Lire : Manga : « Les vents de la colère »




Les éditions Delcourt viennent de publier pour la première fois en français Les vents de la colère, manga culte pour toute une génération de Japonais en lutte dans les années 60 contre la collaboration militaire avec les États-unis.

Rares sont les mangas traitant de questions politiques, et le mangaka Tatsuhiko réussit le tour de force de faire une œuvre beaucoup plus subversive qu’il n’y paraît au premier abord. L’action se déroule dans un Japon totalitaire, où le jeune lycéen Gen Rokkôji voit un de ses amis se faire descendre en pleine rue pour « quête sur la voie publique », sans que cela ne soulève la moindre protestation de la part d’une population effrayée et soumise. Gen, fils d’un ancien général de l’armée impériale, entre alors en rébellion contre sa famille aux opinions ultra nationalistes et va découvrir peu à peu que l’assassinat de son ami cache en fait l’existence d’une île secrète, Déjima, où sont enfermées des centaines de personnes difformes, toutes venant d’un village où la population fut victime d’une pollution industrielle massive. Sur fond de guerre au Vietnam et d’engagement de l’armée japonaise, Gen va découvrir très vite que Déjima n’est que l’arbre qui cache la forêt de l’horreur de la guerre.

L’intérêt du récit de Tatsuhiko Yamagami est d’être construit sur des faits historiques réels. Si l’île de Déjima n’a jamais existé, dans les années 60, les « effets secondaires » du « miracle économique japonais » se sont fait sentir avec la naissance de milliers d’enfants malformés dans des villages de pêcheurs, suite aux rejets à la mer de mercure par une usine pétrochimique. Mais surtout, Tatsuhiko « profite » des aventures de son héros pour régler ses comptes avec la société japonaise et le gouvernement. Les rêveries de Gen sur fond de « triomphe de la mort » de Bruegel, donnent à l’auteur l’occasion de dresser un tableau sans complaisance de son pays (qui collaborait avec zèle à la guerre au Vietnam et réprimait parfois dans le sang les révoltes étudiantes) et d’entamer un dialogue imaginaire avec le « pouvoir » : « Allons, allons, taisez-vous et suivez-moi sans poser de questions… Voici la loi de la nature : les forts prospèrent, les faibles disparaissent… Oui... et pourtant… pourquoi les forts peuvent-ils légitimement posséder ce pouvoir… Ce que vous appelez loi de la nature n’est que désir de possession égoïste et bestial, négation même de la société humaine ».

La société totalitaire dépeinte par Tetsuko, qui interdit de « créer un groupe ou une association ayant pour but de réformer la société et abolir la propriété privée » et qui envoie ses dissidents en hôpital psychiatrique n’est pas sans rappeler le monde de Georges Orwell dans 1984, avec qui Tetsuko partage un pessimisme et une noirceur qui s’expriment de manière saisissante. Les décors sombres et terrifiant tranchent avec des personnages dessinés à la manière d’Osamu Tezuka
À l’heure du « révisionnisme japonais » et du retour au militarisme orchestré par le Premier ministre Abe Shinzo, petit-fils d’un criminel de guerre de classe A, ce manga dessiné au début des années 70 reste d’une étonnante actualité. Outre la suppression des aspects les plus négatifs de la guerre impérialiste japonaise (le « viol » de Nankin, l’esclavage sexuel organisé pour le compte de l’armée impériale, l’Unité 731 de recherche bactériologique qui mena des expériences « scientifiques » sur des milliers de civils mandchous), le gouvernement s’apprête maintenant à réviser l’article 9 de la Constitution qui lui empêche de mener des guerres d’agressions. Enfin, Les Vents de la colère déborde largement de son cadre japonais pour atteindre l’universel et questionner tout un chacun sur sa propre société « démocratique », ce qui correspond en somme à la volonté de l’auteur : « passé, présent, futur… Amusants, ces mots… Mettez-les dans l’ordre qu’il vous plaira, ça ne change rien à leur signification ».

Matthieu (AL Aix)

 Tatsuhiko Yamagami, Les Vents de la colère, éditions Delcourt, 2 tomes, 8 euros.

 
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