AC ! fête ses 10 ans

Patrice Spadoni : « AC ! a cassé l’image négative du chômeur »




Patrice Spadoni a été l’un des initiateurs et des animateurs d’AC ! puis du Réseau des marches européennes contre le chômage. C’est l’occasion de revenir avec lui sur ce qu’ont été ces dix années de luttes contre le chômage et la précarité.

Alternative libertaire : AC ! (Agir ensemble contre le chômage !) fête ses 10 ans d’existence. Quel bilan tires-tu de cette expérience ?

Patrice Spadoni : À titre personnel, je peux dire que cela a été une expérience extraordinaire. AC ! fut l’occasion de découvrir que des chômeur(se)s, et même des sans-domicile, pouvaient relever la tête, et s’engager dans une lutte collective. Donc être tout le contraire de ce que le système attend d’eux : des gens accablés par la misère au point de ne plus pouvoir se révolter. J’ai rencontré toute une galerie de personnages généreux, et hauts en couleur. Les marches organisées par AC ! notamment m’ont permis des rencontres avec des « exclus » - ils détestent souvent ce nom - habités par une énergie formidable. J’ai vu en 1994 des gens de la rue rédiger pour la première fois de leur vie leur propre tract. J’ai vu, durant les marches européennes de 1997, des chômeur(se)s prendre la parole devant des assemblées attentives, et cela aussi, pour la première fois de leur vie. Je les ai vus se transformer, se révéler à eux-mêmes et aux autres, et développer une conscience politique qui allait leur permettre d’animer le mouvement des chômeur(se)s de l’hiver 97/98. Le premier « bilan » à tirer à mes yeux, c’est cela, cette dimension affective, celle d’une aventure humaine.

Mais tout n’a pas été aussi facile ?

Patrice Spadoni : Non bien sûr. AC ! a été marqué, notamment durant ses premières années, par une cohabitation très ardue entre des militants syndicalistes et des chômeur(se)s, avec des empoignades parfois sévères. Il y avait, et il y a toujours, un grand ressentiment chez les chômeur(se)s en direction du mouvement syndical, qui n’a pas su prendre assez tôt la mesure de la montée du chômage et de la précarité, et qui n’a pas su y répondre. Cette rage s’exprimait parfois en direction des syndicalistes qui participaient aux collectifs d’AC ! Ils en prenaient plein la figure, alors que, justement, ils étaient très critiques envers les carences des forces dominantes du mouvement syndical. Mais il faut aussi reconnaître que certain(e)s syndicalistes, tout en rejoignant AC !, n’arrivaient pas à se dégager d’une vision trop enfermée dans les murs de l’entreprise.

Il y a eu aussi les débats sur le travail...

Patrice Spadoni : Oui, ce débat était assez difficile. Sur fond d’un discours ambiant sur « la fin du travail » qui peut paraître aujourd’hui, rétrospectivement, assez démagogique, certain(e)s militant(e)s ont mené loin leur « refus du travail » et prôné le droit au revenu comme la réponse essentielle, voire unique, face au chômage et à la précarité. En face, d’autres militant(e)s restaient enfermé(e)s dans une vision étriquée, disons, d’un syndicalisme par trop « classique », « conformiste », défendant comme objectif essentiel, voire unique, le plein-emploi par la redistribution de tout le travail disponible, via notamment la réduction du temps de travail. Bien des positions plus subtiles se sont bien sûr exprimées, et les débats furent vraiment très riches, mais trop passionnels, trop polémiques. Il était parfois difficile de faire entendre une pensée plus articulée - et à mon sens plus subversive - n’opposant pas le droit au revenu et la réduction du temps de travail, et surtout, s’en prenant directement au travail réel, posant la question de son contenu, de sa forme, de son organisation, de son utilité sociale. S’en prendre au « travail salarié », au « travail contraint », à la hiérarchie, poser la question de ce pour quoi on travaille, et au profit de qui, me paraît plus révolutionnaire que de s’enfermer dans la vision abstraite d’une société sans travail, ou dans la répétition de vieilles revendications qui font l’impasse sur la qualité du travail que l’on demande, et sur la place de chacun(e) dans la société. Ces débats ont tout de même abouti sur une orientation assez équilibrée, élaborée d’assises en assises par les militant(e)s d’AC !, et que maintenant tous les mouvements de chômeurs reprennent à leur compte, y compris la CGT : « Un emploi, c’est un droit. Un revenu, c’est un dû ».

AC ! a donc apporté des idées...

Patrice Spadoni : Et pas qu’un peu ! Plus largement, les mouvements des « sans-voix » ont remis au goût du jour, et même relégitimé, l’exigence d’une « redistribution des richesses ». Ils ont cassé l’image négative du chômeur, pauvre victime honteuse, ou « fainéant ». Ils ont multiplié avec beaucoup de créativité des formes d’action à la fois directes et hautement symboliques : marches, réquisitions d’emplois, etc. Ils ont fait progresser une réflexion critique sur le contenu du travail - en donnant une légitimité au refus du « travail forcé », et en disant haut et fort qu’il n’est plus question d’accepter « n’importe quel travail ». Je crois que la portée de ces mouvements reste encore à mesurer, mais qu’ils ont marqué l’état d’esprit de tous les mouvements de la société depuis 1994. Sans parler des marches européennes : cette fois-ci également, nous avons été un peu à l’avant-garde d’une internationalisation des luttes sociales.

Alors, AC ! entend "fêter" ses dix premières années, mais comment ?

Patrice Spadoni : On veut fêter cela avec toutes celles et tous ceux - et ils sont nombreux - qui sont « passé(e)s », à un moment ou à un autre, dans les collectifs ou dans les actions, avec une série de réunions en région, une grande fête débat à Paris le 15 mai, toute la journée, à la Maison des Métallos. Et nous allons lancer une grande réflexion, que nous espérons partager bien au-delà de nos propres collectifs, à la fois sur l’expérience des luttes contre le chômage, et sur leurs perspectives. Car, au cours de ces dix ans, nous avons lancé de multiples questions qu’il faut approfondir. Nous avons parlé du travail : il faut reprendre bravement ce débat. En s’interrogeant aussi sur le projet de société. Et puis il y a la question de l’organisation des chômeur(se)s et des salarié(e)s précaires, dont AC !, avec ses avancées mais aussi ses reculs, démontre la difficulté. Une question qu’il nous faut, je crois, partager avec le monde syndical...

 
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