passe derrière la catégorie des employé-e-s.

Restant la deuxième catégorie sociale la plus nombreuse en France (24% des actifs en 2005), les ouvriers et ouvrières ont pourtant été « effacés » de la scène politique et médiatique depuis les années 1980. Cet effacement est dû en premier lieu à la pression idéologique de la bourgeoisie pour nier l’existence d’une catégorie emblématique de la lutte des classes et de l’imaginaire qui lui est lié.

Sont également en cause la déstructuration des lieux de travail, la montée du chômage et la diversification des statuts, rendant plus difficile la syndicalisation et la constitution d’une parole ouvrière collective.

Mais cet effacement résulte également, en second lieu, de l’adhésion du Parti socialiste aux valeurs libérales après 1983, qui a nécessité de répudier toute référence à la classe ouvrière désormais jugée ringarde et indigne de la modernité. Cette disqualification idéologique du « col bleu » a également gagné le PCF dans les années 1990 au cours de la « mutation » orchestrée par Robert Hue. Mais, dès les années 1970, elle avait pénétré une partie de l’extrême gauche qui après 1968 s’était complue dans un ouvriérisme outrancier et qui, dans un mouvement de balancier inverse, n’a plus accordé qu’une attention anecdotique à la question ouvrière, pour se consacrer en priorité aux luttes « hors de l’entreprise ». Cet « adieu au prolétariat » pour reprendre l’expression du philosophe André Gorz, n’a pas été pour rien dans le retrait progressif du groupe ouvrier de la scène politique voire même syndicale.

En 2005, les ouvriers et ouvrières sont nombreux surtout dans les entreprises de plus de 50 salariés, dans la construction automobile, l’agroalimentaire et le commerce (où les emplois ont été multipliés par 4,4 en 40 ans). Cependant, en Occident, le nombre d’emplois industriels diminue sans cesse. Cette baisse est bien sûr due aux licenciements et aux délocalisations accélérées par la mondialisation, dans le droit fil de la stratégie de contournement des bastions ouvriers suivie par le patronat depuis les années 1970.

Hors de notre vue, le travail industriel !

Bien sûr, le patronat a toujours autant besoin du travail industriel… mais « hors de notre vue » ! Il l’externalise dans les « pays à bas salaires » : en Chine bien sûr, mais aussi au Maghreb, en Amérique du Sud…

Dans ces pays, le groupe ouvrier s’élargit et ses conditions de vie changent : des fractions entières de la paysannerie ont perdu leur propriété et ont basculé dans le salariat des mégapoles du Tiers-monde, dont la population a été multipliée par 6 entre 1975 et 1995. La nouvelle force de travail salariée mondiale est ainsi passée de 1,9 milliard d’ouvriers et d’employés en 1980 à 2,3 milliards en 1990 et 3 milliards en 1995, soit la moitié de l’humanité [2]. Ces travailleuses et ces travailleurs sont souvent salariés de grands groupes internationaux, et soumis aux méthodes tayloristes modernes. La classe ouvrière est donc en expansion… mais hors d’Europe !

Les employées, exploitées et invisibilisées

Le recul des ouvriers a souvent servi à masquer le fait que les employé-e-s (28 % des actifs en 2005), qui constituent aujourd’hui le premier groupe socio-professionnel, sont avant tout des travailleurs et des travailleuses d’exécution, dont l’exploitation participe à l’accumulation des profits. Tout d’abord, des pans entiers d’activité auparavant intégrés aux grandes entreprises sont passés dans le secteur des services, avec l’externalisation et le recours à la sous-traitance, comme c’est le cas du nettoyage ou de la maintenance industriels.

Enfin, le groupe des employés est constitué à 80 % de femmes, qui travaillent dans les secteurs des services à la personne, de la santé et du social, du commerce, et qui cumulent à bien des égards des conditions d’exploitation accrues : salaires moyens plus faibles que chez les ouvriers pour des métiers considérés comme « féminins », temps partiels contraints et flexibilité des horaires… Force est alors de constater que le peu d’intérêt accordé à ce groupe, y compris parfois dans les organisations syndicales, repose sur une insuffisante prise en compte des questions féministes.

Bien sûr, les conditions de travail du prolétariat ne sont plus celles des mines et des forges du XIXe siècle. Mais, depuis vingt-cinq ans, elles ont recommencé à se dégrader : le travail est plus pénible, plus répétitif, plus envahissant… Les nouvelles technologies ont en effet permis d’accroître les exigences de rentabilité aux employé-e-s du tertiaire.

Intensification du travail

Dans une enquête Insee de 2002, 38 % des salariés disaient porter ou déplacer des charges lourdes contre 22 % en 1984. 54 % souffraient de rester longtemps debout contre 49 % en 1984. Si le travail était surtout physiquement pénible pour les ouvriers qui étaient par exemple 62 % à craindre d’être blessés par des outils ou matériaux, les employés et professions intermédiaires sont aussi deux fois plus à déclarer souffrir de postures ou déplacements pénibles en 1998 qu’en 1984. De même, avec le travail en flux tendu, 47 % des salariés travaillent le samedi et 25 % le dimanche contre moins de 20 % en 1984. Le travail de nuit a progressé et touche désormais 14 % des salarié-e-s.

Les rythmes de travail s’accélèrent : en 1984, 19 % des salariés étaient contraints d’accomplir leur travail en moins d’une journée. En 1998, ils étaient 43 %. Les travaux pénibles le sont encore plus. Et, contre toute attente, le travail à la chaîne progresse ! En 1984, il concernait 7,5 % des ouvriers qualifiés, contre 16 % en 2002 ! Parmi les non qualifiés, 30 % des travailleurs font du travail posté contre 20 % quinze ans auparavant. Du coup, pour les ouvrières et les ouvriers, souvent jeunes, femmes ou intérimaires et immigrés, ce sont des tâches encore plus parcellisées, stressantes, la perte totale d’autonomie dans son travail, et les maladies professionnelles : tendinites, troubles musculo-squelettiques ou accidents du travail à répétition.

Au quotidien, les tensions sont plus vives : 30 % des salarié-e-s disent vivre des tensions avec leurs chefs et en souffrir, contre 23 % en 1991. Il en est de même dans ces véritables usines que sont les centres d’appels où les employés sont chronométrés pour faire du chiffre : 7 secondes en moyenne avec chaque client ! Les directions profitent des statuts précaires ou à temps partiel et du turn over important, pour imposer ces conditions de travail. En vingt ans, en France, les emplois précaires (intérim, CDD, CES…) ont été multipliés par trois. Et l’informatique est utilisée pour fliquer les salariés…

On en arrive à des situations d’exploitation dignes du Tiers-monde dans les milieux du travail domestique, du gardiennage, du nettoyage, ce qui a pu faire dire aux femmes de ménage, pour la plupart immigrées, grévistes d’Arcade-Accor en 2003, que leur travail, c’était de la « délocalisation sur place ».

Les inégalités demeurent

En ce qui concerne les conditions de vie, elles ont incontestablement évolué avec la massification de l’enseignement, de l’accès aux soins et du logement après 1945. Mais ces dynamiques n’empêchent la reproduction d’inégalités criantes qui continuent de diviser la société. On peut ainsi évoquer les mécanismes de ségrégation urbaine qui se sont renforcés alors même que nombreux ouvriers accédaient à la propriété grâce aux incitations étatiques au crédit populaire. Ces mécanismes sont tels que les ouvriers constituent aujourd’hui le premier groupe (34,7 %) habitant les zones rurales, tandis que 76 % des cadres habitent dans les centres urbains. On peut également souligner le maintien des inégalités de santé : l’espérance de vie des ouvriers hommes est de 74 ans en 1999, et de 81 ans pour les cadres supérieurs. Enfin les « destins de classe » continuent de peser sur les trajectoires : seulement 4,9 % des fils d’ouvriers accèdent aux 3e cycles universitaires contre 36 % des fils de cadres et professions intellectuelles supérieures. Les étudiantes et les étudiants les plus démunis doivent souvent travailler et deviennent des salariés précaires dans la restauration rapide ou la vente (Fnac, Pizza Hut, McDo, Go Sport...).

Pour finir, les diverses composantes du prolétariat ont un point commun, non négligeable : la pression du chômage et de la précarité, qui tire l’ensemble vers le bas. Car, s’il s’appauvrit à un pôle, celui des privé-e-s d’emploi et des « travailleurs pauvres » (2 400 000 gagnent moins de 6 500 euros par an en travaillant), l’autre pôle ne s’enrichit pas. Ses couches les plus jeunes, les plus diplômées, sont de plus en plus longtemps au chômage ou en situation de précarité (entre 1971 et 1987, le chômage des diplômés récents de l’enseignement supérieur est passé de 0 à 15 % pour les garçons et de 2,9 à 10,3 % pour les filles).

Comme le soulignait un sondage de 1998, de plus en plus de cadres et professions intermédiaires disaient se trouver plus proches des ouvriers que de leur patron, et même prêts à faire grève. Dans les années 1990, le taux de syndicalisation des cadres (7,5 % en 2005) a d’ailleurs dépassé celui des ouvriers (5,5 %) [3]. Cela tend à prouver qu’il n’y a pas eu de « moyennisation » du prolétariat avec le développement du tertiaire mais plutôt une prolétarisation des classes moyennes.

Malgré tout, si la visibilité du prolétariat sautait aux yeux, nous n’aurions pas eu besoin de consacrer un dossier à la question...

Pour des luttes unifiantes

L’identité du prolétariat a été mise à mal par sa diversification, et par le retrait – provisoire (?) – de la scène politique des ouvriers d’industrie, cette catégorie si porteuse d’imaginaire. Et si le « nouveau prolétariat » de Michel Cahen existe objectivement, il reste inconscient de former un ensemble. La question d’une nouvelle unité et conscience prolétarienne, qui dépasserait les clivages internes (ouvriers/employées, travailleurs qualifiés ou non, immigrés ou non, etc.) reste posée. Parions qu’elle trouvera son chemin à travers des revendications fédératrices et des luttes unifiantes. Les mouvements de décembre 1995 et de mai-juin 2003 n’y sont pas parvenus. Les luttes de demain le feront-elles ?

Guillaume Davranche (AL Paris-Sud) et Violaine Bertho (AL 93)


LA PETITE PAYSANNERIE, UNE ALLIÉE PAR NÉCESSITÉ

Dans un livre qui eut un certain retentissement en 1970, Les Paysans et la lutte des classes, le leader paysan Bernard Lambert développait l’idée que la paysannerie n’était pas une catégorie sociale unifiée, mais profondément divisée entre grands agriculteurs capitalistes et petits agriculteurs prolétarisés. Ainsi la paysannerie se trouvait-elle elle-même traversée par la lutte des classes, se divisant en deux camps aux intérêts antagonistes.

Dans la conception de Bernard Lambert et de son courant syndical, les « Paysans-Travailleurs », ancêtres de la Confédération paysanne, les petits paysans propriétaires ou locataires de leur outil de travail (la terre) sont totalement dépendants des intermédiaires et n’ont, en réalité, aucune maîtrise de leur production, en amont comme en aval. Ce qui, pour peu qu’ils en aient conscience, les range dans le camp du prolétariat. C’est une vision résolument anticorporatiste qui exige d’avoir une appréhension globale de la place de l’agriculture dans la société.

En 2005, les agriculteurs travaillant sur de petites et moyennes exploitations représentaient 1,7 % de la population active, contre 0,8 % pour les grands agriculteurs exploitant plus de 100 hectares.

Le statut d’indépendant et de propriétaire d’une exploitation ne suffit donc pas à ranger tous les agriculteurs dans les catégories supérieures, et ce sont surtout les gros exploitants qui recourent à l’emploi de salariés agricoles, exploitant alors souvent une main d’œuvre immigrée dans des conditions précaires.

[1Claude Dargent, « Les classes moyennes ont-elles une conscience ? », Liaisons sociales n° 106, 2003.

[2James Petras et Henri Veltmeyer, La Face cachée de la mondialisation, Parangon, 2002.

[3Thomas Amossé, « Mythes et réalités de la syndicalisation en France », in Premières Synthèses, Dares, octobre 2004.

 
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