Culture

Entretien, Alessandro Pignocchi : « Sortir du dualisme protection / exploitation de la “Nature” »




Alessandro Pignocchi vient de publier (et d’illustrer) un livre discussion avec l’anthropologue Philippe Descola, dans lequel ils esquissent «  la perspective d’une société hybride qui verrait s’articuler des structures étatiques et des territoires autonomes dans un foisonnement hétérogène de modes d’organisation sociale, de manière d’habiter et de cohabiter  ». Il a accepté de répondre à nos questions.

Alternative libertaire  : Si la responsabilité du capitalisme dans la dévastation du monde n’est plus à démontrer, la «  protection de la nature  » est-elle suffisante  ?

Alessandro Pignocchi  : Quand on a grandi en Occident, on considère spontanément que la protection est à la fois l’opposé de l’exploitation et la solution pour y mettre un terme. L’anthropologie et l’histoire nous apprennent qu’exploitation et protection se sont construites ensemble, de façon complémentaire. Elles sont les deux facettes d’une même médaille, d’un même mode de relation qui tout à la fois crée la «  Nature  » et renvoie collectivement les êtres qui la peuplent dans la catégorie des objets – que l’on exploite ou que l’on protège. Pour sortir de l’exploitation, il ne s’agit pas de se focaliser sur sa complémentaire, mais de quitter ce dualisme.

Le capitalisme a besoin de ces deux facettes, il se nourrit d’elles. Protéger à l’extrême quelques petites zones – appelées à se rétrécir et à être de plus en plus souvent réservées à une élite économique – pour pouvoir dévaster le reste.

Comment l’anthropologie – et l’anthropologie de la nature en particulier – peut-elle servir un projet politique ?

Pour penser un dépassement de la distinction entre nature et cuture et la fausse opposition exploitation/protection dans laquelle elle nous enferme, les peuples qui échappent encore aux façons de faire occidentales sont une source d’inspiration. Un indien Achuar ne protège pas sa forêt, moins encore la «  Nature  ». Il vit avec les êtres que ces concepts regroupent. Les plantes, les animaux et les milieux de vie ne sont pas des objets que l’on exploite ou que l’on protège, mais des voisins, des parents, des cohabitants du territoire avec lesquels il faut s’entendre. Les interrelations avec eux relèvent du registre du social  : on discute, on négocie, on tente de résoudre tant bien que mal les conflits d’usage, bref, on tient spontanément comptent de leur intériorité, de leurs intérêts et de leur perspective sur le monde.

Avec cette perspective, l’écologie politique devient autrement enthousiasmante que si elle restait focalisée sur la notion de protection. L’objectif n’est plus de chasser les activités humaines de petits parcs protégés mais de penser l’ensemble de nos activités – subsistance, habitation, déplacement, etc. – en bonne entente avec des cohabitants non-humains. Cette perspective est en soi désirable – et elle le serait quand bien même n’y aurait-il pas de crise écologique – tant les types d’interrelations avec les non-humains qu’elle rend possible sont plus denses, intenses et source de joie que ce que nous connaissons aujourd’hui.

Pourquoi avoir invité Philippe Descola sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes  ?

La Zad de Notre-Dame-des-Landes est le territoire, en France, où cette façon, disons, socialisée, de se rapporter aux plantes, aux animaux et aux milieux de vie est parvenue à se stabiliser institutionnellement de la façon la plus spectaculaire. C’est donc un point d’appui essentiel pour comprendre comment étendre cette manière d’habiter, comment la faire gagner en puissance. La première leçon, quasiment triviale mais rarement explicitée, est que le projet de déployer des interrelations subjectivantes avec les non-humains est incompatible avec les règles du jeu économique, avec le statut surplombant que la sphère économique a, depuis deux siècles, acquis sur nos vies et sur les processus de décision politique. Nous appelons à des institutions qui subjectivent les non-humains, quand l’économie est la force objectifiante par excellence – qui s’exerce avec la même intensité sur les humains, transformés en «  ressources humaines  ». Si la Zad peut s’offrir le luxe de déployer des modes d’organisation qui tiennent compte des intérêts des non-humains, c’est parce qu’elle est parvenue à ¬s’émanciper des règles du jeu économique, grâce à la pratique de l’entraide, des communs et à la construction de son autonomie matérielle et politique. Pour pouvoir se permettre de se demander librement si une prairie à besoin ou non d’être pâturée, si une futaie a intérêt à être jardinée de telle ou telle manière, si un troupeau serait plus épanoui de telle ou telle façon, il faut au préalable s’être libéré du salariat et des impératifs de rentabilité et de croissance.

On reproche souvent aux mouvements qui aspirent à retrouver des formes d’autonomie territoriale d’être de simples gestes de fuites et de laisser l’État et sa collusion avec le capital inchangés. Nous défendons dans le livre avec Descola que les luttes territoriales sont au contraire un puissant outil de transformation de l’État. Un État qui est contraint de cohabiter avec des territoires autonomes n’est pas le même État – à conditions que ces territoires soient fédérés en réseaux bien plus puissants que ce qu’ils sont aujourd’hui et qu’ils entretiennent de multiples interactions avec l’Etat. Ils offrent des possibilités de subsistance à la population qui se trouve donc moins violemment contrainte de vendre sa force de travail pour survivre, ils permettent de vivre, d’expérimenter dans son corps, d’autres formes d’organisation politique et matérielle, ils créent des collectifs très mûrs politiquement, servent de lieu d’accueil et de repli. Penser la lutte territoriale comme un outil de transformation de l’État permet de sortir du duo massification-plaidoyer dans lequel beaucoup de militants et militantes se sentent aujourd’hui enfermé∙es.

Propos recueillis par Ernest London (UCL Le Puy)

  • Alessandro Pignocchi et Philippe Descola, Ethnographies des mondes à venir, Le Seuil, 2022,
    176 pages, 19 euros.
 
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