International

La résilience du Rojava, au défi du Covid-19




Manquant de tout, soumis au blocus, l’Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie se prépare à la propagation d’un virus dont le régime de Damas, pas à un mensonge près, nie qu’il a atteint le pays. Mise au point de tests de dépistage, fabrication locale de respirateurs, mobilisation du Croissant-Rouge... Le maximum est fait pour prévenir une catastrophe.

Privées d’aide internationale et de médicaments, manquant de personnels qualifiés, de lits, d’hôpitaux, l’Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie (AANES) est particulièrement vulnérable face à l’épidémie de Covid-19.

Au Rojava, le quotidien des millions de civils kurdes, arabes ou assyriens a déjà été ravagé par la guerre depuis neuf ans. S’y est ajoutée l’invasion turque en octobre 2019. Actuellement, près de 100 000 personnes s’entassent dans les camps de déplacés du Kurdistan syrien. La densité et les conditions de vie y rendent impossible les mesures de distanciation adoptées ailleurs dans le monde. Tout juste est-il possible d’envisager des zones de quarantaine sous de grandes tentes. Une propagation serait dramatique pour le camp d’Al-Hol par exemple, où sont parquées près de 70.000 prisonnières et prisonniers, y compris des milliers d’enfants et de femmes affiliées à l’Etat Islamique.

L’appel du Croissant-Rouge kurde

Le Croissant-Rouge kurde (Heyva Sor) tire la sonnette d’alarme concernant les réfugiés kurdes d’Afrîn se trouvant dans la province de Shehba, et appelle l’OMS à venir en aide à ces victimes de l’épuration ethnique provoquée par l’invasion turque.

Opération de dépistage lors d’un contrôle routier.
cc Kurdiska Röda Solen
photo © Heyva Sor

La situation est d’autant plus précaire que l’AANES ne bénéficie plus de l’aide humanitaire acheminée par l’ONU depuis qu’en janvier la Russie a mis son veto au renouvellement du dispositif onusien en place depuis 2014. Le point de passage d’Al Yarubiyah, à la frontière irakienne, par lequel transitait de l’aide médicale, est désormais fermé. L’aide humanitaire ne transitera désormais que sous le contrôle de Damas, avec tous les chantages, les détournements et le racket que l’on peut attendre de ce régime policier corrompu. Fin 2019, à la faveur d’un accord russo-turc, les troupes de Damas se sont déployées dans la zone, mais les rapports entre les institutions démocratiques de l’AANES et le régime honni sont très tendues.



Un kit de test développé au Rojava

Le 23 mars, l’auto-administration kurde a imposé deux semaines de confinement sur le territoire de l’AANES. Neufs centres sont équipés depuis peu pour accueillir et isoler les patientes et les patients potentiellement contaminées. Concrètement, trois hôpitaux peuvent en accueillir une quarantaine, avec au total moins de trente lits de soins intensifs, 27 respirateurs et en tout et pour tout deux médecins formés à leur utilisation, dans une zone toujours en guerre.

Tout manque : masques, gants, vêtements de protection, appareils de dépistage... Sans parler d’unités ambulatoires qualifiées qui pourraient se rendre dans les villages et les campagnes. Des échantillons prélevés sur des cas suspects sont tout de même envoyés dans des laboratoires à Damas pour être analysés en attendant de disposer d’un test.

Un test de détection du Covid-19 développé par les médecins du Rojava a reçu sa certification IS0 pour une fiabilité de 85% et à peine quelques secondes d’attente. Ce test a été diffusé auprès de plusieurs médecins dans plusieurs pays pour être évalué, ainsi qu’à l’OMS. Il est notamment testé en Chine auprès de trois hôpitaux différents.

Peinant à importer du matériel approprié, l’AANES a initié la fabrication de respirateurs pour faire face à d’éventuels cas de Covid-19. Un premier prototype a été présenté et les tests sont concluants. Mais chaque unité nécessite trois jours de fabrication, et rien ne dit qu’il y en aura un nombre suffisant à temps.

Opération de désinfection à Qamişlo, une des principales villes du Kurdistan syrien.
cc Kurdiska Röda Solen
photo © Heyva Sor

Mutinerie dans une prison de la ville kurde de Batman

En Turquie, des prisonniers politiques de Batman (Êlih) ont mis le feu à leur prison pour protester contre leur détention. En Turquie, plus de 50.000 Kurdes sont incarcérées pour terrorisme. En pleine épidémie du Covid-19, les prisons turques risquent de se transformer en cimetière si elles ne sont pas vidées.

Un appel de la Coordination nationale solidarité Kurdistan (CNSK, dont l’UCL est membre), appuyé par de nombreux médecins, organisations et personnalités politiques exhorte les autorités à libérer un maximum de détenus avant qu’il ne soit trop tard.

En effet, en raison de la pandémie, le parti d’Erdoğan a annoncé la libération temporaire de 90.000 personnes sur les 300.000 détenues que compte la Turquie. Mais toutes et tous les prisonniers politiques du HDP, du PKK, les combattantes et combattants, les journalistes, les universitaires et les membres de diverses organisations liées à la gauche kurde ont été exclues de ces libérations.


  • Une pétition pour la libération des prisonniers politiques en Turquie est accessible ici

Premières victimes : les femmes

Les violences faites aux femmes confinées à la maison en raison de la pandémie du coronavirus continuent d’augmenter dangereusement à travers le monde. Comme dans les autres pays, l’épidémie et le confinement sont un désastre pour les femmes, aggravée ici par la politique de l’Etat turque qui fait feu de tout bois pour anéantir toute conquête féministe tout en entretenant l’ambiguité depuis 2012 et la promulgation un 8 mars de la loi sur la protection de la famille et de la prévention de la violence faite aux femmes. Une adoption présentée par l’AKP comme un « cadeau fait aux femmes »... Or, au cours des 20 derniers jours, 18 femmes ont été assassinées par des hommes en Turquie, dont 12 à leurs domiciles. Les autorités turques appellent les gens à « rester chez eux » mais n’ont pris aucune précaution contre les violences faites aux femmes, faisant craindre une explosion de féminicides.

Intervention de prévention au sein d’un camp de réfugiées.
cc Kurdiska Röda Solen
photo © Heyva Sor

Ankara accentue la pression

En plus d’être une zone de guerre, le Rojava et sa population doivent faire face à des menaces supplémentaires en cette période de crise sanitaire. Le régime d’Ankara utilise la gestion des ressources fluviales comme une guerre de l’eau contre le Kurdistan turc, et contre le Kurdistan syrien. La Turquie contrôle une partie des approvisionnements en eau de l’AANES, notamment la station d’Allouk à Ras al-Aïn, occupée par l’armée turque. Depuis le 22 mars elle ne pompe plus, alors qu’elle fournit en temps normal de l’eau à plus de 460.000 personnes… Cette interruption en plein effort contre la propagation du virus rend la situation encore plus difficile.

Autre fardeau : la pression militaire exercée par Ankara et ses supplétifs islamistes issus de l’Armée syrienne libre et regroupés sous le label Armée nationale syrienne (ANS). Régulièrement, des installations hospitalières sont bombardées le long de la ligne de front, par exemple les villages de Dildara et Um El Kêf, près de Tall Tamer, le 6 avril. La Turquie ignore les appels de l’ONU à suspendre toutes les opérations militaires et à déclarer un cessez-le-feu en raison de la pandémie.

Dans les territoires qu’ils occupent avec la protection de l’armée turque, les gangs islamistes pratiquent le kidnapping, les arrestations arbitraires, le pillage. Dans la région d’Afrîn, les biens des déplacées sont mis en vente, tandis que celles et ceux qui n’ont pas fui sont expropriées ou emprisonnées pour « communication avec des unités kurdes ». Un racket mensuel est également organisé par certaines factions islamistes sous forme de prélèvement dans les magasins.

Les journalistes sont aussi la cible du régime d’Ankara. Un rapport de Dicle Fırat Gazeteciler Derneği (Association kurde des journalistes) indique que, depuis le début de la crise du Covid-19 en Turquie, le 11 mars, le harcèlement des journalistes qui enquêtent sur la situation s’est intensifié les réseaux sociaux. Un nombre important d’articles sur la pandémie ont été criminalisés, et des centaines d’arrestations ont été effectuées. « L’État n’autorise aucune voix dissidente et souhaite faire taire toute la société », a indiqué l’association.

Après neuf ans de guerre qui l’a vu affronter l’État Islamique au prix de milliers de morts, puis subir l’invasion turque avec la bénédiction de Moscou et de Washington, la gauche kurde doit donc faire face à un nouveau défi. Dans l’adversité, les peuples du Nord-Est syrien ont, jusqu’ici, fait preuve d’une solidarité et d’une résilience extraordinaire. Soyons sûrs qu’ils surmonteront cette épreuve, et ne les oublions pas !

Édouard (UCL Alpes-Provence)

 
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