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Accident de montagne ou règlement de compte entre anciens camarades de lutte ? Erri de Luca explore la mémoire d’une époque.

Erri de Luca a eu plusieurs vies. Enfant, il a connu la pauvreté dans le quartier populaire de Montedidio à Naples. Il a participé au mai rampant italien (il longo mai) à partir de 1968 et a rejoint en 1969 Lotta Continua, une des principales organisations de l’autonomie ouvrière, dont il a été responsable du service d’ordre. Il y a milité jusqu’à sa dissolution en 1977. Ouvrier chez Fiat, puis dans diverses entreprises pendant une quinzaine d’années, il a fuit un temps la répression de l’État italien en se réfugiant en France. On le retrouve chauffeur d’un convoi humanitaire pendant la guerre en Bosnie ou plus récemment aux côtés des opposantes à la ligne grande vitesse Lyon-Turin. Il est aussi de celles et ceux qui s’expriment en faveur des migrantes qui cherchent à traverser la Méditerranée et dont beaucoup meurent au nom d’une raison d’état raciste bien éloignée des idéaux prétendument universalistes des gouvernements de l’Union européenne.

Mais ce n’est pas tout, pour notre plus grand bonheur, Erri de Luca écrit depuis une trentaine d’années articles, poèmes, nouvelles et romans. Il est aussi traducteur et alpiniste. Impossible est son dernier roman publié en français. Il est paru à l’automne dernier et constitue une bonne entrée dans son œuvre et son univers multidimensionnel.

Un homme est interrogé par un juge. Ce dernier le soupçonne d’avoir poussé dans le vide un autre homme qu’il aurait croisé sur un sentier escarpé des Dolomites. Il le met en garde à vue car il ne croit pas à une simple coïncidence de deux hommes empruntant un sentier de montagne sans se rencontrer ni à la thèse de l’accident. Le juge fonde son intime conviction sur le fait que les deux hommes se sont connus une quarantaine d’années plus tôt. Ils militaient alors dans la même organisation révolutionnaire et le défunt avait un passé de «  repenti  », c’est-à-dire d’un collaborateur de la justice qui a donné des noms et a fait plonger nombre de ses camarades, dont le suspect, afin d’obtenir une réduction de peine.

Pour l’ancien militant révolutionnaire, l’expérience de la montagne est celle d’une mise à distance du monde et de ses turbulences mais il se voit rattrapé par le passé de «  la génération la plus poursuivie en justice de l’histoire d’Italie ».

Le pouvoir des mots

À partir de là, deux vérités s’affrontent, celle d’un juge qui doit trouver un coupable et celle d’un homme n’ayant pas renoncé à ses convictions et se battant afin de ne pas être broyé par la machine judiciaire. Pour cela, ce dernier puise dans ses ressources, dans sa formidable capacité d’adaptation et dans l’éthique qui a forgé son idéal politique et social, nous faisant penser par moment à l’expérience de Victor Serge (Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression et surtout son roman Les Hommes dans la prison).

Impossible est un roman poétique, philosophique et politique. Il y est question de justice, de liberté - celle que procure l’écriture. En cela, cette œuvre révèle le pouvoir de la littérature qui se déjoue des pièges de la rhétorique et des entreprises de falsification des mots dont usent et abusent les puissants.

On y lit l’évocation mélancolique de l’espoir d’une révolution et d’une génération brisée par un État prétendument démocratique en même temps qu’un remède à la mélancolie.

On peut y voir également un exercice d’admiration à travers un éloge de l’inutile qui est celui de la beauté de la montagne. La montagne fascine parce qu’elle est imprévisible et qu’elle révèle à qui veut l’entendre la conscience des limites.

Pour toutes ces raisons, il ne faut pas hésiter à se plonger dans Impossible.

Erri de Luca, Impossible, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 2021, 242 pages, 16,50 euros

Laurent Esquerre (UCL Aveyron)

 
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