État failli, auto-organisation : Les dispensaires sociaux en Grèce




La crise économique de 2008, puis l’austérité imposée par l’Union européenne ont ravagé le service public de santé en Grèce. L’auto-organisation a pris le relais. On connaît peu, en France, le réseau des dispensaires sociaux autogérés qui y a vu le jour. Une expérience dont nous parle le médecin anarcho-syndicaliste Manolis Fragakis (photo), directeur du dispen­saire social de La Canée, en Crète.

Lorsque, le 23 avril 2010, le Premier ministre Geórgios Papandréou a annoncé la soumission du pays au FMI et au Mécanisme de soutien de l’Union européenne, nous avons aussitôt pensé aux conséquences désastreuses que ces politiques d’austérité avaient eu précédemment en Argentine, notamment sur le système de santé. Le Système national de santé (SNS) grec souffrait déjà bien avant la crise, mais celle-ci a été le coup de boutoir qui a permis au gouvernement d’abandonner le projet de système public et universel de santé.

Le gouvernement grec a alors opéré des coupes budgétaires drastiques : les hôpitaux publics ont connu une réduction budgétaire de 40%, alors qu’ils faisaient face, dans le même temps, à une hausse de 30% de la demande. En effet, ils étaient devenus le seul recours pour la population, le salaire moyen grec ayant baissé de 22 % entre 2008 et 2017 selon l’OCDE. Et, au début des années 2010, plus d’un quart de la population grecque n’avait qu’un accès limité à la Sécurité sociale.

Les conséquences sanitaires n’ont pas tardé. L’espérance de vie a reculé de trois ans et le taux d’enfants vaccinés a connu un net recul. La réduction des programmes d’accompagnement des toxicomanes et l’augmentation de la prostitution, liée à la crise sociale, ont fait progresser l’épidémie de sida. La santé mentale de la population s’est également détériorée et, entre 2009 et 2011, le nombre de suicides a bondi de 40%.

Bien qu’il soit difficile de prouver scientifiquement le lien entre la crise sociale et cette dégradation de la santé mentale, nous pouvons nous permettre de les corréler. Dans le même temps, les allocations pour maladies ou invalidités ont diminué et leur accès a été restreint. Les migrantes et migrants ont, eux, été presque complètement exclues du système de santé, n’ayant accès à l’hôpital que pour des urgences vitales. L’impossibilité de travailler légalement les a durablement exclues de la ­Sécurité sociale.

Face à cette catastrophe, un mouvement massif de solidarité est apparu dès 2008, avec la naissance de dispensaires sociaux et de pharmacies so­ciales. Dans la plupart des cas, ils ont été associés à d’autres ­mouvements de solidarité alternatifs : épiceries sociales, bazars, banques de légumes et centres sociaux.

Des zones concédées par des acteurs publics

Dans une grande diversité, ces structures ont pu être mises en place par des municipalités, par des associations médicales locales, par l’Église orthodoxe, ou par le mouvement social. Pour assurer une existence légale aux dispensaires sociaux indépendants d’instances municipales, il est arrivé que leur fonctionnement soit placé sous la responsabilité de professionnels de la santé. Les dispen­saires fonctionnent cependant grâce à l’action bénévole d’individus de tous âges et de tous horizons professionnels. Bon nombre des structures ne se sont ainsi pas préoccupées de donner une forme juridique particulière à leur dispensaire.

La plupart des dispensaires sociaux opèrent dans des zones qui leur ont été concédées par des acteurs publics – municipalités, centres de travail ou Église. On rencontre alors deux types de structures : les dispensaires qui disposent de locaux, et ceux qui fonctionnent en réseau. Seuls deux sont logés dans des bâtiments hospitaliers  ; tous les autres louent leurs propres locaux ou bénéficient d’un hébergement à titre gracieux dans des bâtiments privés inoccupés. Les dispensaires sociaux sous forme de réseau orientent les patients vers les cliniques privées où des médecins sont volontaires pour les soigner bénévolement.

L’argent pour ­l’achat de matériel et de médicaments provient principalement d’actions organisées par les structures elles-mêmes, par des syndicats, ainsi que par le collectif Solidarité pour toutes et tous. L’aide provient aussi de la solidarité internationale. Toutes les structures issues du mouvement social ont établi des critères de sélection des soutiens financiers, en excluant les fonds de l’État, de l’Union européenne, de l’Église, des partis politiques et des grandes entreprises.

Soins médicaux primaires, vaccination...

Les actions des dispensaires sociaux ont évolué au fil des ans, en fonction du contexte social et des nécessités. Elles relèvent principalement des soins médicaux primaires, de la prise en charge des sans-abri, de la vaccination des enfants et de la prise en charge médicale gratuite des plus pauvres.

Les dispensaires sociaux se sont aussi trouvés en première ligne pour l’aide aux migrantes et migrants arrivés massivement à partir de 2015. Ils ont œuvré dans les îles orientales de la mer Égée qui ont accueilli des naufragées par milliers. Au-delà du soin, ils ont fourni aux réfugiées des hébergements, des vêtements et de la nourriture, ainsi qu’un accompagnement juridique. Dans le même temps, des membres de dispensaires sociaux ont participé à des meetings politiques, en Grèce et dans le reste du monde, pour brandir la solidarité comme la première ligne de résistance.

Toutes ces années, il y a eu beaucoup de discussions sur ces initiatives, et leur utilité réelle. Sur quels critères pouvons-nous considérer qu’il s’agit d’une réussite ? Nous avons, au travers de ces dispensaires sociaux, apporté une expérience de solidarité à des personnes de tous âges, de toutes couleurs, de tous sexes, de toutes croyances religieuses, de toutes préférences sexuelles. Ce faisant, nous leur avons fait toucher du doigt une perspective sociétale alternative au capitalisme, à l’indifférence et à la charité. À ce titre le mouvement des dispensaires est donc un succès et une véritable arme dans la ­lutte pour la justice et l’égalité.

Manolis Fragakis (Initiative anarcho-syndicaliste Rocinante)


LES ANARCHO-SYNDICALISTES DANS LE MOUVEMENT SOCIAL

L’Initiative anarcho-syndicaliste Rocinante est aujourd’hui la principale organisation rouge et noir en Grèce, avec 200 adhérentes et adhérents actifs dans 7 région sur 13, et des implantations dans plusieurs secteurs professionnels (informatique, médias, santé, éducation, BTP, spectacle, tourisme). Elle dispose d’un média en ligne, Galopar, d’une maison d’édition, Kaina Daimonia, et d’une revue théorique éponyme.


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