Dossier spécial Paris 1871

Pour l’anarchiste Jean Grave, « La Commune légiférait, mais agissait peu »




Jean Grave (1854-1939) a été un des militants les plus en vue de l’anarchisme français entre 1880 et 1914. Trop jeune pour jouer un rôle en 1870-1871, il fréquenta en revanche abondamment les anciens communards devenus anarchistes dans l’exil, comme Louis Pindy ou Élisée Reclus. Les jugements définitifs qu’il s’autorise dans ce texte publié par La Revue blanche en mars 1897 peuvent donc être considérés comme représentatifs de l’opinion que le mouvement anarchiste se faisait de la Commune un quart de siècle plus tard  : un ratage certes héroïque, mais avant tout un ratage, dont le mouvement révolutionnaire devait tirer des enseignements.


Ce que je pense de l’organisation parlementaire, financière, militaire et administrative de la Commune se résume en très peu de mots. Elle a été trop parlementaire, financière, militaire, administrative et pas assez révolutionnaire.
Pour débuter, alors que, tous les jours, les bataillons de fédérés se réunissaient à leurs lieux de rendez-vous, attendant les ordres pour marcher sur Versailles, [...] le comité central […] ne pensa qu’à organiser les élections [...]. La Commune, élue, s’occupa de faire des lois, des décrets, qui, pour la plupart, restèrent inexécutés, parce que ceux qu’ils visaient s’aperçurent que la Commune légiférait beaucoup, mais agissait peu.

Révolutionnaires !… ils croyaient pourtant l’être, mais en mots et en parade, seulement [...]. Ils manquaient d’argent, alors que des centaines de millions dormaient à la Banque, et il leur aurait suffi de lancer contre elle deux ou trois bataillons de gardes nationaux [...].

Ils votèrent la loi sur les otages et n’osèrent jamais l’exécuter, alors que Versailles continuait à massacrer les fédérés qui lui tombaient entre les mains. Je ne dis pas qu’elle aurait dû fusiller les quelques gendarmes ou prêtres obscurs qu’elle avait entre les mains. Versailles s’en souciait fort peu [...] ; mais elle avait le cadastre, le bureau des hypothèques, les officines des notaires, tout ce qui régularise la propriété bourgeoise ; si, au lieu de menacer, la Commune avait fait flamber toute la paperasse, s’était emparée de la Banque, les mêmes bourgeois qui insultaient les fédérés prisonniers auraient forcé Thiers à leur venir faire des excuses.

C’est que, en révolution, la légalité est non seulement une blague mais une entrave [...]. Ce ne sont pas des discours, des paperasses ni des lois qu’il faut en période révolutionnaire, mais des actes. Au lieu de voter la déchéance des patrons en fuite, il fallait, de suite, mettre leurs ateliers en possession des travailleurs qui les auraient fait marcher. Et ainsi en toute chose : au lieu d’une loi, d’un décret, qui restait à l’état de lettre morte : un fait ! [...]

Ils voulurent jouer au soldat, parader, en uniformes d’officiers jacobins, comme si les révolutionnaires devaient faire la guerre disciplinée. […] Non, même acculés dans Paris on voulut encore faire de la stratégie : on dressa d’énormes barricades qui, braquées pour faire face à un point désigné, furent tournées par l’ennemi. [...] C’était [pourtant] si facile de créneler les maisons, de faire de chacune d’elles une forteresse [...]. La Commune respecta la propriété ! Versailles, son défenseur, moins scrupuleux, n’hésita pas à éventrer les maisons lorsqu’il fallait tourner une barricade.

Maintenant, il faut le dire, les hommes de la Commune ne sont pas respon­sables de ce qui n’a pas été fait. Ils étaient de leur époque, et, à leur époque, s’il y avait un vague sentiment de socialisme, chefs, comme soldats, personne n’avait d’idées nettement définies, de sorte qu’il était fatal que tout le monde pataugeât dans l’incertitude.

Triomphante, la Commune serait devenue un gouvernement comme tous les autres ; il aurait fallu une révolution nouvelle pour la mettre par terre.

Vaincue, elle a synthétisé toutes les aspirations prolétariennes, et donné l’impulsion au mouvement d’idées dont à l’heure actuelle nous sommes tous le produit.


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Illustration : Jean Grave, par Steinlen, 1907.

 
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