Entretien avec un communiste libertaire ukrainien : « Les anarchistes sont devenus le principal obstacle à l’anarchie »




Donetsk, ville du sud-est de l’Ukraine est le théâtre d’affrontements entre séparatistes prorusses et population ukrainienne. Un militant communiste libertaire qui y vit et y milite nous livre quelques outils pour comprendre quelles sont les forces en présence et les raisons de l’atonie du mouvement libertaire.

Quelle est la situation en Ukraine ?

La vie continue avec deux réalités parallèles : les gens continuent leur vie quotidienne, avec les enfants autour, avec au même endroit des morts, de la violence, de la haine. La division de la société se renforce chaque jour. C’est une révolution politique de la bourgeoisie nationale, dans un contexte de guerre civile et d’une intervention mal dissimulée de la Russie.

Quelle est la composition sociale des protestataires du Sud-Est et de ceux de Maïdan ?

Maïdan et les séparatistes du Sud-Est ne diffèrent pas énormément l’un de l’autre. Les deux rassemblent une diversité de classes sociales, intellectuels, employé-e-s, entrepreneurs, ruraux, étudiantes et étudiants, lumpenprolétariat, anciens militaires... Tous deviennent les otages et les marionnettes des clans économiques.

Les gens de Maïdan ont mis au pouvoir de nouveaux oligarques, et les gens du Sud-Est veillent sur l’ordre de la famille du président déchu Yanoukovitch et de son maître à Moscou. Toute cette rhétorique est parfumée de nationalisme. Avec comme résultat des blessures sanglantes et de la colère pour des décennies. En réalité, l’ennemi est au Kremlin, au Capitole et au Bundestag. Les leaders de Maïdan comme les leaders séparatistes sont des fractions de la bourgeoisie nationale et de ses éléments radicaux.

À l’Est, ils effraient les gens avec Pravyi Sektr (« Secteur Droit »), et les appellent à combattre le fascisme, alors qu’ils s’inspirent du fascisme impérial de la nation russe. À Donetsk, selon leur logique, tu as le choix entre être russe ou être un fasciste. Pour un mot en ukrainien, tu es battu ou tué. C’est arrivé à Maïdan et ça arrive maintenant dans le Sud-Est.

Que dire du référendum du 11 mai [1] ?

C’est un référendum marqué par ses bureaux de vote sans observateurs et sous l’œil attentif de personne masquées. C’était une farce s’inscrivant dans une stratégie visant à créer des républiques populaires indépendantes, et puis à demander leur admission dans la fédération russe. Mais il y a une grande partie des gens de Donetsk et de sa région qui sont partisans d’une Ukraine unie. Les séparatistes sont mieux organisés, ont de meilleures ressources administratives et le soutien de l’état voisin, c’est tout.

Penses-tu qu’il y a des experts russes dans le Sud-Est ?

Je ne le pense pas, je le confirme. Et beaucoup d’entre eux sont dans des bases d’entraînement dans les régions de Donetsk et Lugansk, où des groupes de 400 à 500 locaux et des volontaires de Russie s’entraînent sous la direction d’instructeurs militaires. (…) La majorité des gens qui se battent sous le drapeau des séparatistes sont des locaux, travailleurs ordinaires ou des vétérans de l’armée. Mais un nombre significatif et faisant autorité est formé des volontaires de Russie qui organisent le processus. L’approvisionnement, les armes et l’argent viennent de Russie. Le chef actuel du gouvernement de l’autoproclamée « République populaire » à Donetsk est Boroday, stratège désigné par l’administration du Kremlin.

Y a-t-il une possibilité pour que les protestations se transforment en révolution sociale ?

Pour le moment, c’est un scénario improbable. Une révolution sociale est possible uniquement en présence de deux facteurs : une demande massive pour un changement radical et l’organisation politique de l’aile révolutionnaire des anarchistes, qui sera capable de défendre le processus de changement.

En réalité, il n’y a aucune demande pour une révolution sociale. Le seul changement imaginé c’est à l’intérieur d’un cadre politique. Et même ces timides shoots d’anti-autoritaritarisme qui ont pu se manifester, tant qu’ils ne sont pas soutenus par une organisation révolutionnaire anti-autoritaire forte, seront détruits par l’agenda politique des bourgeois et des partis nationalistes.

Quelles sont les perspectives pour les anarchistes dans le contexte actuel ?

Le principal problème du mouvement anarchiste c’est l’absence d’une organisation anarchiste. Les anarchistes ont été incapables d’utiliser la situation parce qu’ils étaient captifs des illusions anti-organisationnelles.

L’organisation est un incubateur, une école, une société d’aide mutuelle et une plateforme productive pour les idées et les projets ; mais le plus important, c’est un outil pour la réalisation des idées, c’est un instrument d’influence et un instrument de lutte. Elle ne peut pas être remplacée par des groupes affinitaires.

Les anarchistes aujourd’hui, comme en 1917, ont raté l’opportunité d’être influents dans le processus. La RKAS [2] se revendiquant de l’anarchisme plate-formiste de Makhno a survécu à plusieurs crises, s’est impliquée dans la grève des mineurs, et a eu plusieurs projets à long terme, mais qui ne furent pas sans querelles et scissions internes.

On peut se rappeler la propagande anti-électorale de la scission de la RKAS, la Mezhdunarodnyj Souz Anarkhistov [3] à Donetsk. Les scissionnistes argumentaient sur le prétendu autoritarisme de la RKAS. Une fois libérés de la « dictature du bureau organisationnel de la RKAS », qui les faisait aller dans les mines et les usines, propager le journal Anarchie, et discuter avec les syndicats et les coopératives, et faisait construire une « garde noire » autodisciplinée, ils ont montré leurs capacités stratégiques et idéologiques en collant des affiches faites main, contenant le message « N’allez pas aux élections, mangez des légumes. »

Toutes les tentatives pour construire l’organisation au travers du projet RKAS ont donné lieu à une croisade contre « l’autoritarisme et l’extrémisme ». Finalement, les anarchistes sont devenus le principal obstacle à l’anarchie. Je recours à ce paradoxe pour amener votre attention sur cette vieille maladie « anti-organisationnelle », destructrice et irresponsable (…). Peut-être, la RKAS renaîtra en prenant en compte toutes les erreurs et en se modernisant ; peut être nous créerons quelque chose de nouveau. (...) Nous n’abandonnerons pas et nous ne disparaissons pas.

Dans quoi êtes-vous engagé en ce moment ?

Malheureusement, je ne peux pas tout vous dire. Autrement, beaucoup de gens bien et moi-même aurons des problèmes multiples, et nous avons beaucoup de projet dans l’avenir. Officiellement la RKAS a été dissoute, mais son noyau a basculé dans des actions illégales.

Ce texte est un résumé, remis en forme par Jacques Dubart, de l’interview d’un militant de la RKAS – confédération révolutionnaire des anarchistes-syndicalistes – accessible sur anarkismo.net, traduit du texte publié en anglais le 9 août

[11. Pour rappel, il s’agit du référendum d’auto détermination lors duquel Donetsk a « demandé » son rattachement à la Russie.

[2Confédération syndicale anarchiste internationale.

[3Union internationale des anarchistes.

 
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