Lire : Le Cour-Grandmaison, « Coloniser. Exterminer »




Ces derniers temps, les tentatives pour saluer l’œuvre « civilisatrice » de la France dans ses anciennes colonies se multiplient, parmi celles-ci, la loi scélérate du 23 février 2005 qui impose le mensonge historique aux enseignant(e)s et à leurs élèves : « les programmes scolaires reconnaissent en particuliers le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». L’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison vient donc à point pour résister à cette offensive idéologique. L’imposante documentation qu’il nous livre est sans appel, la conquête et la colonisation de l’ancienne Régence d’Alger ne furent qu’une longue suite de malheurs pour la population.

Pour juger des ambitions humanitaires des colonisateurs, il suffit de lire une lettre de 1843, écrite par un officier participant à la conquête : « Voilà, mon brave ami, comme il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. » Avec des civilisateurs pareils, il n’est pas étonnant que la population algérienne soit passé de 3 millions en 1830 à 2,1 millions en 1872.

Il est frappant de voir la continuité de la politique algérienne des différents régimes qui se sont succédés de 1830 à 1962, la monarchie, le second empire, quatre républiques, et Vichy, ils ont tous fait régner un état d’exception permanente, fondé sur la haine de la « race » arabe considérée comme inférieure et dangereuse. Ainsi le Code de l’indigénat élaboré sous la IIIe République pratique un racisme d’État à coup de lois inégalitaires et discriminatoires où les « indigènes » ne sont que des sujets de la France, exclus du bénéfice de la citoyenneté. Avec cet éclairage, on voit que la sale guerre menée contre l’indépendance de l’Algérie entre 1954 et 1962, n’est pas un accident mais bel et bien une constante de l’histoire coloniale de ce pays.

Le laboratoire algérien

L’originalité de ce livre qui fera date est d’étudier à travers le cas algérien de nombreux aspects méconnus du colonialisme. Un de ses points fort est de s’intéresser de près aux liens entre colonisation et lutte de classe. Ainsi pour le parti de l’ordre bourgeois, la spoliation des Algériens pour installer des colons français a été considérée comme un moyen de résoudre la question sociale et de repousser le spectre de la révolution. En 1856, l’un de ses membres jugeait dans un rapport à l’empereur que la colonisation de l’Algérie « fera de tout prolétaire un propriétaire conservateur ».

Les méthodes de guerre totale expérimentées lors de la conquête de l’Algérie, furent importées en métropole contre les barbares de l’intérieur : les prolétaires. En juin 1848, la toute jeune IIe République fit appel aux soldats de l’armée d’Afrique pour écraser le soulèvement des ouvriers parisiens. Les combats firent 12 000 victimes et 4 000 rescapés du massacre furent déportés dans les terribles bagnes algériens.

Cet ouvrage donne surtout des éléments permettant de mieux comprendre l’impact désastreux qu’a eu la colonisation de l’Algérie sur le long terme. Elle fut un terrain d’élaborations de nouvelles techniques répressives qui servirent ensuite ailleurs. L’internement administratif fut d’abord expérimenté en Algérie en 1834, puis répandu à travers l’empire colonial : en Kanaky en 1887, en Afrique occidentale et en Indochine en 1904, en Tunisie en 1934. Du début à la fin de la domination française il servit à réprimer une population indomptée, en 1961 le nombre des internés en Algérie dépassait les 20 000.

C’est en 1938 qu’il a été importé en métropole contre les étrangers indésirables, l’année suivante les républicain(e)s espagnol(e)s en furent les victimes. Enfin en 39-40, la mesure a été étendue à tous les indésirables, étrangers et nationaux, en particuliers les juifs et les communistes. Sans surprise, les fonctionnaires coloniaux mirent leur savoir faire au service de Vichy, comme Peyrouton qui eut une brillante carrière de haut fonctionnaire colonial avant guerre : résident général au Maroc puis en Tunisie où il se livra à la répression des indépendantistes du Néo-Destour et introduisit l’internement administratif. Devenu ministre de l’intérieur en 1940, il prit une série de mesures discriminatoires contre les juifs, il donna par exemple l’autorisation aux préfets d’interner les « ressortissants étrangers de race juive » dans des « camps spéciaux » qui deviendront des antichambres des camps de la mort.

Exterminez toutes ces brutes

À la suite d’auteurs comme Enzo Traverso et Sven Lindqvist, Olivier Le Cour Grandmaison prouve que le colonialisme européen est à l’origine de concepts idéologiques qui seront ensuite adoptés par le régime nazi. Bien avant Hitler, les colonisateurs français ont employé les concepts de « races inférieures », de « vie sans valeur », de « cruelle nécessité » ou « d’espace vital ». Au XIXe siècle, le sentiment que la « civilisation » et la « race » européennes sont supérieures aux autres est tellement ancré dans les mentalités que le massacre de population entière est considéré comme un phénomène naturel.

Le docteur Bodichon, notable d’Alger et républicain modéré, est représentatif de l’émergence d’une pensée raciste et exterminationniste dans une Europe lancée à la conquête du monde. Dans un ouvrage de 1866, il professe que l’anéantissement des races inférieures est « le moyen de perfectionner l’humanité, la débarrassant des êtres intransformables, nuisibles ou inutiles au progrès. Il est un malheur individuel ou d’une minorité ; mais il devient un bien pour la majorité […] La loi humanitaire et animale veut que l’inférieur soit sacrifié au supérieur, l’insecte à l’oiseau, l’oiseau à l’espèce humaine et autre, l’imparfait au parfait ».

S’il n’est pas question d’assimiler colonialisme et nazisme, il faut reconnaître ce que le second doit au premier. C’est ainsi que les dirigeants du IIIe Reich ont conçu l’invasion de l’URSS sur le modèle des guerres totales expérimentées lors des conquêtes coloniales européennes du XIXe siècle. Pour eux aussi il fallait « anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens », les Slaves remplaçant les Arabes dans le rôle de la race inférieure à réduire en esclavage.

Même si la colonisation de l’Algérie n’est pas que l’histoire d’une dictature de fer imposée par des massacres et basée sur le racisme, célébrer le « rôle positif de la présence française » dans ses colonies est une dangereuse escroquerie intellectuelle. Elle ne peut qu’entretenir la haine dans une période où des prophètes de malheur agitent la menace d’une « guerre des civilisations ». Ce livre est un outil indispensable pour toutes celles et tout ceux qui aujourd’hui combattent le racisme et qui s’opposent aux tentatives d’une recolonisation de la planète sous le fallacieux prétexte d’exporter la démocratie.

Hervé (AL Marseille)

  • Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, Fayard, 2005, 22 euros.
 
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