Ecouter : Archie Shepp, « Attica Blues »




Au moment de l’enregistrement de l’album Attica Blues, en 1972, le saxophoniste Archie Shepp a déjà derrière lui une réputation de défenseur de la cause afro-américaine au sein du jazz. Après avoir participé au lancement du free jazz avec le saxophoniste Ornette Coleman et le pianiste Cecil Taylor, il croise Coltrane et ses musiciens qui lui ouvrent les portes du label Impulse  !, réputé pour
produire des artistes d’avant-garde engagés. Lors d’une interview avec le magazine américain SPIT datant de 1990, il revient sur ce moment charnière du mouvement des droits civiques et du free jazz : «  Les Noirs et les Blancs qui avaient auparavant écouté de la musique noire exclusivement pour se divertir ont commencé à écouter sérieusement John Coltrane, Ornette Coleman, Cecil Taylor, Albert Ayler et moi-même. Je pense que nous avons élargi les horizons de la musique, et les jeunes Blancs étaient politisés par notre biais ainsi que par le mouvement des droits civiques  ».

Pour l’écriture d’Attica Blues, Shepp, avec le trompettiste Cal Massey, s’inspire de la mutinerie de la prison d’Attica, dans l’État de New York, et du massacre qui s’ensuivit. Cette mutinerie se déclencha après la mort en 1971 d’un des leaders des Black Panthers, George Jackson, assassiné par un gardien dans la tristement célèbre prison californienne de San Quentin. En représailles, la totalité des détenus d’Attica porte un brassard noir et refuse de participer aux activités de la prison. La mutinerie porte ses fruits et les prisonniers, issus des communautés afro-américaines et portoricaines, posent des revendications contre le racisme des gardiens et pour de meilleures conditions de vie : contre la surpopulation pénitentiaire (Attica renfermait 2300 détenus pour une prison prévue pour 1600), pour l’accès aux soins, pour une meilleure éducation en prison, un salaire minimum et des revendications élémentaires comme des douches ou du papier toilette à volonté. Quarante-deux gardiens et civils administratifs furent pris en otage, un comité de prison, le Front de Libération d’Attica, fut élu. Après quatre jours de mutinerie et de négociation avec les autorités, le gouverneur républicain, Nelson Rockfeller, donne l’ordre à l’armée de lancer l’assaut. Le bilan sera de 39 morts : 10 gardiens et 29 prisonniers. Dans cette période de très fortes tensions raciales, où le souvenir des émeutes de Watts de 1965 est encore fort, nombreux sont les artistes qui utilisent différents medium afin de laisser éclater leur colère. On peut citer le groupe de spoken word ,The Last Poets, considérés comme les précurseurs du rap et du hip-hop.

Shepp fait partie de ces artistes. Plusieurs mois après les événements
d’Attica, il réunit 37 musiciens et chanteurs (5 vocalistes, 14 cuivres, percussionnistes, instruments à cordes…). Dans les rangs, on note la présence de Jimmy Garrison, contrebassiste de Coltrane et de Clifford Thornton, musicologue et cornettiste, qui participa au festival panafricain de jazz d’Alger en 1969 et qui fut interdit de séjour en France en 1970 suite à un concert de soutien aux Black Panthers. L’album commence par le morceau éponyme Attica Blues, puissant jazz-funk où le big band laisse crier sa fureur. Entrecoupé par la voix grave de l’avocat engagé et médiateur lors des événements d’Attica, William Kunstler, l’album varie ces styles, une musique désaccordée accompagnant un chant mi-crooner mi-complainte, puis une forte rythmique accompagnant les envolées du saxophone de Shepp. Le dernier morceau Quiet Daw, chanté par Waheeda Massey, fille de Cal Massey, donne une impression angoissante de par la voix frêle de la fillette et par le son free du soliste sur un fond d’orchestre classique qui semble dépassé, comme une volonté d’exprimer une liberté fragile dans un monde semblant bien réglé. Cet album, alliant le classicisme des big bands et le funk naissant, se déroule comme une bande originale d’un film qui fut, malheureusement, une réalité. Il fut enregistré en quatre jours, comme une urgence, comme étant la volonté de répondre de façon spontanée à la tragédie d’Attica.

Simultanément à l’enregistrement d’Attica Blues, Archie Shepp enregistre l’album The Cry of My People, dont le titre ne laisse aucun doute sur la rage que le jazzman laisse éclater. En 1979, Shepp enregistre l’intégralité d’Attica Blues au Palais des Glaces de Paris et en septembre 2012, il revient, à Paris lors de Jazz à la Villette, rejouer avec son Attica Blues Big Band et célébrer les 50 ans de son album mythique qui rappelle que la question du racisme est très loin d’être réglée.

Martial (AL Saint-Denis)

Archie Shepp, Attica Blues, Universal Music Division Classics Jazz, 1972.

 
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