L’anti-étatisme libéral : Un modèle managérial




Paru en 2010, l’ouvrage collectif L’État démantelé dresse un état des lieux des principaux acteurs et effets de la déconstruction progressive de l’État et de ses missions de service public. Il permet de mieux comprendre les processus de transformation sociale qui affectent la société actuelle.


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À l’heure où la Cour des comptes préconise une baisse du nombre de fonctionnaires ou un gel voire un blocage de leurs salaires [1], l’État démantelé permet de comprendre les processus à long terme qui ont conduit à une vision comptable des activités de l’État. L’introduction, rédigée par Laurent Bonelli et Willy Pelletier, rappelle ainsi que les bouleversements qui affectent l’organisation étatique française ne datent pas de la crise.

Ils s’enracinent tout d’abord dans une transformation des élites politiques et administratives, davantage formées dans les grandes écoles de commerce (HEC, ESSEC) et qui sont amenées à promouvoir des standards d’organisation calqués sur le modèle managérial des entreprises privées, alors que jusqu’aux années 1970, les « grands commis » de l’État pouvaient défendre, car cela était lié aux intérêts à leurs positions aux sommets de l’État, le développement des domaines d’intervention publique.

Un retrait et une réorganisation de l’État

C’est alors la Révision générale des politiques publiques (RGPP), adoptée en conseil des ministres en 2007, qui se met en place à marche forcée, et qui prévoie une gestion sur des critères comptables de l’activité des différents services de l’État. Malgré des réticences, les principaux hauts-fonctionnaires à la tête des ministères s’engagent dans cette activité de « mise aux normes » de l’organisation des secteurs administratifs et des services publics.

Ce mouvement se traduit par un rétrécissement du périmètre d’intervention de l’État : il s’opère par le biais de transferts massifs de divers pans d’activité vers le privé (privatisation de la Poste, filialisation à la SNCF, etc.) mais aussi par la déstructuration des missions de service publique ainsi que par des transferts aux collectivités territoriales d’un certain nombre d’activités (entretien des routes aux départements ou formation professionnelle aux régions, par exemple).

Plus sournoise encore, l’imposition d’une définition de « l’intérêt général » basée sur le maintien des équilibres comptables et budgétaires traduit le renforcement du pouvoir de contrôle des hauts-fonctionnaires du ministère des Finances sur diverses administrations. L’ensemble de l’État est donc touché par le renforcement du poids des contraintes hiérarchiques, et d’exigences définies par le sommet de l’édifice ministériel.

Ces réorganisations successives et nombreuses s’accompagnent de désorganisations importantes qui se traduisent par des missions difficilement assurées (engorgement des tribunaux, réformes des hôpitaux ou de l’université, etc.)
En bref, le mouvement de redéfinition du périmètre et du contenu des actions de l’État repose sur le maître mot de la « performance » et des règles d’évaluation budgétaire, dont on connait les effets dévastateurs, tant pour les personnels que pour les usagers des services publics.

Quelles résistances ?

De nombreuses mobilisations se sont pourtant opposées à ces évolutions imposées à marche forcée. Mais elles sont restées bien souvent sectorielles, et en butte à la difficulté d’une défense ayant à faire face à des attaques graduelles. De plus, de nombreux agents de l’État s’efforcent, au quotidien, de continuer à remplir leurs missions, et s’accommodent ainsi, tant bien que mal, des nouvelles contraintes qui leur sont imposées. Le maintien de l’activité de l’État repose ainsi, dans de nombreux cas, sur le surtravail des fonctionnaires, qui n’ont d’autres choix pour maintenir un sens à leur engagement professionnel.

Dans le domaine de l’Inspection du travail, décrit par Jean-Christian Billard, la « modernisation » se traduit tout d’abord par une externalisation de certaines tâches, présentées par les « réformateurs » comme ne relevant pas du « cœur de métier » de cette administration, un argumentaire issu des discours largement en vogue dans le privé, et qui ont concouru au recours massif à la sous-traitance dans de nombreux secteurs productifs. L’enregistrement des résultats des élections professionnelles est ainsi désormais confié à un prestataire privé, en lieu et place des secrétariats des sections d’inspection du travail.

Toujours dans ce même domaine, la réduction des postes de catégories C (secrétariat, gestion, etc.) se traduit par une déperdition de l’accueil du public, et un transfert des tâches administratives sur les personnels plus qualifiés, qui voient ainsi réduit le temps à consacrer à l’ensemble de leurs missions.

La multiplication des changements juridiques (loi de modernisation du marché du travail du 25 juin 2008, suivie par la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, puis par celle sur la « rénovation de la démocratie sociale » du 20 août 2008) rajoute à ce tableau une complexification croissante des tâches de l’Inspection du travail : sans mise en cohérence, la multiplication des réformes successives de cette réglementation conduit selon Jean-Christian Billard à la « dilution accélérée » du droit du travail, dont on imagine bien les conséquences désastreuses pour les travailleurs et travailleuses.

Cet exemple illustre, s’il en est besoin, comment ces réorganisations internes de l’administration étatique se répercutent dans de nombreux domaines de la vie sociale et politique. On pourrait alors multiplier les exemples : ceux de l’éducation, du transport et du rail, de la culture, ainsi que, y compris, de l’activité de la police.

Quel modèle de société ?

In fine, la question centrale de cet ouvrage reste bien celle du modèle de société qui sous-tend ces évolutions : si l’État et son organisation a toujours été porteur de formes d’encadrement très fortes de la société, son démantèlement, ou plutôt son redéploiement sous des formes nouvelles, entraîne une déstructuration globale et généralisée des formes, certes diverses et bien souvent partielles, de socialisation des risques individuels et des richesses collectives.

Des résistances collectives restent à construire, et de ce point de vue, l’ouvrage témoigne du fait que les formes de contraintes et de pressions au travail que subissent les fonctionnaires sont proches de celles qui frappent les salarié-e-s du privé, avec les mêmes conséquences dramatiques, du harcèlement au mal-être jusqu’aux suicides au travail. La question d’un projet de société, dans lequel la socialisation et la définition des services publics serait collectivement portée par les fonctionnaires et usagers, demeure plus que jamais d’actualité.

Violaine (AL 93)

  • Willy Pelletier et Laurent Bonelli (dir.), 2010, L’État démantelé, La Découverte, Paris, 324 pages.

[1Voir le rapport Situation et perspectives des finances publiques 2012, paru le 2 juillet 2012, disponible sur Ccomptes.fr

 
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