Culture

Lire : Catherine Malabou, « Au voleur ! Anarchisme et philosophie »




Le chaos n’est pas forcément situé là où on l’attend. Pour le sens commun, l’anarchie est synonyme de désordre et l’anarchisme renverrait à une idéologie au pire synonyme de terrorisme et au mieux de douce rêverie. À l’instar des penseurs et des penseuses anarchistes, la philosophe féministe Catherine Malabou affirme au contraire dans son dernier essai Au voleur  ! Anarchisme et philosophie que le chaos est inscrit dans le pouvoir étatique.

On a, du reste, pu le voir ces dernières années dans la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 et plus récemment encore avec l’état de délabrement de l’Éducation nationale qui n’a rien à envier à celui du système de santé. Cet effondrement résulte notamment du démantèlement de l’état providence lié au néolibéralisme devenu ultralibéralisme, mais aussi du fait que les organisations hiérarchiques déresponsabilisent la base de la société et par cela même la fragilisent en permanence.

Bien des philosophes ont mené une critique de la domination et des différents systèmes de gouvernement, certains usant même du concept d’anarchie sans pour autant se réclamer de l’anarchisme. Et c’est précisément à six d’entre eux (Schürmann, Levinas, Derrida, Foucault, Agamben et Rancière) qu’elle consacre l’essentiel de son ouvrage. Elle cherche à comprendre ce qu’elle considère comme un échec, à savoir une incapacité à assumer une véritable pensée anarchiste qui a abouti à un retard de la philosophie sur l’anarchisme et sur une géographie qui avec Élisée Reclus et Pierre Kropotkine a jeté les fondements de l’écologie et de la géographie sociale, en même temps que l’anarchisme a contribué à penser l’horizontalité en politique.

Le fait que nombre d’anarchistes aient marqué une franche hostilité à l’égard de la réflexion philosophique n’a pas aidé non plus à jeter des ponts avec les philosophes les plus sensibles à la critique de l’oppression et des différentes formes de domination.

Décloisonner la pensée critique

Dans son ouvrage, Catherine Malabou ne se contente toutefois pas de s’attaquer aux impensés et autres angles morts de la philosophie, elle va plus loin et parle de dénégation et de vol. Elle interroge aussi une coexistence, source de confusion, entre ce qu’elle nomme anarchisme de fait, qui vise au dépérissement de l’État dans une perspective individualiste et privée, synonyme de déréglementation extrême (ubérisation) et de capitalisme libertarien, et ce qu’elle désigne sous le nom d’anarchisme d’éveil, qu’elle perçoit à travers les expériences d’auto-organisation comme les Zad ou le mouvement des gilets jaunes.

La notion de classe, articulée avec la dimension anti-autoritaire dont sont porteurs anarchisme révolutionnaire et communisme libertaire, nous semblent nécessaires pour clarifier toute possibilité de confusion entre anarcho-capitalisme et penchants anarchisants des mouvements de contestation de ces dernières années. Si elle ne l’écarte pas, Catherine Malabou s’en tient à la notion du concept de non-gouvernable afin d’établir une passerelle entre anarchisme philosophique et anarchisme politique parce qu’elle y voit là le concept le plus opératoire pour ce dialogue nécessaire.

Assurément Au voleur  ! Anarchisme et philosophie est un ouvrage qui fera date dans sa volonté de décloisonner la pensée critique. Anarchistes et communistes libertaires doivent y voir une invitation à agir dans ce sens pour construire un projet d’émancipation plus largement partagé.

Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

  • Catherine Malabou, Au voleur  ! Anarchisme et philosophie, PUF, 2022, 408 pages, 21 euros.
 
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