Monde agricole : Les paysannes dans les sillons du genre

Longtemps invisibilisées, les femmes du monde agricole s’organisent pour faire reconnaître leur place dans une profession façonnée par des normes masculines et un patriarcat tenace. Dans un contexte de repli identitaire où la ruralité est fantasmée comme un bastion de traditions, elles dénoncent une réalité bien plus complexe, faite d’inégalités, de luttes et de solidarités. Face à la domination masculine qui structure les relations au travail et les imaginaires ruraux, les paysannes forgent peu à peu une conscience collective et féministe en milieu agricole.
Dans les discours politiques, à droite comme parfois à gauche, la ruralité est vantée comme un espace préservé, ancré dans les traditions. Un imaginaire auquel se rattache une vision très masculine du milieu agricole et où la force physique est valorisée. Il en découle une organisation du travail centrée sur les normes viriles et un patriarcat structurant les comportements, les relations sociales et la légitimité dans la profession. Ce biais persiste, dans un contexte où le monde agricole, plus que d’autres secteurs professionnels, reste un bastion résistant aux transformations féministes.
Une lente évolution, ancrée dans une ruralité fantasmée
Historiquement, les femmes ont toujours travaillé dans les fermes. Pourtant, jusqu’à la fin du XXe siècle, elles sont restées dans l’ombre : ni statut, ni droits, ni visibilité. Elles étaient « la femme de l’agriculteur », non reconnues comme des professionnelles à part entière. Ce n’est qu’à partir des années 1990 qu’un mouvement structuré se met en place pour faire reconnaître leur rôle. Ainsi en 1999 est mis en place le statut de conjointe collaboratrice. En 2010, des époux peuvent désormais s’associer au sein d’un Groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC). Enfin en 2012 des quotas féminins dans les Chambres d’agriculture sont fixés. Mais malgré ces avancées, la féminisation du secteur stagne. En 2020, seules 26 % des personnes déclarées exploitantes ou co-exploitantes sont des femmes – un chiffre en légère baisse depuis dix ans. Sans surprise, les statistiques oublient toutes celles qui travaillent sans être déclarées, dans les marges de l’agriculture familiale [1].
Au sein des fermes, la division genrée du travail reste prégnante. Les femmes sont cantonnées aux tâches productives considérées comme annexes et, comme dans d’autres secteurs, s’occupent aussi des tâches domestiques. Cette double besogne est d’autant plus lourde en agriculture que les frontières entre vie privée et vie professionnelle y sont particulièrement floues.
Face à cette réalité, de nombreuses femmes choisissent de s’organiser dans des groupes en non-mixité choisie. Ce n’est pas une tendance nouvelle, mais historiquement plus ancrées dans des structures traditionnelles comme la Jeunesse agricole catholique ou l’enseignement ménager, ce type de pratique s’étend dès les années 1970 à d’autres secteurs.
Pour justifier la création de ces espaces, les militantes se sont d’abord appuyées sur une conception différentialiste du genre, où l’identité « féminine » joue un rôle social complémentaire à celle « masculine ». Dans le milieu agricole, les groupes de femmes non-mixtes ont longtemps évolué, notamment pour éviter les tensions et clivages inhérents à ces espaces, largement dominés par les hommes. Un retrait s’accompagnant d’une volonté de développer une autre manière de militer : inclusive, a-syndicale, fondée sur l’écoute et la convivialité. Ces espaces d’entre-soi ont ainsi contribué à faire émerger une politisation progressive des inégalités de genre, en permettant à nombre d’agricultrices de mettre des mots sur leur vécu et de collectiviser des problèmes longtemps relégués à la sphère privée [2].
Pour un féminisme paysan
Cette dynamique invite à interroger le rapport complexe que les agricultrices entretiennent avec le féminisme. Si peu d’entre elles se revendiquent explicitement féministes, beaucoup en partagent pourtant les objectifs. Loin de la radicalité, la plupart préfèrent souvent une approche réformiste, fondée sur le droit. Mais les mots d’ordre féministes émergent de plus en plus.
La Confédération paysanne joue un rôle central dans cette montée en puissance. Dès les années 1990, le syndicat met en place une commission femme qui obtient des victoires importantes : GAEC entre époux, parité dans les instances, congé maternité, retraite digne... Elle milite aussi pour des outils plus symboliques, mais essentiels : écriture inclusive, formations en non-mixité, reconnaissance de la parole des femmes… Ces luttes sont aujourd’hui portées et réaffirmées par le syndicat, en témoignent la « Déclaration des 84 paysannes » [3] ou les orientations prises lors du dernier Congrès de la Conf’ [4].
En parallèle du travail syndical, des structures comme la Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (FADEAR) qui est un réseau d’associations visant au développement du projet politique de la Conf’, ou encore les Centres d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (CIVAM) produisent de nombreux outils d’accompagnement et œuvrent pour la structuration de groupes en non-mixité. Des initiatives qui favorisent la montée en compétence technique des femmes (conduite d’engins, soudure, mécanique), mais aussi le partage de vécus, la création de réseaux de solidarité et la réaffirmation de leur légitimité. Le groupe des « Elles de l’Adage » en Ille-et-Vilaine en est un exemple phare [5].
Vers une ruralité plus inclusive
Malgré ces avancées, le chemin reste long. Les questions de genre en agriculture restent souvent centrées sur les rapports binaires, et n’intègrent pas encore pleinement les questions liées aux vécus des personnes LGBTI, qui peinent à trouver des espaces de parole. Et pourtant, poser la question des identités de genre en milieu rural, c’est aussi s’attaquer à l’un des derniers bastions d’un patriarcat profondément ancré.
Les normes de masculinité façonnent non seulement la division du travail agricole, mais aussi les formes de légitimité professionnelle et les postures sociales. Déconstruire ces normes, ce n’est pas seulement défendre les droits des femmes et minorisées de genre, c’est transformer en profondeur le monde paysan. Il s’agit d’interroger ce que signifie « être paysanne et paysan » aujourd’hui, d’ouvrir cet espace aux pluralités d’identités et de trajectoires. Face à la tentation réactionnaire de figer la ruralité dans une image d’Épinal virile et homogène, les luttes des femmes rurales dessinent une autre voie : celle d’une ruralité plurielle, inclusive et solidaire.
Lysandre (UCL Vosges)





