Histoire

Polonaise, allemande, juive, Rosa Luxemburg...




Polonaise, allemande, juive, Rosa Luxemburg était avant tout une socialiste internationaliste. Son opposition à Lénine et sa fin tragique, victime de la trahison des sociaux-démocrates, en ont fait une icône révolutionnaire. Sans verser dans l’hagiographie il est possible de dégager quelques idées fortes de la pensée de cette marxiste iconoclaste.

Que connaît-on de Rosa Luxemburg  ? Née en Pologne, alors sous l’emprise tsariste, en 1871, sa vie est placée sous le signe de l’internationalisme  : juive, de nationalité russe, elle s’exile en Suisse avant de prendre la nationalité allemande. Les conditions de son assassinat en janvier 1919 dans la violente répression de la Révolution allemande qui frappa les leaders spartakistes, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en tête, et son corps jeté dans un canal berlinois en ont fait une icône révolutionnaire victime de la répression conservatrice et de la trahison des sociaux-démocrates.

Si on ajoute à cela une critique de la conception léniniste du parti, il s’en faudrait de peu pour que la camarade Rosa soit intronisée dans un hypothétique panthéon libertaire. Daniel Guérin voyait en elle «  l’un des traits d’union entre l’anarchisme et le marxisme authentique  ». Par-delà la légende et les récupérations, ses positions sur la question nationale, sur le rôle du parti, sur l’autoritarisme ou la spontanéité révolutionnaire résonnent encore aujourd’hui avec nos combats.

Une internationaliste intransigeante

En cette fin de XIXe siècle, siècle des nations et des nationalismes, la question nationale, bien qu’elle ne soit pas centrale dans l’œuvre de Marx, divise les socialistes et les marxistes. Karl Kautsky y voit même «  une étape décisive de l’histoire humaine, liée au sort de l’évolution des classes sociales  »  [1]. L’émancipation des travailleuses et des travailleurs passant par les luttes de libérations nationales. En 1893, au congrès de la socialiste international de Zurich, dans une assemblée majoritairement masculine, Rosa Luxemburg, 22 ans, juchée sur une chaise, fait une allocution remarquée qui va à l’encontre de la doxa socialiste d’alors. Sa thèse  : la question centrale du prolétariat polonais n’est pas la construction d’une Pologne unifiée (cette dernière est alors divisée entre l’Empire russe, l’Empire austro-hongrois et l’Empire allemand) mais bien les luttes concrètes qui unifieront le prolétariat. C’est là une conviction qui ne la quittera jamais.

Rosa Luxemburg lors du meeting tenu à l’occasion du congrès socialiste international de Stuttgart, en 1907.

Cette question nationale est une thématique que Rosa Luxemburg (à l’instar de Josef Strasser ou d’Anton Pannekoek) ne cessera de reprendre durant de longues années, s’opposant de fait dans un premier temps aux vues de Marx puis de Lénine. Elle ne cessera de mettre en garde ses contemporains – et l’attitude d’une majorités des socialistes quand éclatera la Grande Guerre ne peuvent que lui donner raison – sur les dangers du nationalisme. Cette opposition farouche à l’idée nationale la verra également s’opposer au Bund (l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, parti politique juif socialiste, laïc et transnational)  [2] et elle refusera, de même que le Leo Jogiches qui cofonda avec elle SDKPil (la Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie), d’y adhérer et même de lui apporter son soutien.

Adepte d’un socialisme spontané

Rosa Luxemburg est portée par une conviction intime, renforcée par l’analyse des différentes révoltes et révolutions qui essaimèrent tout au long du XIXe siècle  : c’est dans les luttes que se construit la conscience socialiste. Cette conviction sera définitivement ancrée lors de son retour clandestin en Pologne en 1905, pour se joindre à ses camarades russes et polonais en révolte. Elle observe alors les conditions du déclenchement de la première révolution russe. Elle tirera de cette expérience un texte essentiel, Grève de masse, parti et syndicat  [3]. Elle y défend la thèse que la spontanéité des masses est essentielle à l’émergence d’un mouvement révolutionnaire  [4].

Le socialisme spontané de Rosa Luxemburg n’est pas du spontanéisme. Il ne naît pas de rien – et surtout pas d’actions d’éclat d’une avant-garde autoproclamée qui réveillerait les masses endormies  ; il se construit dans les luttes. Son arme  ? La grève de masse. Concession ou pas au mouvement anarchiste  ? Certains, à l’instar de Daniel Guérin, y voient une façon de se ranger du côté de la grève générale, mot d’ordre des anarchistes révolutionnaires, sans employer ouvertement la formule, ce qui serait franchir le Rubicon. Cette thèse est hasardeuse. En revanche Rosa Luxemburg se pose déjà en opposante à la ligne du SPD allemand, qui est alors plutôt sur des positions attentistes.

Les masses contre l’avant-garde

La question de la spontanéité révolutionnaire bat également en brèche les positions défendues par Kautski et Lénine sur le rôle central, et centralisateur, du parti. Pour Rosa Luxemburg, les dirigeants n’ont pas à craindre cette spontanéité, bien au contraire, ils doivent l’accepter et l’utiliser. La spontanéité et la créativité des masses est le moteur des révolutions.Rosa Luxemburg refuse l’idée que le socialisme puisse être introduit par force, d’en haut, par une avant-garde de révolutionnaires professionnels qui sont censés savoir le mieux ce qui est bon pour les classes subalternes  [5]. La conscience socialiste ne saurait être introduite «  du dehors  » comme le professent Kautsky et Lénine, elle se construit dans la lutte quotidienne pour des droits et surtout dans la lutte révolutionnaire pour renverser le capitalisme. C’est là le nœud de sa théorie politique  : «  la transformation du monde selon une perspective socialiste ne peut être menée à bon terme que par l’action autonome et directe des grandes masses populaires » [6].

La révolution russe de 1905 ne venait en fait que renforcer une conviction qui s’était déjà exprimée. Dès 1904 Rosa Luxemburg critiquait la conception du parti selon Lénine en des termes qui ne peuvent qu’interpeller positivement les libertaires  : «  L’ultra centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti et non à la féconder  ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier  »  [7]. La direction centralisée que prône Lénine mettant en danger l’activité spontanée des masses et leur esprit créateur, éléments essentiels au succès des révolutions.

La classe contre le parti

Pour Rosa Luxemburg, le progrès humain n’est imaginable que par le développement de la démocratie, et non par sa mise au pas. C’est un thème qu’elle reprendra en 1918 dans La Révolution russe [8], publication posthume dans laquelle elle apporte un soutien critique à la révolution bolchevique. Pour elle, «  l’erreur fondamentale de la théorie de Lénine-Trostki est précisément qu’ils opposent tout comme Kautsky, la dictature à la démocratie. “Dictature ou démocratie” c’est en ces termes que se pose la question pour les bolcheviques et pour Kautsky  ». Si Rosa Luxemburg critique bien évidemment la position de Kautsky qui se range du côté de la démocratie, entendue la démocratie bourgeoise, elle critique également la position de Lénine et Trostky, «  la dictature d’une poignée de gens, c’est à dire une dictature sur le modèle bourgeois  ». Ces deux positions étant selon elle «  deux pôles opposés aussi éloigné l’un que l’autre de la politique socialiste authentique  ». Si Rosa Luxemburg ne rejette pas l’idée de la dictature du prolétariat, bien au contraire, elle rappelle que «  cette dictature doit être l’œuvre de la classe, et non pas d’une petite minorité qui dirige au nom de la classe  ». Pour les soviets  ; contre la dictature du parti.

La vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg restent aujourd’hui encore riches d’enseignements pour les militantes et militants révolutionnaires libertaires ou marxistes anti-autoritaires. Son intransigeance autant que son humanisme nous rappellent qu’il a toujours existé des voies (voix) fécondes pour un communisme non chauvin, non étatique et véritablement émancipateur.

Rosa Luxemburg (à droite) en compagnie de la militante socialiste, féministe et antifasciste Clara Zetkin en 1910

David (UCL Grand Paris Sud)

[1Jean-Numa Ducange, «  Faut-il défendre la nation  ? Marx, les marxistes et la question nationale des origines à nos jours  », Actuel Marx, 2020/2, n° 68.

[3Rosa Luxemburg, «  Grève de masse, parti et syndicat  », Œuvres I, Paris, Maspero, 1969.

[4Ottokar Luban, «  La spontanéité créative des masses selon Rosa Luxemburg  », Agone, 2016/2, n° 59.

[5Isabel Loureiro, «  Une démocratie par l’expérience révolutionnaire. Lukács, lecteur de Rosa Luxemburg  », Agone, 2016/2, n° 59.

[6Ibidem.

[7Rosa Luxemburg, «  Questions d’organisation de la social-démocratie russe  », en ligne sur le site marxists.org.

[8Rosa Luxemburg, La Révolution russe, Éditions de l’aube, 2013

 
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