Entretien avec Yves Cohen : « le chef est présent à tous les niveaux du commandement  »




Yves Cohen est historien, directeur d’études à l’EHESS. Il est l’auteur du livre Le Siècle des chefs, qui vient de paraître aux éditions Amsterdam. Dans ses travaux, il analyse la façon dont l’autoritarisme se développe au tournant du XIXe et du XXe siècle. Ce « besoin  » effréné de chef, dans la sphère politique tout comme dans la sphère économique, ne va pas être l’apanage des pays «  totalitaires  », mais sera aussi théorisé dans les «  démocraties  » capitalistes que sont la France, les États-Unis et la République de Weimar.

Alternative Libertaire : Quelles sont les principales idées de ce livre ?

Yves Cohen  : Cet ouvrage est le fruit d’une vingtaine d’années de recherche sur le commandement et la figure du chef entre la fin des années 1890 et 1940. Il étudie la France, les États-Unis, l’Allemagne et l’URSS, ainsi que la circulation des idées entre ces pays, notamment par la psychologie des foules, dont la figure de proue est Gustave Le Bon. C’est à cette période qu’une culture du chef se développe. Il s’agit de contrôler les masses, de les faire obéir, d’orienter les foules dans la bonne direction. Une peur des masses populaires s’observe à l’usine mais aussi en politique. Elle sera conjurée par l’invocation de la figure du chef. Celui-ci n’est pas seulement le grand chef, comme Hitler, Mussolini ou Staline. Au contraire, le « chef » est présent à tous les niveaux du commandement des grandes organisations. La société dans son ensemble est considérée comme une multitude de hiérarchies dirigées par des chefs. Cette fabrication du chef n’est pas seulement pensée par les élites au pouvoir, elle l’est aussi au sein du mouvement socialiste. C’est comme ça que l’on peut interpréter la formation du bolchevisme. Elle s’appuie sur Que faire  ? (1902) de Lénine qui affirme non seulement que le parti doit être composé de professionnels mais qu’il doit être une «  organisation de chefs  », selon ses propres termes. Il reprend le mot russe traditionnel de vozhd’ («  guide  ») qui sera utilisé pour lui-même et qui servira bien plus encore pour désigner Staline.

Pourquoi avoir choisi de limiter ce travail à 1940 ? Comment est-ce que la figure du chef évolue après la Seconde guerre mondiale  ?

Mon idée de base est que cette obsession du chef est quelque chose qui perdure, du début du XXe siècle jusqu’aux années 60-70. Les années 68 ont été des années de contestation de l’autorité en France et dans d’autres pays, de la part des ouvriers et des étudiants mais également d’intellectuels. Aujourd’hui on vit dans une période où la figure du chef qui s’était formée au
XXe siècle a du mal à exister. Elle n’a pas disparu, mais on trouve beaucoup de mouvements, partout dans le monde et pas seulement des mouvements contestataires, qui cherchent à décourager l’attribution de l’autorité à une seule personne de manière permanente.

La période des années 30 et 40 est celle qui a vu au XXe siècle l’apothéose de la figure du chef. Dans l’après-guerre, il y a une transformation même si la politique et l’industrie restent très attachées à cette figure. Les grands dispositifs fortement matériels et organisés pour la science, la politique et la production ont leur propre inertie qui redistribue le pilotage et sa part humaine. La figure persiste aujourd’hui en particulier dans les pays dotés de constitutions présidentialistes.

Quels sont les liens entre le développement de la figure du chef et celui du capitalisme  ?

Le XIXe siècle est un siècle d’inquiétude très grande pour les dominants car l’aristocratie est mise en cause dans sa naturalité de classe de commandement, ce qui entraîne la recherche de nouvelles figures d’autorité. Les mouvements de masse de l’époque et la révolution industrielle font apparaître que la naissance et l’argent ne suffisent plus comme appui de l’autorité pour contenir les aspirations du peuple.

Il faut inventer une figure séculière  : le chef, qui peut être n’importe qui, du moment qu’il présente des « compétences » de chef. Il se développe des pratiques destinées à sélectionner et à former scientifiquement les chefs à venir. On voit que cette émergence est fortement liée au capitalisme et au développement de la grande production.

La figure du chef se développe donc aussi dans le mouvement socialiste. Y a-t-il des tendances anti-autoritaires qui vont s’y opposer ?

En effet, il y a une discussion très vive entre anarchistes et communistes. Il y a très peu de propos explicites de Marx sur l’autorité, mais par contre il y a un tout petit texte d’Engels qui, en réponse aux anarchistes, dit qu’il y a un besoin d’autorité, y compris après la révolution. Il la justifie par les nécessités de la production industrielle. Pour lui, « l’autorité de la vapeur n’a cure de l’autonomie des individus ». On retrouve cet aspect chez
Lénine qui, dans une discussion avec Rosa Luxembourg (communiste mais anti-autoritaire), lui répond que « la classe ouvrière a besoin d’autorités ». Dans La maladie infantile du communisme : le gauchisme, la vision sociale de Lénine est celle de masses divisées en classes avec des partis pour les diriger et des chefs pour diriger les partis.

On retrouve ce conflit en Espagne où la vision des anarchistes se heurte à celle des bolcheviks, même si, dans un contexte de guerre, les anarchistes ne rejettent pas l’autorité militaire pour eux-mêmes. D’un côté, les antiautoritaires défendent l’absence de chef, la coopération, l’égalité alors que les léninistes voient les conseils, les soviets comme des appuis à une politique bel et bien hiérarchisée.

Quelles seraient les pistes pour une organisation sociale sans chef ?

J’essaie d’observer la réalité présente, mais je n’ai pas de solution miracle. Même pour faire de l’histoire, il faut être dans le présent. Dans les mouvements sociaux, j’observe un gros travail pour disqualifier la figure du chef, ce qui n’est pas évident, car nous héritons de siècles de pensée hiérarchique. Ainsi, en 2010 en Tunisie, le fait que le mouvement soit sans leader est devenu une revendication. Un mouvement sans leader est beaucoup plus dangereux pour les pouvoirs qu’un mouvement qui en a, car le pouvoir ne sait pas à qui s’adresser. Cela se retrouve par exemple au Brésil où beaucoup de mouvements sociaux n’ont pas de chefs. C’est cette recherche qui est intéressante. Je ne pense pas que tout puisse changer. Il faut plutôt considérer une longue dynamique sociale, politique et aussi technique. Mais je pense que le règne du chef comme solution universelle est bien remis en cause.

Propos recueillis par Matthijs (AL Montpellier)

 Yves Cohen, Le Siècle des chefs . Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Éditions Amsterdam, 2013,
870 p, 25 euros.

 
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