Il y 160 ans

Juin 1848 : L’autonomie de la classe ouvrière s’impose sur les barricades




Le 23 juin 1848, lorsque près de 40 000 ouvriers et ouvrières descendent des faubourgs vers le centre de Paris, le divorce est consommé entre la classe ouvrière et la bourgeoisie parisienne avec qui elle a renversé la monarchie en février. Toujours utilisée, la classe ouvrière n’entend plus désormais lier son destin au seul projet républicain, et placer ses intérêts entre les mains d’une autre classe.

Dès qu’éclate la révolution de février 1848, la classe ouvrière est mobilisée pour instaurer une république sociale. Mais beaucoup gardent en tête le souvenir de la révolution de juillet 1830, par laquelle la population de Paris avait chassé Charles X pensant imposer enfin le suffrage universel. Mais c’est une monarchie libérale qui s’installe tranquillement. Le banquier Laffitte révélait alors les fondements de cette révolution, en amenant le duc d’Orléans à l’hôtel de ville pour le faire reconnaître comme roi des Français : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». La grande bourgeoisie (aristocratie financière, rois de la mine et du rail) allait donc prospérer, faisant croître la population ouvrière.

Ces prolétaires, quelle que soit la diversité de leurs conditions d’existence, partagent la grande précarité du statut de salarié et font de plus en plus peur à la bourgeoisie, qui associe « classes laborieuses » et « classes dangereuses » [1]. Les revendications sociales sont durement réprimées : à Lyon en 1831, puis en 1834, lorsque les ouvriers de la soie (les canuts) réclament des hausses de salaires, à Paris le 5 juin 1832 lorsque l’on enterre le général Lamarque, député républicain. Des sociétés secrètes tentent d’organiser les républicains conscients de l’urgence de la question sociale (société des amis du peuple, société des familles, société des saisons…). En 1839, Barbès et Blanqui tentent de les coordonner, mais leur insurrection du 12 mai est impitoyablement réprimée.

Enfin la République ?

Les années 1840 sont marquées par une grave crise (maladie de la pomme de terre en 1845, mauvaises récoltes de 1845-46, crise commerciale anglaise) : les prix augmentent, les faillites de commerçants se multiplient et, naturellement, le chômage explose pour les salariés. La petite bourgeoisie (commerçants, avocats, médecins, etc.) entend en profiter pour mettre fin à ce régime dont elle est exclue. La campagne de banquets républicains lancée en 1847 par l’opposition vise à mettre en accusation le régime monarchique et ses banquiers qui vivent de la dette de l’État. Lorsque l’un des banquets, prévu à Paris le 22 février 1848, est interdit, ce sont les sociétés secrètes qui prennent l’initiative d’appeler à une manifestation le 21 : les ouvriers et les étudiants affrontent l’armée à la Concorde.

Le lendemain, la garde nationale, composée des bourgeois de Paris, refuse de réprimer les manifestations et le 23, trois premiers ministres se succèdent. Mais lorsque la troupe tire sur la foule, des barricades sont dressées spontanément dans les rues de Paris. Le 24 février, le roi Louis Philippe fuit en Angleterre, et abdique en faveur de son petit fils, le comte de Paris, âgé de 9 ans : la vacance du pouvoir est flagrante. Pourtant, les républicains, regroupés en un gouvernement provisoire autour de Lamartine et Ledru-Rollin, refusent aux combattants des barricades le droit de proclamer la République, prétextant que seule la majorité des Français étaient légitimes.

Entre république bourgeoise et sociale

L’opposition républicaine devra finalement attendre que la foule entre au palais Bourbon, le 25 février, pour que subitement, les députés fraternisent : la république est proclamée devant l’hôtel de ville par Lamartine, qui rejette aussitôt le drapeau rouge. Dans toute cette révolution de février, la classe ouvrière aura été à la pointe pour défendre le suffrage universel, dont elle attend naturellement des droits sociaux. Mais dès le début, elle n’entend plus se cantonner au rôle de manœuvre de la révolution et laisser aux beaux parleurs de la petite bourgeoisie le soin de faire son bonheur.

Le gouvernement provisoire fera naturellement place aux vainqueurs de février en intégrant deux ministres socialistes, Louis Blanc et l’ouvrier Albert, mais ne leur attribuera aucun ministère. Symboliquement, la lutte autour du drapeau se terminera par ce compromis typique de la seconde république : le drapeau tricolore est choisi, mais on lui adjoint une rosette rouge. Cela devrait suffire à satisfaire la masse !

La question sociale

Le mouvement ouvrier qui s’est développé jusqu’en 1848 s’est surtout structuré autour de sociétés révolutionnaires. Leur projet est principalement d’instaurer la République pour que la participation de tous impose naturellement la satisfaction des besoins élémentaires de chacun. Mais les expériences passées (de 1793 à 1830) leur démontre de plus en plus la nécessité d’imaginer aussi de nouveaux modèles sociaux. Dès le 27 janvier 1848, Alexis de Toqueville s’inquiétait de cette évolution dans un discours à la Chambre des députés : « Regardez ce qui se passe au sein des classes ouvrières […]. Ne voyez vous pas que leurs passions, de politique sont devenues sociales ? Qu’ils se disent en leur sein […] que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste ; que la propriété y repose sur des bases qui ne sont pas des bases équitables ? »

Si les républicains recherchent de plus en plus la solution à la question sociale du côté de la propriété des moyens de production, c’est souvent sous les formes du socialisme « utopique ». Le fouriérisme ou le saint-simonisme [2] prétendent régler la misère par des systèmes associant les « producteurs » (industriels et prolétaires), dans une coopération égalitaire et libre, sans distinguer l’antagonisme de ces deux classes. Ainsi Lamartine déclare que le gouvernement provisoire de février « suspend ce malentendu terrible qui existe entre les différentes classes ». La plupart des sociétés ouvrières conçoivent donc la république comme une réorganisation du travail sur les bases de la fraternité des producteurs, contre les oisifs aristocrates et banquiers.

La pression populaire

Dès que le gouvernement provisoire est formé, il est donc sous la pression des ouvriers et ouvrières qui se sont battus : il accepte aussitôt un décret rédigé par un ouvrier, Marche, dans lequel il s’engage à assurer l’existence des travailleurs par le travail, c’est-à-dire à fournir du travail. Mais là encore, il faudra la pression d’une marche de 20 000 ouvriers et ouvrières sur l’hôtel de ville, aux cris de « Organisation du travail ! » pour que le gouvernement nomme, à contrecœur, une commission spéciale, siégeant au palais du Luxembourg, chargée de réfléchir à la façon d’améliorer la situation des classes laborieuse. Pendant que cette commission, sans budget ni autorité publique, mais avec les deux ministres socialistes sans pouvoir, réfléchissait… la bourgeoisie avait les mains libres.

Puis le 2 mars, un décret accorde la réduction du temps de travail à 10 h à Paris et 11 h dans les régions, ainsi que le suffrage universel. Le 4 mars, la liberté totale de la presse est décrétée, et le 6 mars, on annonce la création des ateliers nationaux. Répondant ainsi à l’exigence du tout nouveau droit au travail, on occupait des milliers d’ouvriers à des travaux de terrassement fastidieux et souvent inutiles… pour un salaire minable de 23 sous.

Le vent tourne

Mais ces ateliers nationaux sont largement critiqués : ils coûtent chers, sont improductifs, etc. Les paysans et artisans sont soumis eux à un nouvel impôt servant à payer les banquiers qui avaient prêté à la monarchie de Juillet. Beaucoup ont l’impression de financer des camps de vacances pour les 115 000 ouvriers et ouvrières au chômage. Les élections du 23 avril assurent la victoire de la bourgeoisie républicaine. Les républicains sociaux et socialistes, grands perdants, perdent aussi leurs illusions dans le suffrage universel. La nouvelle assemblée réunie le 4 mai s’apprête à revenir sur les divers droits sociaux. Le 15 mai, la foule ouvrière envahie à nouveau l’assemblée nationale, mais cette fois, elle est insultée par les députés : les chefs (Barbès, Raspail, Blanqui, mais aussi l’ouvrier ministre Albert) sont arrêtés. L’assemblée s’attaque alors directement aux ateliers nationaux : paiement à la pièce, déplacement en Sologne des ouvriers natifs de régions…

Durant ces mois, de nombreux clubs révolutionnaires se forment : beaucoup d’ouvriers et d’ouvrières ressentent le besoin de s’organiser face à une république qui leur ressemble de moins en moins. Il y aura 200 clubs à Paris à la mi-juin ! De même une presse spécifique à destination des ouvriers est créée :Le Travail le 20 mai, Le Journal des travailleurs le 4 juin.

Une autre révolution

Le régime républicain et le suffrage universel n’ayant pas répondu à leurs besoins, qui apparaissent différents de ceux de la bourgeoisie, le prolétariat est prêt à une autre révolution pour défendre ses intérêts propres. L’annonce, le 21 juin, du renvoi des ouvriers célibataires des ateliers nationaux, prélude à leur fermeture, provoque une colère profonde contre la République : le 22 juin, Paris se dresse de barricades, construites spontanément, sans plan, alors que les chefs socialistes sont en prison depuis le 15 mai.

Face à la répression de l’armée, mais aussi des gardes nationales (petite bourgeoisie) et des gardes mobiles (populations ouvrières les plus pauvres, encadrées par des officiers de carrière), un plan d’insurrection est mis au point pour le lendemain, par Kersausie, un ancien officier. Le 23, la moitié Est de Paris est aux mains des ouvriers et des ouvrières [3], qui ont repris les slogans des canuts : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », « du pain ou du plomb ». Mais la répression est impitoyable : plus de 100 000 hommes sont concentrés à Paris !

L’autonomie du prolétariat s’impose

Le général Cavaignac, militant républicain de longue date et gouverneur en Algérie (1832), ministre de la guerre, est nommé dictateur de Paris : il n’hésite pas à utiliser au maximum l’artillerie pour raser certains quartiers ouvriers. Le 26 juin, les dernières barricades du faubourg Saint-Antoine tombent vers midi, Cavaignac déclare « L’ordre a triomphé de l’anarchie. Vive la République », puis prend la tête du gouvernement le 28. Plus de 4 000 ouvriers et ouvrières tombent en 5 jours, 1 500 seront fusillés sans jugement, et les tribunaux condamneront 16 000 personnes, dont 4 000 à la déportation en Algérie. La république reviendra progressivement sur tous les progrès, perdant pour longtemps son image sociale auprès du prolétariat français : les ouvriers voteront massivement pour Louis Napoléon Bonaparte, opposé à Cavaignac, le 10 décembre.

Les journées de juin ont porté la revendication d’une république sociale et démocratique, autour du droit au travail : la centralité de la question sociale fait désormais la différence entre le projet de la bourgeoisie et celui du prolétariat. Celui-ci s’organisera très rapidement après 1848 sur des bases de plus en plus autonomes : d’abord des clubs révolutionnaires ou sociétés républicaines spécialement tournés vers les ouvriers, puis de plus en plus dans des organisations professionnelles préfigurant les syndicats.

Aurélie (AL Aix-en-Provence) et Renaud (AL Alsace)

[1Louis Chevalier, Classes laborieuses et Classes dangereuses, 1978

[2Doctrines socialistes de Charles Fourier (1772-1837), et Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825).

[3L’ineffable Tocqueville, assistant ravi à la répression, remarquera particulièrement le rôle actif des femmes sur les barricades.

 
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