Itô Noé (1895-1923), une féministe anarchiste au Japon




Il y a à peine un siècle, dans un Japon qui se modernise sur le modèle occidental, apparaissent en même temps le capitalisme, l’anarchisme et le féminisme. Itô Noé fait partie de ces pionnières qui osent contester l’ordre impérial et patriarcal. Sa vie illustre le parcours difficile de cette jeune génération qui tente de vivre librement dans une société autoritaire.

Itô Noé naît en 1895 dans le village d’Imajuku dans le département de Fukuoka, au sud du Japon, dans un Japon en ébullition culturel et idéologique, qui sort à peine du féodalisme. Sa classe dirigeante, depuis l’ouverture de l’ère Meiji (1868-1912) a fait le choix de s’ouvrir à l’étranger et de moderniser l’État en copiant le modèle occidental : la fondation d’un État-nation, émergence rapide du capitalisme avec l’apparition d’une classe bourgeoise qui remplace l’ancienne aristocratie, démarrage du processus d’accumulation de capital qui l’accompagne.

Dans les savoirs et les techniques occidentales qui sont importés par les Japonais et qui commencent à imprégner la société japonaise, figurent le marxisme, le socialisme, l’anarchisme et le féminisme, dont les ouvrages théoriques commencent à être traduits au début du XXè siècle et sont lus avec grand intérêt par le prolétariat japonais naissant [1].

Les ouvriers et ouvrières du Japon prennent conscience de leur existence en tant que classe sociale, et commencent à s’organiser en syndicats et en organisations politiques révolutionnaires. C’est dans ce contexte de bouleversements qu’il faut replacer le parcours de la militante Itô Noé.

Découverte du patriarcat

À sa naissance, sa famille autrefois prospère dans le commerce maritime, vit depuis longtemps dans la pauvreté et le dénuement. Sa mère travaille dans les champs et son père est ouvrier dans une usine de tuiles.

C’est à l’âge de 8 ans, en 1903, que la future militante entre à l’école primaire du village, les six ans de scolarité obligatoire n’étant pris en charge par l’Etat que depuis trois ans. Elle montre tout de suite un vif intérêt pour la lecture et les études. Un an et demi plus tard, la situation économique des parents se détériorant, Itô Noé est envoyée à Nagasaki chez son oncle. Sa nouvelle vie citadine lui permet d’avoir accès à une plus grande bibliothèque et de parfaire son éducation, dans laquelle elle démontre une grande précocité intellectuelle.

Une fois revenue dans son village natal, elle est dans l’obligation, à 14 ans, de travailler dans un bureau de poste, pour subvenir aux besoins de ses parents, bien que frustrée de ne pas pourvoir continuer ses études. Elle envoie donc des lettres à son oncle, qui a déménagé à Tokyo, pour demander à poursuivre sa scolarité dans cette ville, ce qu’il accepte.

Itô Noé a donc la chance de fréquenter une école progressiste, qui refuse d’inscrire dans ses principes le célèbre adage patriarcal japonais « Bonne épouse, mère avisée ». C’est là qu’elle étudie en profondeur la littérature, la philosophie et s’initie également aux langues étrangères, notamment la langue anglaise.

En 1912, après l’obtention de son diplôme de fin d’études, elle est contrainte de rentrer au village, puisque ses parents l’ont fiancé au fils d’un riche fermier du village, pratique de mariage forcé courante à l’époque. D’abord réticente, elle finit par accepter, espérant que cette liaison lui permette de se rendre en Amérique, où ce garçon a étudié pendant plusieurs années.

Cependant, la première rencontre avec son fiancé ne lui inspire que du mépris et du dégoût et c’est ainsi que neuf jours après son mariage, elle décide de fuir et de se réfugier à Tôkyô, chez son ancien professeur d’anglais, Tsuji Jun, avec qui elle s’est liée d’amitié pendant sa formation, choix d’insoumission dans la société conservatrice et patriarcale d’alors qui lui vaudra un reniement par ses proches ainsi que des problèmes financiers graves.

Le féminisme

C’est finalement encore son oncle, dont l’entreprise est prospère, qui prend en charge les frais de divorce. Le directeur de l’école ayant eu vent de cette affaire, décide de licencier le professeur d’anglais du fait de sa complicité dans la fugue. En dépit de la précarité économique, le couple entame une relation passionnée, libre et sans mariage, dont naîssent deux enfants, en 1913 et 1915.

C’est pendant cette période que Noé rencontre Hiratsuka Raichô, la fondatrice de la revue littéraire Seitô, mensuel « rédigé de main de femme pour les femmes », et rentre dans l’association. Ce magazine, pourtant officiellement apolitique [2], connait une grande effervescence et publie de plus en plus, notamment depuis 1913 avec l’arrivée de Noé dans le comité de rédaction, des articles politiques visant à dénoncer la condition des femmes.

Dès 1912, alors qu’elle a 17 ans, Itô Noé commence par écrire des poèmes dans cette revue, puis un récit au sujet de son expérience personnelle du mariage forcé, où elle condamne vertement cette pratique.

Les médias commencent alors à à nommer « femmes nouvelles » (atarashii onna), les militantes du comité de rédaction de Seitô, et elles se réapproprient bientôt cette appellation.

Itô Noé se consacre à la rédaction d’essais féministes, pour faire écho à celui de Raichô dans lequel celle-ci proclame : « Les Femmes Nouvelles font le vœu de détruire la morale réactionnaire et les lois élaborées pour le confort des hommes. »

Un des articles d’Itô Noé, trop virulent, pourrait avoir été à l’origine de la censure du numéro de février 1913. Elle est également critiquée avec virulence par ses collègues pour son « comportement indécent », puisqu’ouverte à de nouvelles relations alors qu’elle vit déjà en couple. Malgré ces attaques répétées, elle continue ses activités, et c’est au mois d’aôut de cette même année qu’elle découvre l’anarchisme.

Anarchisme

Divers groupes anarchistes japonais ont en effet organisé une réunion en l’honneur de l’américaine Emma Goldman (1869-1940), alors figure internationale du féminisme et de l’anarchisme. Elle se procure à cette occasion l’ouvrage de Goldman intitulé Anarchisme et autres essais et environ trois mois plus tard, traduit en japonais les trois recueils qu’il contient (« La tragédie de l’émancipation des femmes », « Mariage et Amour », « Minorités contre Majorités »).

Elle exprime alors avec ferveur, en mars 1914, dans la revue Seitô, son soutien à l’union libre, son rejet du système du mariage et de la morale qui lui est fondamentalement lié, tout en réprouvant le comportement superficiel de l’époque qui consiste à se proclamer femme libérée en portant des vêtements occidentaux au lieu des tenues traditionnelles japonaises, ou en modernisant sa coiffure ou encore en buvant de l’alcool.

Elle défend également la cause des prostituées, où elle souligne que ces femmes, rejetées par l’ensemble de la société, et issues de milieux frappés par la misère, n’ont pas d’autre solution pour manger à leur faim que de vendre leurs corps. Elle commence à être identifiée comme « socialiste » par l’État, ce qui représente un réel danger dans le Japon de l’époque, qui se fascise de plus en plus, depuis 1905 et la politique impérialiste de la classe dirigeante japonaise envers la Chine et l’ensemble de l’Asie, concrétisée par colonisation de la Corée.

En janvier 1915, Hiratsuka Raichô transfère la direction de la revue à Noé, à sa demande. La plupart des autres contributrices, issues d’un milieu plutôt bourgeois et qui se servent de la revue uniquement dans le but d’exprimer leur talent littéraire, se désolidarisent et quittent le mensuel, devenu pour elles trop contestataire et politique. Les locaux de Seitô sont transférés au domicile de Noé et son compagnon Tsuji, où ils vivent dans la pauvreté, avec leurs deux enfants.

Noé décide avec ses camarades que la revue ne portera aucune idéologie particulière, ne signifiant pas là son retrait du champ politique, mais au contraire sa volonté d’aborder toutes les thématiques, y compris celles délicates de l’avortement, de la maternité ou encore de la prostitution. Il semble que la plupart des militantes aient alors le profil de Noé : paupérisation économique engendrée par le divorce suite à un mariage forcé.

L’expérience de l’amour libre

Elle prend conscience également de l’injustice sociale liée à l’expropriation par l’État des terres paysannes, et elle se rapproche, dans la continuité logique de sa révolte contre l’ordre établi, des anarchistes, notamment d’Ôsugi Sakaé, une grande figure du communisme libertaire japonais. Ami de Kôtoku Shûsui [3], Ôsugi n’a pas été exécuté par l’État contrairement à ce dernier (pour « tentative d’assassinat de l’Empereur »), étant lui-même déjà en prison pour activisme politique au moment des faits. Il n’a donc pas pu être accusé du complot dont la répression féroce en 1911 décime le mouvement libertaire japonais.

S’appréciant et connaissant mutuellement leurs travaux, Ôsugi rend visite à maintes reprises au couple et dissimule chez eux les exemplaires censurés du second numéro du Journal du peuple (Heimin Shinbun), le nouveau journal libertaire créé par Ôsugi et ses amis.

L’année 1915 est difficile pour Noé, de plus en plus isolée dans la rédaction de la revue Seitô, tant et si bien qu’elle décide finalement de jeter l’éponge en février 1916, Seitô cessant ainsi de paraître. Elle quite également son compagnon Tsuji (qui a de son côté commencé une relation avec la cousine de Noé), et se met en concubinage avec Ôsugi Sakaé, laissant le fils aîné à la charge de Tsuji. Cette séparation se passe sans querelles, personne ne cherchant à entraver la liberté de l’autre.

Sa précarité financière ne lui permettant pas d’avoir un logement séparé de celui d’Ôsugi, elle se fait héberger provisoirement par son amant dans la pension qu’il occupe, ce qui n’est pas sans poser problème, puisqu’Ôsugi est déjà marié à Hori Yasuko et fréquente également depuis quelques mois une jeune journaliste. Souhaitant poursuivre ces relations malgré sa liaison avec Noé, et en vertu de la foi en l’amour libre que partagent Noé et Ôsugi, ils tentent d’élaborer un « pacte » en trois règles : indépendance économique, résidence séparée et respect réciproque de la liberté de l’autre (y compris celle d’avoir d’autres amants).

Mais finalement Kamichika Ichiko, la jeune journaliste, poignarde par jalousie Ôsugi à la gorge, le blessant gravement. Cette affaire, connue sous le nom de l’« Affaire de la maison de thé Hikagé », du nom de la maison de thé où s’est passé l’incident, a un écho retentissant dans les médias, qui conspuent l’anarchiste pour son immoralité, et font de cette tentative d’assassinat une démonstration de l’ineptie et de l’idéalisme du concept d’« union libre ». Itô Noé est également prise à partie et sévèrement battue par un ami proche de Kamichika. De plus, suite à la médiatisation de l’affaire, les fiançailles de la sœur d’Ôsugi sont annulées et cette dernière par déshonneur se suicide, tandis que la femme d’Ôsugi divorce.

La répression

Une fois sorti de l’hôpital, ce retrait des deux femmes, la journaliste et l’épouse, permettent au couple de vivre ensemble dans une maison de location dans laquelle naît leur fille en 1917. Leur dénuement est quasi-total. Ils souffrent du froid, mais cela ne les empêche pas d’héberger des camarades libertaires. Ils changent de domicile pour s’établir dans un quartier ouvrier où ils partagent la vie des prolétaires.

Au cours des années suivantes, ils sont contraints à des déménagements réguliers, autant pour des raisons financières que politiques, puisqu’ils sont surveillés en permanence par la police. Ils publient alors plusieurs revues libertaires et féministes, notamment Critique de la civilisation en 1918, puis Mouvement ouvrier en 1920.

Durant ces années, Noé rédige de nombreux articles militants, rencontre des ouvrières en grève et participe à la fondation de la « Société de la Vague Rouge » (Sekirankai), première organisation indépendante de femmes socialistes, créée en 1921 et dissoute en 1923.

Elle doit s’occuper également seule du foyer, ayant de nouveaux enfants, qu’elle prénomme « Emma » (en hommage à Emma Goldman), « Louise » (Louise Michel) et « Nestor » (Nestor Makhno) car son compagnon séjourne en prison plusieurs mois en 1920, pour avoir frappé un policier.

En 1922, Ôsugi est invité à participer au Congrès international des anarchistes à Berlin. Il quitte alors le Japon et se rend en France avec des faux papiers afin d’y rencontrer des anarchistes chinois, avec comme objectif la fondation d’une organisation asiatique anarchiste. Mais il est arrêté par la police française lors d’une intervention publique à l’occasion du rassemblement du 1er Mai à Saint-Denis et est finalement expulsé au Japon.

L’année suivante a lieu le Grand tremblement de terre du Kantô, qui fait plus de 100.000 victimes et dévaste de nombreuses villes, dont Tôkyô.

La loi martiale est décrétée et dans le chaos qui s’ensuit, de folles rumeurs se répandent dans la foule et donnent lieu à de véritables pogroms contre les minorités coréenne et chinoise. Profitant de cette situation de troubles, la police militaire procède à l’arrestation massive de militants socialistes, anarchistes ou communistes, qu’elle massacre. C’est une véritable hécatombe dans les rangs du prolétariat organisé.

C’est le 16 septembre 1923 qu’Itô Noé, Ôsugi Sakaé et son neveu âgé de 6 ans qui se trouvait avec eux ce jour-là sont arrêtés, puis battus à mort et sommairement étranglés dans leur cellule par un groupe de gendarmes dirigés par le lieutenant Amakasu. Leurs corps sans vie sont retrouvés quelques jours plus tard, jetés au fond d’un puits. Itô Noé avait 28 ans.

Par vengeance, deux de leurs camarades, tentent en 1924 d’assassiner ce lieutenant, mais n’y parviennent pas et sont finalement arrêtés à leur tour et condamnés à l’emprisonnement à vie. L’un se suicide en prison et l’autre meurt de maladie peu après l’annonce de la sentence.

Ce lieutenant bourreau sera condamné à 10 ans de réclusion, mais n’en purgera que trois, avant d’être réintégré à l’armée en tant que héros national après sa libération. Il se suicidera suite à la défaite du Japon fasciste en 1945.

François, Ami d’AL (Brest)

  • Merci à Marion de l’université Paris-VII, pour son mémoire s’intitule « Itô Noé, une féministe anarchiste de l’ère Taishô ».

[1Voir la thèse de Christine Lévy, maître de conférences à l’université Bordeaux-III, « Formation de l’internationalisme prolétarien au Japon entre la fin du XIXe siecle et le début du XXè siècle ». Merci à elle pour son aide.

[2Et de fait en rupture avec les féministes de l’ère Meiji qui luttaient pour leurs droits politiques et leur indépendance économique, à l’image de l’anarchiste Kanno Suga (1881-1911) exécutée par l’État quelques mois avant la fondation de Seitô

 
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