Marc Tomsin (1950-2021), un anarchiste à la croisée des mondes




Drôle de printemps. Alors que l’épidémie semble reculer, que le beau temps s’installe et que les sociabilités respirent un peu à nouveau, la mort de notre ami et camarade Marc Tomsin, le 8 juin, est venue bousculer l’enthousiasme des belles journées printanières.

Beaucoup, dans le mouvement libertaire, connaissaient cet anarchiste atypique, cet Indien de Ménilmontant, longue silhouette à la démarche apaisée, avec son sac en cuir en bandoulière, toujours garni de petits livres soigneusement rangés dans des pochettes en plastique. On n’abîme pas les livres ! Surtout quand c’est de la belle ouvrage, comme Marc l’aimait tant, lui le petit éditeur méticuleux, enfant de l’imprimerie et des mots.

Un lycéen dans la tempête de 68

C’est au lycée que Marc a embrassé l’anarchisme, une philosophie qui ne lui était pas si étrangère, son père, Jacques, ayant milité dans le mouvement libertaire d’après-guerre. Mais l’anarchisme qu’il rencontre alors est sans doute un peu différent de celui du paternel, bousculé et transformé par la comète Mai-68, dont le passage l’aura marqué durablement. Militant de l’éphémère Jeunesse anarchiste communiste, Marc piétine le pavé parisien de manifestation en émeute et goûte à l’effervescence heureuse des paroles libérées en assemblée générale. Un engagement tout entier, qui ne l’a plus quitté ; contrairement à d’autres enfants de 68, Marc n’aura jamais été cet adulte libéral, bouffé par le carriérisme et le pouvoir, qu’on voit aujourd’hui pérorer sur les plateaux de télévision.

L’ouvrier du Livre parisien

En 1971, Marc entre aux Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP), où il travaille comme magasinier. Un premier pas dans le vaste monde hors norme du Livre parisien, où la CGT donne le « la ». Un univers dans lequel Marc passera toute sa carrière professionnelle, changeant de métiers sans jamais déserter le Livre. En 1973, il quitte les NMPP et devient chauffeur-livreur pour le quotidien Le Monde, à mi-temps, avant d’« entrer en correction », comme on dit, en 1979. Un métier qu’il apprend auprès d’un autre anarchiste, Georges Rubel, correcteur de métier, graveur de passion. Comme il se doit, Marc rejoint le Syndicat des correcteurs – le poil à gratter de la CGT, la légion étrangère du Livre – et effectue ses trois années de labeur dans diverses imprimeries, avant d’entrer à l’Encyclopædia Universalis, puis en presse parisienne, d’abord à L’Humanité, puis au Monde, ce journal qu’il avait tant livré en camionnette quelques années auparavant…

Marc n’a jamais considéré la carte syndicale comme une simple carte de travail dans un monde où l’adhésion à la CGT est obligatoire pour travailler. Il a donné de son temps au syndicat, intégrant son organe de direction, le comité syndical, et prenant des responsabilités dans son secteur « solidarité internationale ». En 2001, il est même élu secrétaire au placement, un mandat important, essentiel, qui consiste à distribuer le travail, chaque jour, aux rouleurs du syndicat (sorte de « pigistes » ou d’intérimaires).

Marc Tomsin
cc Philippe Huynh-Minh (2009)

L’anarchiste qui édite des livres

Si Marc se revendiquait volontiers de la tradition orale, il a pourtant passé beaucoup de temps à publier des textes. Non seulement il a participé à bien des aventures éditoriales du mouvement libertaire (Informations et correspondances ouvrières, La Lanterne noire, IRL, etc.), mais il a aussi développé une belle activité d’éditeur, qui a occupé une bonne partie de sa vie. Il fonde une première maison d’édition en 1985, avec Angèle Soyaux, qu’il baptise Ludd, en hommage aux luddites. Avec cette petite structure, il publie une trentaine de livres, essentiellement des auteurs germaniques, et porte un soin tout particulier à leur fabrication, qu’il confie à la Société des ateliers et imprimeries graphiques, pour une composition à la linotype et une impression au plomb.

Cette aventure éditoriale s’arrête en 1998, mais reprend moins de dix ans plus tard, en 2007, avec la création des éditions Rue des Cascades, au catalogue un peu différent mais très hétérogène : écrits zapatistes, essais anarchistes, pamphlets, témoignages et Mémoires. Avec, toujours, cette même exigence quant à la qualité de ce qui est fabriqué, celle de l’ouvrier du Livre qui aime le travail bien fait.

En 2007, cet enfant de l’imprimerie se lance aussi sur la Toile, en ouvrant le site web La voie du jaguar, qu’il présente comme un réseau d’informations et de correspondance pour l’autonomie individuelle et collective. Un porte-voix des mobilisations indigènes, mais pas seulement : l’antre du jaguar accueille la parole de tout ce qui entre en résistance contre le capitalisme ravageur et les États.

Militant sans frontières, passeur de luttes

Marc a toujours eu la solidarité internationale en bandoulière… et la passion des voyages. S’il était l’homme d’un quartier, Ménilmontant, ancien territoire des apaches, il avait aussi la bougeotte. Et il a traîné ses bottes mexicaines sous bien des latitudes. D’abord en Espagne, à Barcelone, où il s’installe à la fin des années 1970, dans l’effervescence de la fin de la dictature franquiste et de l’essor du mouvement libertaire. Il y fait des rencontres qui seront pour lui déterminantes, notamment avec Diego Camacho, dit Abel Paz, dont il avait commencé à publier les Mémoires, avant de nous quitter brutalement (le premier tome est sorti en 2020, Scorpions et figues de Barbarie).

À la fin du premier millénaire, c’est le Mexique qui fait une entrée fracassante dans sa vie, avec le soulèvement insurrectionnel des zapatistes du Chiapas, le 1er janvier 1994. Marc a été l’un des premiers et des plus fidèles compagnons de route de ces territoires en révolution, figure du Comité de solidarité pour les peuples du Chiapas en lutte, principal éditeur des textes en français du sous-commandant insurgé Marcos et animateur passionné de conférences et de soirées de soutien aux zapatistes.

Dans les années 2010, c’est la Grèce qu’il rencontre, sous l’aile bienveillante de son ami Raoul Vaneigem. Il y découvre les luttes des Grecs, les dynamiques d’autonomie de territoires en rébellion, les occupations, le quartier d’Exarcheia… Il tombe sous le charme de ce petit pays martyrisé par les coups de boutoir du libéralisme, mais irrigué par les luttes pour la vie et la dignité. En 2017, l’Indien de Ménilmontant quitte Paris et s’installe à Athènes. Il avait 71 ans quand il est mort, après un accident survenu alors qu’il chantait et dansait avec des camarades pour fêter la reprise du squat Rosa Nera, à La Canée, en Crète.

La fête, la lutte, jusqu’au bout.

Guillaume Goutte (secrétaire des correcteurs du Syndicat du Livre CGT)

 
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