Marco Sazzetti (ex-UTCL) : «  Nous étions entrés dans les années d’hiver  »




Les éditions d’AL viennent de publier À droite toute !, recueil d’articles sur le virage à droite des années 1980. Publiés en 1985 dans les colonnes du mensuel communiste libertaire Lutter !, ces textes constituent un utile retour aux sources de maux bien présents. Rencontre avec leur auteur, Marco Sazzetti, qui a répondu aux questions d’Alternative libertaire.

En 1985, Marco Candore (« Sazzetti ») est instituteur et militant de l’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) depuis 1979. Après avoir participé à la fondation d’AL en 1991, il est aujourd’hui membre du comité de rédaction de Chimères, revue des schizoanalyses fondée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, et anime un blog, le Silence qui parle.

Qu’est-ce qui t’a décidé, en 1985, à te pencher sur la droitisation de la vie politique ?

Marco : Le début des années 1980 est marqué par un véritable tournant. Plusieurs éléments en ont posé les fondations. En premier lieu, la deuxième moitié des années 70 est marquée par la contre-offensive néolibérale, la révolution néo-conservatrice (Reagan, Thatcher & co), et ce, au niveau international. En France, on va assister à différentes opérations idéologiques et médiatiques, dont la première d’importance est sans doute celle des «  nouveaux philosophes  » en 1977 avec BHL, Glucksmann, et quelques autres ex-soixante-huitards «  repentis  ». Droits de l’homme et «  démocratie  » deviennent l’alpha et l’oméga de toute pensée politique sur un terrain moral, consacrant le capitalisme et sa démocratie parlementaire comme indépassables.

Alors que la portée de Mai 68 s’est partiellement essoufflée et que le paysage syndical reste dominé par les appareils, Mitterrand arrive au pouvoir en 1981, avec les reniements et ralliements qui vont suivre. Le «  phénomène Le Pen  », vers 1982-1983, s’inscrit sur cette toile de fond. L’ensemble, conjugué, crée cette droitisation. «  L’imaginaire cow-boy  », la culture du «  winner  », prennent alors une place considérable, individualisant les rapports sociaux. Face à l’avancée de ce grand mouvement réactionnaire, il fallait réagir.

Oui, parce que la gauche au pouvoir…

Marco :

Eh bien ça n’était pas ça du tout  ! Pourtant, le projet socialiste de 1980-1981 passerait aujourd’hui pour un brûlot gauchiste. Mais la gauche de gouvernement ne va pas seulement y renoncer  : engluée dans la gestion du capitalisme, elle va littéralement se vider de sa substance et se rallier au There is no alternative thatchérien.

Le paradoxe est qu’on est alors quand même marqué par 68, qui n’est pas si loin. En 81, l’hypothèse d’un «  débordement par les luttes  » ne nous semblait pas totalement farfelue. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Nous étions entrés dans les «  années d’hiver  » dont parlait Félix Guattari. La première moitié des années 1980 a été un désastre. Certains mots – lutte de classe, prolétariat… – devenaient incongrus et la «  novlangue  » néo-libérale martelait les esprits. Bien sûr, il y a eu les mobilisations antiracistes de 1983-1984, il y a eu les grèves de 1986-1987 qui ont desserré l’étau (et la création de SUD aux PTT y est liée)… Mais dans ces années-là la vitalité des mouvements des années 60-70 marque le pas. Et une des raisons qui perpétuent ce «  bain facho  » dans lequel on est encore, c’est le refus d’accorder le droit de vote aux immigré-e-s.

Peut-on d’ailleurs faire un lien entre l’invention du «  problème de l’immigration  » et la percée du FN ?

Marco : L’émergence de Le Pen est pour moi totalement connexe de ce retour du refoulé de la période coloniale, et notamment de la guerre d’Algérie. Sur les questions d’immigration, de racisme, de colonialisme, les militants révolutionnaires étaient minoritaires. En 1954, il y a deux courants qui s’engagent aux côtés des indépendantistes algériens  : les trotskystes et les communistes libertaires. En face, les socialistes au pouvoir répriment, et Mitterrand est leur ministre de l’intérieur  !

Dans les années 70, les luttes des travailleurs immigrés étaient pour l’essentiel soutenues par l’extrême gauche et des courants chrétiens de gauche. Au PS, au PC, ce passé colonial n’était pas du tout revisité. Le colonialisme est une véritable peste : sa grande force est de pouvoir faire espérer au prolétaire blanc, mâle, « bien d’chez nous », qu’il y a, en dessous de lui, le Noir, l’Arabe, le colonisé. On verra en 1980 un bulldozer conduit par un maire PCF détruire un foyer d’immigré…

Il y a certes des raisons électoralistes qui ont poussé la gauche de gouvernement à laisser dire et faire Le Pen, mais pas seulement, c’est plus complexe et profond : le PCF fut le premier à parler de «  seuil de tolérance  » ! Mauroy, Premier ministre socialiste, condamnera les grèves des OS immigrés de Talbot en les assimilant à des «  religieux iraniens  ». Dans le même temps les médias donnaient la parole à Le Pen avant chaque élection, sur ses propres terrains et enjeux.

Que penses-tu de la période actuelle ?

Marco : Elle est paradoxale, hautement contradictoire. On ne peut pas minimiser la radicalité fasciste qui s’exprime aujourd’hui dans les «  Manifs pour tous  », le «  Printemps français  » et autres «  jour de colère  »… mais on pouvait difficilement penser que le mariage homo passe comme une lettre à la poste, et surtout que cette «  droitisation  », ces tendances régressives ne se retrouvent pas, tôt ou tard… dans la rue. Il allait forcément y avoir des résistances réacs.

Pour paraphraser Daniel Guérin, c’est aussi et surtout l’état de déliquescence de la pensée critique et la faiblesse stratégique du mouvement social qui démultiplient cela. Pourtant, si « le fond de l’air est brun », la « société réelle » est-elle à ce point «  droitisée  »  ? Ce n’est pas si simple. Ce qui est sûr c’est que le discours et l’action politiques institutionnels, eux, le sont largement  : le FN a réussi à polariser le débat politique sur son propre terrain. Les résistances sont toujours là, mais morcelées. L’enjeu, me semble-t-il, est de franchir ce cap, d’aller au-delà de la résistance. De sortir des années d’hiver, de passer à l’offensive.

Propos recueillis par Théo Rival (AL Orléans)

  • Marco Sazzetti, À droite toute ! Le tournant des années 1980, éditions d’Alternative libertaire, 2013, 8 euros.

QUI ÊTES-VOUS LOLA COSMETIC ?

Dans les colonnes de Lutter !, c’est sous le pseudo de Lola Cosmetic que Marco Sazzetti poussait ses coups de gueule.

Mais qui êtes-vous, Lola Cosmetic ?

« Je serais tentée de répondre : “Personne. Je ne suis personne”, en citant Pessoa dans Le Livre de l’intranquilité. Un pseudo comme on dit. Pour une plume particulière. Un pseudonyme féminin pour un devenir-femme peut-être. Pour l’humour, pour contrebalancer tout le sérieux de l’affaire militante : la révolution, ça devrait pouvoir être joyeux. Et d’ailleurs, ça l’est, quand l’événement est là, même dans les plus grandes difficultés, il y a cette joie de partir à l’assaut du ciel. Aux barricades, des cœurs et des âmes, donc ! »

Lola (Marco) Cosmetic

 
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