Entretien

Entretien avec Soumeya, membre du Syndicat des femmes musulmanes (SFM) : « L’État raciste et la justice complice, c’est concret et public »




Depuis plus de quatre ans des femmes musulmanes militent pour avoir accès aux piscines municipales de Grenoble. Issues des quartier populaires, elles ont mené plusieurs actions directes de protestation contre le règlement discriminatoire, ont lancé le mouvement « La piscine pour toutes » et ont su monter un syndicat de lutte pour poser un rapport de force face à une mairie opportuniste. Le groupe de Grenoble a tissé, à travers les actions menées, des liens avec le SFM et livre à présent un entretien réalisé auprès d’une des membres.

Alternative libertaire : Peux-tu présenter le syndicat  ?

Soumeya : Nous sommes le Syndicat des femmes musulmanes (SFM) faisant partie de l’Alliance citoyenne (AC), une association qui appuie à la création de syndicats de citoyen.ne.s dans toute la France. Le SFM a été créé en 2018 par des femmes de Teisseire, [1] qui constataient des discriminations envers elles, comme l’impossibilité d’emmener leurs enfants à la piscine. En approfondissant le sujet, il s’est trouvé qu’il y avait beaucoup de femmes concernées et qui étaient prêtes à s’organiser et constituer un syndicat spécifique de femmes musulmanes.

Quel est le lien entre le SFM et l’Alliance Citoyenne ?

L’AC a un statut d’association auquel sont rattachés les syndicats. Un conseil intersyndical avec les représentant.es de chaque syndicat fait office de Conseil d’Administration. A Grenoble, il y a actuellement trois syndicats de l’AC : le syndicat des Handis citoyennes, le Syndicat des locataires et le Syndicat des femmes musulmanes. Il existe trois Alliances citoyennes en France : Grenoble, Aubervilliers et Grand Lyon. Et des éco-syndicats actuellement en cours de création. Au sein de l’AC, des salariées font un travail similaire aux organisatrices et organisateurs syndicaux dans le but de former des syndicats de citoyens et citoyennes subissant des discriminations.

Le SFM s’est donc formé à Grenoble ?

Oui, le mouvement s’est d’abord lancé à Grenoble avec la campagne pour l’accès aux piscines pour toutes puis à Lyon où il y a eu des actions contre des salles de sport avec le but de changer leur règlement intérieur qui discrimine les femmes portant le foulard. En 2020, pendant le confinement, s’est monté à Paris un syndicat de femmes musulmanes de l’AC axé sur les discriminations dans le sport à l’encontre des femmes portant le foulard : les Hijabeuses.

Le principe des syndicats à l’AC est de monter une campagne contre une injustice précise, gagnable rapidement et qui amène à une autre campagne, etc. Pour le SFM les choses se sont passées autrement étant donné tout le bruit politique suscité et auquel on ne s’attendait pas. Notre lutte dure depuis 4 ans, faisant d’elle la lutte la plus longue de l’AC.

Peux-tu rappeler la chronologie de votre lutte ?

Notre lutte a commencé en 2019 avec en premier lieu le lancement d’une pétition qui avait rassemblé plus de 200 signatures et un rendez-vous avec des élues de la mairie qui n’a mené à rien. En 2019 toujours nous avons fait une action à la piscine des Dauphins à Villeneuve [2], une vingtaine de femmes s’y sont rendues avec des maillots couvrants ; elles n’avaient pas été à la piscine depuis 10ans, 20ans, 30ans… puis une autre fois à la piscine Jean Bron, une action qui a été réprimée par la police et qui a suscité un bruit médiatique d’une grande ampleur. Les participantes ne s’y attendaient pas du tout et ont vécu un réel enfer, certaines ont même déménagé de Grenoble.

En 2020, confinement oblige, il était plus compliqué de s’organiser ou de mener des actions mais nous avons continué nos relances à la mairie pour demander un rendez-vous. A la fin du confinement, les actions ont repris : manifestations, actions banderoles sur des bâtiments avec la présence de journalistes, etc. afin de mettre la pression pour être reçues en mairie.

En 2021, une pool party a été organisée dans le hall de la mairie, et face au refus de nous recevoir nous avons refait des actions piscines, notamment à Jean Bron où l’on a subi une fois encore la répression de la part de police et des maîtres-nageurs. Suite à ça nous avons été reçues par la mairie mais les élues ne dialoguaient pas et refusaient en bloc nos demandes.

En Septembre 2021, la ville a mis en place le « dispositif d’interpellation citoyenne » : tout le monde peut déposer une pétition et le nombre d’habitantes signataires donne accès, par palier, à certaines possibilités. Avec cinquante signatures on a droit à deux réunions de « médiations » avec les élu.e.s. Nous avons donc décidé de relancer une pétition. En octobre, une première médiation a permis de faire comprendre que nous sommes un mouvement de femmes qui veulent juste aller se baigner. Il ne s’agit pas d’islam politique, et ça ne va pas plus loin que le maillot couvrant. C’est à ce moment-là qu’on a lancé le slogan « mon corps, mon choix, mon maillot » pour demander la suppression de la notion de longueur et notre demande ne portait plus uniquement sur le maillot couvrant mais aussi le topless par exemple. Ça a permis que d’autres femmes rejoignent notre lutte.

Suite à la deuxième médiation qui a eu lieu fin janvier, les élues étaient favorables à notre demande, mais le maire Eric Piolle avait le dernier mot malgré un semblant de démocratie citoyenne, et il a refusé. Cette décision injustifiée a mené l’élue à l’égalité des droits Chloé Le Bret à démissionner, ce qui a beaucoup impacté la mairie en interne. Aussi on a organisé un rassemblement le soir même pour contester cette décision.

« Une orga féministe et composée majoritairement de meufs, deux caractéristiques principales des premières orgas à avoir affiché leur soutien »

Après ces évènements, notre pétition ne servait plus à rien et on a décidé d’être plus visibles dans le milieu militant grenoblois en termes de manifestations. La 1re orga à nous avoir soutenues, et pendant longtemps la seule, a été NousToustes38, une orga féministe et composée majoritairement de meufs, deux caractéristiques principales des premières orgas à avoir affiché leur soutien.

Accidentellement, un élu a annoncé dans la presse que la mairie statuerait sur ce sujet-là au début du printemps. Piolle, mis sous pression depuis des mois et obligé de tenir cette écheance reprise et médiatisée par le SFM, annonce que le sujet du maillot couvrant est mis à l’ordre du jour du Conseil Municipal du 16 Mai. Après cette annonce, un canal de discussion avec la ville est mis en place afin de clarifier les échanges et parce que la mairie ne voulait surtout pas qu’il y ait une autre action piscine, pour éviter les tensions avec tous les projecteurs nationaux braqués sur Grenoble — Piolle se faisant attaquer de toute part. Et c’est ça qui a été fort dans notre mouvement, on a réussi à imposer un rapport de force par nos actions et le bruit médiatique que ça suscitait, avec des titres de journal qui cinglaient : « Piolle envoie la police nationale pour empêcher des femmes de se baigner ».

La période entre l’annonce de l’ordre du jour du conseil municipal du 16 mai et sa tenue a été une période très mouvementée entre la presse nationale, les fachos, Wauquiez qui parlait de retirer des subventions à Grenoble si ça passait...

Comment percevez-vous les médias ? Sont-ils vos alliés ou pas tant que ça en faisant de votre lutte un énorme sujet alors qu’il s’agit seulement de changer un règlement intérieur ?

Ça ne vient pas de nous cette volonté de créer un énorme sujet. On sait que le pays est fou sur ces questions mais à ce point-là... Entre l’annonce de l’ordre du jour du conseil municipal et le 16 mai il y a eu une période où on ne contrôlait plus rien, la mairie ne contrôlait plus rien, le pays entier s’est saisi du sujet. On faisait facilement 5 à 6 interviews par jour avec toute la presse nationale qui descendait, Europe 1, BFMTV et France Inter en même temps dans les rues de Grenoble à faire des micros trottoirs puis venant aux bureaux de l’AC pour nous avoir en interview.

On faisait du tri, BFMTV on ne répond pas, CNEWS on répond pas. Généralement on prenait tout le monde sauf les pires. Valeurs Actuelles nous contactait : « c’est vraiment difficile de rencontrer une de vos militantes ! ». Dès qu’un journaliste a eu mon numéro, iels se le sont refilé. Mon téléphone ne fonctionnait plus, maintenant ça va mieux mais je recevais entre 50 à 100 messages par heure toutes applications confondues, de 7 heures à minuit. Et plus le 16 mai approchait, plus ça devenait difficile pour nous avec l’organisation de ce gros évènement.

« C’est aussi à ce moment qu’on s’est rendu compte du rapport de force »

Mais on savait que notre victoire dépendait de notre capacité à répondre aux journalistes. Donc on enchainait les interviews à répéter les mêmes choses, avec les éléments de langage, etc. pour des journalistes qui savaient très bien en arrivant ce qui serait écrit, peu importe ce qu’on allait dire. C’est aussi à ce moment qu’on s’est rendu compte du rapport de force. Les médias, s’ils voulaient que leur article se différencie des autres, ils savaient qu’il fallait qu’il y ait notre parole dedans. On s’autorisait à dire à certains : « non, vous on ne veut pas répondre ». Alors qu’au début, dès que le petit journal du coin voulait écrire quelque chose sur nous on disait oui. Les journalistes ont voulu nous parler et c’était à nous de décider si on voulait leur parler ou non. C’est là qu’on s’est rendu compte que quelque chose avait changé et qu’on était devenue incontournables dès qu’on parlait de cette lutte.

Il y a quelque chose de marquant qui nous est arrivée dix jours avant le 16 mai. Quelqu’un toque à nos bureaux et se présente : « Bonjour, je suis journaliste au Parisien, est-ce que je peux avoir une interview ? » Alors que normalement, les journalistes ne viennent pas à l’improviste, on devait d’abord convenir d’un RDV. On le fait attendre, mais on décide de l’accepter en se disant que ce serait quand même bien un article dans Le Parisien. On l’a trouvé assez sympa et on lui a même offert le café. Durant l’interview il reprenait nos éléments de langage en nous parlant de patriarcat, de féminisme, il prenait des notes, nous a remerciées et s’en est allée. Et là, trois jours après, l’article du Parisien nous accuse de faire du fichage, de faire de l’entrisme à la mairie en mettant la pression sur les élu.e.s et d’être une association d’islamistes etc. Il nous accuse de fichage à cause de nos documents de membres : quand tu adhères, c’est normal qu’il y ait tes infos. Ce sont les méthodes de l’AC mais quand on fait du porte à porte on a une case « commentaires » où on mettait par exemple le motif de la colère de quelqu’un, qu’est-ce qui lui donne envie de s’engager. Comme toute association, comme tout syndicat, comme tout parti politique. Ca a été sorti de son contexte, juste pour porter atteinte à notre image. Les deux cases qui sont sorties et qui ont fait polémique c’était une où on avait mis : « vote FN » et du coup c’était pour se dire de ne pas lui parler des maillots couvrants, parce que c‘était un locataire et donc intéressé que par la lutte des locataires. Et une autre case où c’était marqué que quelqu’un venait de se faire opérer et c’était juste pour dire qu’elle ne pouvait pas venir aux réunions et ça ne servait à rien de l’appeler pour les actions et les réunions car elle sortait juste de l’hôpital. Dans le Parisien ils insinuaient qu’on pratique un fichage racial, ethnique et des données personnelles de santé !

On voit que certains reportages mettent en avant des témoignages qui s’oppose à vos revendications, mais vous, qu’elles étaient les réactions que vous avez pu voir lors de vos actions piscines ?

Il y a effectivement des gens qui sont contre notre démarche, surtout des hommes, mais on a aussi beaucoup de personnes qui nous soutiennent et qui n’hésitent pas à le montrer en quittant le bassin et en refusant d’entrer à la piscine par solidarité. Souvent les gens, lors de nos actions piscines, viennent vers nous pour nous poser des questions sur nos revendications et dans ce cas on leur explique. Il y a des personnes de notre groupe dont le rôle va être de discuter avec les autres et de les sensibiliser à notre lutte.

« Maintenant dans le milieu militant les gens nous reconnaissent, savent de quelles orgas on fait partie, avant ce n’était pas le cas »

Mais étant donné que la stratégie de la police et des maitres-nageurs est de nous donner le mauvais rôle en fermant la piscine à tout le monde et en nous rendant responsable, c’est parfois délicat avec les autres usagères et usagers. Il y en a plusieurs qui nous disent : « J’ai chaud, je voulais me baigner mais je vais repartir, hors de question que j’aille me baigner si vous n’y avez pas droit ». Et donc il y en a plusieurs qui s’en vont, c’est bien — en même temps un gars commence à parler avec une fille du syndicat et lui dit « Vous êtes reloues, je travaille tout la journée et j’ai chaud, je veux juste venir me détendre et je peux pas ». La camarade essaie de lui répondre qu’elle en fait c’est depuis qu’elle est petite qu’elle ne peut pas se baigner. Elle a essayé de rester « carrée » mais a fondu en larmes. C’était très émouvant comme moment. C’est là qu’on a fait la photo qui est passée avec les répliques aux policiers devant la piscine. On est resté devant à chanter des slogans, repris par d’autres personnes. J’ai l’impression que c’est un peu la première fois que les gens commençaient à nous reconnaître. Maintenant dans le milieu militant les gens nous reconnaissent, savent de quelles orgas on fait partie, avant ce n’était pas le cas.

Dans le même temps, il y a quelqu’un dans la queue de la piscine qui vient nous voir et qui nous dit : « Vous savez c’est la première fois que je vois une femme qui porte le foulard sourire. » Et là on a compris l’ampleur du travail qu’on allait devoir faire.

Au moment de partir, on longe la piscine sur le retour et là on entend tous les gens qui étaient dans l’eau qui commencent à reprendre notre chant et avec les fenêtres ouvertes ça fait un peu comme dans un gymnase, ça rendait hyper fort et on les entendait depuis la rue ; on ne savait pas qui c’était puisqu’on n’avait pas pu rentrer. C’était fort comme moment.

Est-ce que tu peux raconter un peu plus en détail les événements de l’action piscine à Jean Bron en 2019 ?

A Jean Bron, la baignade en elle-même se passe bien mais c’est à la sortie de la piscine qu’on voit des flics et des camions de CRS qui nous attendent. Et là c’est la panique, parce qu’au SFM et au sein de l’AC en général, nous sommes des femmes qui vivons des discriminations et qui ont une volonté d’agir contre celle-ci. Nous nous organisons et voyons qu’il est possible de lutter mais nous ne sommes pas des militantes aguerries qui s’attendent à une répression policière.

Contrôle d’identité, mise sous pression, intimidation… et c’est ce moment-là qui marque le début de la surmédiatisation, des pressions. Les médias nationaux se sont vite emparés du sujet en venant à Grenoble.

Les femmes qui ont fait cette action à Jean Bron ont vécu un réel enfer, elles recevaient des menaces chez elles, ont subi la pression de leurs maris et familles. Même l’imam de Teisseire à qui personne n’avait demandé son avis a pris position dans l’affaire en condamnant l’action des femmes dans la piscine. Et en y ajoutant l’acharnement des interpellations dans la rue et du bruit médiatique, jusqu’aux enveloppes qu’on recevait avec des excréments au local de l’AC. Toute cette pression, que ce soit du côté des médias ou des familles a fait que la lutte devenait très compliquée, surtout pour des personnes qui ne sont pas des personnes militantes et donc ne sont pas préparées à ce que les choses prennent une aussi grande ampleur, malgré leur habitude du climat islamophobe.

De plus, l’AC avait des difficultés à s’inscrire dans le réseau militant grenoblois, il y a eu donc peu de soutien et un isolement total. A cause de ça, de toutes les femmes présentes en 2019, il n’en reste qu’une seule. Les autres femmes, on n’arrive plus à les joindre. Et les pressions visaient aussi leurs enfants, que ce soit de la part de leurs professeurs ou d’autres enfants.

Suite à cette action et au bruit médiatique qu’elle a suscité, les élu.e.s ont accepté de nous recevoir mais ont refusé de nous écouter et se sont contentées de lire un communiqué écrit par Eric Piolle. L’année 2019 finit donc sur cette absence de dialogue avec la mairie.

Est-ce que l’une d’entre vous s’est déjà retrouvé en garde à vue ?

Non, ils ont pourtant essayé de nous pousser à la faute avec de la provoc’, de l’intimidation mais on a toujours gardé notre calme.

Que penses-tu de l’utilisation du mot burkini ?

Au SFM, on n’utilise pas ce mot (tout comme le mot « voile ») qui a été popularisé par la droite et l’extrême droite en faisant le lien avec la burqa [3], le voile intégral qui ne fait pas du tout partie de notre type de revendication. On préfère utiliser le terme maillot couvrant qui en plus permet d’inclure les personnes qui le porteraient pour d’autres raisons, comme des allergies ou autres.

Pensez vous que l’élargissement des revendications au topless a fait évolué l’opinion publique ?

On pense que ça a joué oui. On est convaincues que si on a pu aller aussi loin c’est par ce qu’on a utilisé des éléments de langage féministe dans notre discours, qu’on ne luttait plus juste pour le maillot couvrant mais aussi pour le topless. Et personne n’a trop contesté l’idée de topless à la piscine puisque tout le monde était focalisé sur le port maillot couvrant. Et en vrai tant mieux, c’est tout bénéf’ pour cette lutte.

Comment s’est passé pour vous la période avant le jour J du16 mai ?

Toute cette période était très pénible, harcèlement sur les réseaux, on est reconnues et un peu emmerdées dans la rue, des fachos trainent devant nos bureaux... On avait nos bureaux au PCF, mais au vu de la pression et des tensions il a été décidé de mettre tout le monde au « télétravail », à la pire période possible. On a dû travailler de chez nous, dans des cafés etc. C’était chaud d’être au téléphone dans la rue, dans le tramway, parce que les gens dès qu’iels entendaient parler de l’AC se retournaient. J’ai déjà été suivie par des mecs qui voulaient entendre ce que je disais au téléphone. On n’allait plus que dans deux ou trois cafés où on savait qu’on pouvait parler sans peur. Mais tout le monde, la ville entière était au courant de ce qu’il se passait, et était divisée sur ces sujets-là.

Plus le 16 mai approchait plus le ministère de l’intérieur augmentait la pression sur l’association. Il y a plusieurs mois, en fait dès qu’on a commencé à être un syndicat de femmes musulmanes qui s’organise politiquement, on a eu une visite de la DGSI dans les bureaux. Le PCF leur a fait la visite parce qu’on n’était pas là. Visite de la DGSI dans les bureaux, généralement c’est pour mettre des micros. C’est fou les moyens mis en œuvre pour empêcher l’organisation des femmes musulmanes. Nous, on a compris qu’on était sur écoute, ou en tout cas sous surveillance, que ce soit au bureau avec des hommes en costard cravate qui traînaient devant, ou sur nos boîtes mails. Mais on n’était pas préparées à tout ça, l’AC c’est une organisation de citoyennes, on ne savait pas qu’on pouvait en arriver là, on est sur Gmail, on est sur WhatsApp… Du coup on savait que nos mails étaient lus, que nos appels étaient entendus, nos WhatsApp surveillés... avec la pression qui augmentait, les fachos qui venaient devant les bureaux… C’était vraiment un tout, et plus on s’approchait du 16 mai et pire c’était. On avait conscience que peu importe la décision le jour J, ça n’allait pas s’arrêter du jour au lendemain. A Grenoble ce n’est pas courant qu’une orga soit autant réprimée, alors même qu’elle utilise des voies légales et qu’elle n’a pas de projet révolutionnaire. On ne pensait pas que ça retomberait sur nous.

C’était très fort ce qu’on a pu faire collectivement avec les autres militantes et militants

Sans accès à nos bureaux on s’est retrouvées isolées alors qu’on devait travailler ensemble. On n’osait même plus parler avec d’autres militantes ou aller dans des lieux militants Grenoblois comme le 38 ou le 102 [4] de peur d’attirer des ennuis aux camarades. On représentait du danger là où on allait.

Concernant le jour J, on devait à l’origine faire l’événement à l’Office du tourisme mais la métropole a bloqué l’accès à la salle, donc le 16 mai, le matin même, on était en pourparler devant le tribunal administratif pour demander accès à la salle pour notre événement, qui devait se tenir le soir... et on n’a pas eu gain de cause.

Avec ce refus, et étant donné qu’on attendait au moins 300 personnes à la projection, on a mis la pression à la mairie qui nous a finalement libéré une salle. Au moment de l’évènement, on voit le parterre de journaliste qui était là… c’était impressionnant, avec les perches pour le son et tout. On a fait appel à toutes les équipes nationales de l’Alliance, avec les syndicats des femmes musulmanes des trois villes, les hijabeuses, les salariées de l’Alliance des trois villes, les filles de Lyon, et on a fait des réunions pour se préparer et où le mot d’ordre était de NE RIEN DIRE dans la salle avec tou.te.s les journalistes etc. Il fallait être irréprochable et il fallait gérer les comportements de toutes les personnes à l’événement en plus du service d’ordre, car ça pouvait nous retomber dessus.

On a eu des échos de fachos descendus de Lyon, des rassemblements de Reconquête... On a dû et on a pu faire un SO dissuasif pour le 16 mai grâce à l’interorga antifasciste, c’était très fort ce qu’on a pu faire collectivement avec les autres militantes et militants.

Après le résultat favorable, dans la soirée la préfecture qui tweete qu’elle attaque le règlement avec un référé laïcité. C’est la loi contre le séparatisme qui a permis ça, qui permet à l’État d’intervenir dans les 48 heures pour atteinte grave aux principes de laïcité. Les jours qui ont suivi le 16 mai… nous avons payé notre victoire : le PCF qui ne renouvelle pas le bail et nous met officiellement à la porte, Le Parisien et tous les autres continuent avec leurs articles, la préfecture saisit elle-même le procureur pour le fichage, le directeur de l’AC passe pendant trois heures en audition libre. Une camarade se fait licenciée de son travail parce qu’elle était visible dans les photos du 16 mai, une autre qui se fait agresser dans la rue… La répression et la violence sont loin d’être finies !

Que s’est-il passé après le 16 mai ?

La préfecture bloque la décision du Conseil Municipal et on se rend donc à la séance publique au tribunal administratif. Là-bas on découvre que Darmanin en personne est derrière cet appel qui dit mot pour mot que la mairie de Grenoble a subi une pression islamiste, terroriste, communautaire. Arrivées devant le tribunal, nous étions quatre et on trouve, sans y être préparées, avec une quantité de journalistes et avec l’UNI Grenoble.

Concernant la décision, on était assez confiante car les juristes, notre avocate et même des professeures de droit à l’Université Grenoble Alpes disaient que l’appel n’allait pas passer. Mais l’atmosphère dans la salle ne nous rassure pas, les juges se moquent de l’avocate de la ville et l’UNI en profite pour lancer des : « c’est les nappes je crois qu’ils veulent autoriser dans l’eau », la salle rigole, les juges n’appellent pas au silence. Alors que nous, pour éviter de se faire virer on ne dit rien, on rigole pas.

Après deux heures, on apprend que l’article est suspendu pour motif de : « non-respect du principe de neutralité du service public » en affirmant que c’était céder à une demande communautariste et une atteinte à la laïcité. C’était un coup dur de voir que la justice aussi reprenait les éléments de langage de l’extrême droite et des fachos. La ville tweete dans la soirée qu’elle fait appel. Ensuite le Conseil d’État fixe une date d’audience.

A ce moment-là, on fait face à tout ce qu’on théorise, sur l’État raciste et la Justice complice, c’est concret et public. Darmanin a mis la pression sur le tribunal, ce n’est plus des décisions de Justice, c’est des décisions politiques.

A Rennes, il y a déjà un règlement qui permet le port du maillot couvrant, pourquoi ça a autant bloqué à Grenoble ?

A Grenoble, l’article 10 du règlement a une incohérence : il est écrit que les maillots doivent être près du corps mais peuvent aller jusqu’à la mi-cuisse, ce qui décrit très explicitement le maillot couvrant type burkini, mais aussi que le short de bain est interdit. Donc l’article a un caractère trop dérogatoire pour les burkinis, tandis qu’à Rennes les shorts de bain sont bien autorisé, le maillot couvrant ne fait donc pas exception.

En gros, si le Conseil d’État allait dans le sens de la préfecture en disant qu’il s’agit d’une atteinte au principe de neutralité, Rennes ainsi que d’autres villes françaises auraient été obligé de revoir les règlements. Cette campagne ne pourrait plus être lancée dans d’autres villes. À l’inverse si le Conseil affirme que c’est pas une question de laïcité et qu’on gagne, cela obligerait toutes les villes où des femmes en auraient fait la demande, d’autoriser la baignade en maillot couvrant. Jurisprudence. C’est pour cela qu’on a écarté cette voie là dès le début, très risquée.

On peut ajouter que c’est aussi parce qu’à Grenoble ça vient d’une demande d’un collectif de personnes concernées qui se sont organisées, qui font de l’action directe et qui arrivent à instaurer un rapport de force suffisant pour faire basculer une municipalité. A Rennes c’est juste une décision que la mairie a prise seule, sans que des personnes portent cette revendication pendant plusieurs années. C’est pour cela que ça a suscité autant de critiques, tout le monde voulait savoir qui allait finir par gagner.

Il existe un flou concernant le résultat de la lutte, a-t-elle a été gagnée ou pas ?

Après analyse, maintenant à Grenoble tu peux aller te baigner en maillot couvrant type combinaison de surf, mais la jupette pose soucis car ce n’est pas près du corps et à mi-cuisse.

Pour nous sur le fond c’est une victoire parce que à Grenoble le topless est autorisé et tu peux venir te baigner en maillot couvrant sans jupette. Iels étaient incapables de nous laisser complètement gagner, donc ça dépend comment l’histoire est racontée.

Comment a réagi le milieu militant grenoblois ?

Au début c’était compliqué, chaque personne de X organisation ou collectif qui nous soutenait, revenait vers son organisation en disant : « Ok ! On signe le communiqué », mais elle se heurtait directement à la réaction de ses camarades : « C’est sûr ? parce que les questions du voile divisent les féministes, etc. ». Donc nous on savait, ça nous faisait marrer et on avait envie de dire à chaque nouveau soutien : « retourne dans ton organisation d’abord, on sait très bien qu’elle va être la réaction de tes camarades ». Mais les personnes qui nous soutiennent le font vraiment, parce qu’on sait que dans le milieu militant, les milieux de gauche ça ne fait pas consensus. Et en 2019 c’est vraiment ce qui a manqué, quand les femmes se faisaient menacer, il n’y avait personne pour les épauler.

Après le 16 mai, après notre victoire, on a eu plus de soutien, ça met tout le monde d’accord la victoire. Certains reprochent à l’Alliance d’avoir des salariées, disent qu’on est capitalistes, qu’on ne doit pas capitaliser sur notre militantisme etc., ça s’entend. Mais ce n’est pas parce que t’es pas d’accord que dois refuser de t’organiser avec nous qui nous en prenons plein la gueule. Ce n’est pas parce que t’es pas d’accord que tu ne dois pas rejoindre le SO le soir du 16 mai alors qu’on sait que y a tous les fachos de France qui vont venir.

Qu’est-ce que vous aimeriez dire ou qu’est-ce que vous vous dites aux gens de gauche encore réticents, qui peuvent l’être par rapport à cette fameuse notion de laïcité ou aux différentes manières de voir le féminisme ?

Je pense que c’est toutes ces questions-là qui empêchent à la gauche d’être unie et font se faire marcher dessus à chaque fois qu’une loi passe. A Grenoble parce qu’on est là et parce qu’on lutte ensemble à travers l’interorga antifasciste par exemple, on a pu faire des SO unitaires pour notre événement. On sait que si demain la mairie fait une loi islamophobe très locale, on luttera ensemble contre ça. C’est pour ça que c’est important que toutes les luttes se développent localement. Et puis si on passe notre temps à dire : « Ah j’suis pas d’accord avec ça, et avec ça ! » on ne s’en sortira pas.

Et vu qu’on est identifiées en tant que Syndicat de femmes musulmanes, en tant que militantes mais pas exactement, il y a des gens qui veulent nous mettre mal à l’aise dans les interviews et qui nous demandent : « Mais d’un point de vue religieux sur... » et nous posent toute sortes de questions sur l’homosexualité par exemple. Nous leur répondons : « vous n’arriverez pas à nous divisez avec vos questions ça fait longtemps qu’on est plus à ça ».

« Nous ça nous fait marrer, on vient bousculer trop de choses en même temps ! »

Et c’est pour ça que notre syndicat est attaqué de toutes parts, de la droite, de la gauche, des fachos, mais aussi des personnes musulmanes parce qu’on lutte avec tout le monde et on a compris que finalement, on a un ennemi commun. Les gens devenaient fous : « Quoi ! Vous vous battez pour que les femmes puissent se baigner seins nus !
— Exactement !
— Et ça ne vous dérange pas ??
— Pas du tout ! ».

Convergence des luttes ce n’est pas juste un tampon, c’est dans les faits.

Et les dernières grosses manifs féministes, 25 novembre et 8 mars étaient belles pour ça, j’avais l’impression que personne ne remettait notre place en question. En ce moment on parle de 4éme vague du féminisme avec cette notion d’intersectionnalité : les trois sujets qui font divergence au sein du féminisme c’est les femmes qui portent le foulard, les femmes trans et les travailleuses du sexe. Donc évidemment que nous de notre côté on a dépassé ces divergences depuis longtemps, et rien nous empêche de lutter ensemble avec ces femmes là parce qu’on se bat pour la même chose : le droit à l’autodétermination de nos corps et de nos vies.

Les gens sont en mode « Quoi ! En plus elles s’allient ! Les femmes musulmanes elles défendent les travailleuses du sexe, mais qu’est-ce qu’elles disent ! » Nous ça nous fait marrer, on vient bousculer trop de choses en même temps ! Mais c’est cool parce qu’on en apprend beaucoup par exemple sur la lutte sur le validisme parce qu’on milite avec des femmes handis de l’AC et l’inversement. Par exemple, on a fait une formation sur la désobéissance civile, formation hyper intéressante mais c’était un vieux gars blanc pas du tout au fait de à quel public il s’adressait, ultra sexiste, validiste et islamophobe sur les bords. C’est une meuf du syndicat handi-citoyenne qui lui dit « Ah ! Ce n’est pas bien ce que vous venez de dire c’est islamophobe ! » et avant de lutter avec nous elle n’aurait pas du tout été consciente de ça, c’est ça qu’il faut reproduire partout !

Propos receuillis par Nada et Ram (UCL Grenoble)

[1un quartier populaire de Grenoble

[2Notre article de 2016 sur un quartier où, déjà, rien n’avait changé.

[3On peut trouver plus d’éléments sur ce sujet avec le post Instagram de Miana Bayani, membre du SFM, sur l’expression « femmes voilées ».

[4lieux autogérés à Grenoble

 
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