Culture/Politique

Prédation marchande : musées ou parcs d’attractions ?




Les espaces muséaux sont depuis plusieurs années le théâtre de la prédation des grandes marques capitalistes, de l’industrie du divertissement et du tourisme, délaissant leur mission initiale de transmission culturelle, diffusant de l’idéologie consensuelle et dégradant les conditions de travail.

Le 30 avril 2019, le musée du Louvre en partenariat avec Airbnb offrait une nuit sous La Joconde sur jeu concours, tandis qu’en octobre dernier Louis Vuitton y organisait un défilé.

Surprenant  ? Malheureusement de moins en moins. Via le mécénat (offrant de belles niches fiscales) et les grands projets, les musées se transforment de plus en plus en gadgets pour prédation capitaliste, ressemblant davantage à l’industrie du divertissement.

capitalisme de divertissement

Qu’est-ce que l’industrie du divertissement  ? C’est cette forme du capitalisme qui vend du spectacle et du rêve, depuis le cirque à ses origines jusqu’à l’industrie du cinéma, musical, du sport et surtout du tourisme et des parcs d’attractions.

Il s’agit d’une machine industrielle qui vise les profits et où les conditions et rapports de production sont identiques aux autres secteurs capitalistes. Cette industrie a des impacts matériels, des impacts sur les lois mais surtout idéologiques, diffusant des imaginaires et des représentations par la diffusion culturelle.

C’est ainsi que les zoos humains, ou les cirques comme Barnum qui organisèrent des freak shows, diffuseront les représentations racistes, avant que ce rôle idéologique ne soit repris par l’État et les administrations, sous l’angle scientifique, pédagogique et patrimonial, avec les expositions coloniales.

Ce rôle idéologique est toujours d’actualité (comme le Puy du Fou créé par Phillipe de Villiers où chaque spectacle diffuse de la propagande catholique et identitaire). Le marchandising y est omniprésent et les conditions de travail hier comme aujourd’hui y sont effroyables.

Les musées français sont aussi des vitrines touristiques très mises en valeur, dès lors ces espaces sont happés par les prédations capitalistes.

De l’élitisme au bradage culturel

Les musées ont quatre missions : la fonction d’exposition, la conservation, la recherche scientifique et l’animation. Cette dernière est la plus récemment apparue.

Certains musées lui donnent maintenant une priorité quasi exclusive : l’essentiel des ressources humaines et matérielles est mobilisé pour l’organisation d’activités culturelles variées, pour le montage d’expositions temporaires plus ou moins prestigieuses qu’une médiatisation adéquate transforme en autant d’événements qui n’ont souvent d’autre fondement que de faire parler du musée  ; les visées culturelles, pourtant louables, ne servent que d’alibi.

La location d’espaces muséaux à des fins privées apporte elle aussi son écho de notoriété, de ressources financières et… de danger pour les œuvres.
Par le passé, les musées ont eu tendance à être des lieux de distinction sociale, comme le pointait Bourdieu [1].

Des quatre missions des musées, c’est celle du divertissement, récemment apparue, qui est la plus porteuse de revenus, et donc celle qui est mise en avant.
CC Romain Guyot

Comment et pourquoi démocratiser les musées et la culture, cette question traversa les institutions pour les rendre attractives, moins rébarbatives et non plus des objets de distinction sociale.

Recettes et idéologie avant transmission du savoir

Dans la foule de grands projets des années 1980, sous l’empire de Jack Lang, l’accès à la culture pour tous fut beaucoup mis en avant. Mais derrière les grands projets, il y a toujours des recettes en perspective... Par exemple quand, en 2001, au Louvre, Henri Loyrette succède à Pierre Rosenberg (le directeur qui avait mené les travaux), il impose une vision nouvelle.

Vingt ans plus tard, La Joconde sert de parure de chambre d’hôtel... « Le mécénat que j’ai connu à Orsay, c’était le caprice du patron, au Louvre c’est devenu un projet d’entreprise » dit lui-même Loyrette [2]. À la tête du Louvre, il s’est fortement inspiré des modèles anglo-saxons.

Les courses aux recettes guident toujours la plupart des grands projets actuels. La BNF, par exemple, a rouvert le site Richelieu à Paris 4e en le transformant quasiment en musée touristique, avec des conséquences pour les personnels et notamment les magasiniers.

L’actuel projet de Conservatoire national de la presse qui verra le jour à Amiens (la ville natale du président, un hasard  ?) va entraîner la fermeture des deux sites de conservation de Sablé-sur-Sarthe et de Bussy-Saint-Georges, au mépris des agents [3].

L’objectif est de libérer des espaces à louer sur le site François-Mitterrand et d’en ouvrir de futurs à Amiens. De plus, les locations d’espaces, comme la buvette éphémère du Palais de la Porte-Dorée ou les animations lumineuses en hiver du Jardin des plantes, sont dénoncées par les personnels comme relevant du musée-spectacle.

Ces démarches événementielles ont également un rôle idéologique. Les expositions et conférences du musée de l’Immigration oscillent depuis des années entre invisibilisation des populations issues de la colonisation et discours d’évolution consensuel à trouver sur la question [4].

La politique s’y invite aussi de façon directe ou indirecte. À la BNF, citons, le 15 avril dernier, un concert et une exposition organisées dans l’auditorium avec Radio France pour l’Ukraine, ou encore l’expo-photo retraçant le parcours de Yitzhak Rabin en 2021, taisant que ce dernier réprima très violemment la 1re Intifada et que les accords d’Oslo accélérèrent la colonisation.

Montée des oppositions syndicales

Ces politiques et prédations ont été renforcées depuis la RGPP et l’autonomisation des établissements qui doivent chercher l’argent ailleurs. Cela s’accompagne bien sûr d’une ultraprécarisation des personnels.

Les démarches de mécénat et d’évènementiel accompagnent les restructurations de l’activité interne, par l’externalisation et les prestataires, et dégradent les conditions de travail (exigence d’ouverture les week-ends et de fermeture plus tardive des établissements pour les expositions et les évènements, dénaturation des métiers, etc.).

Les personnels commencent à se révolter contre les externalisations, comme récemment au Muséum d’histoire naturelle [5]. À la BNF, les syndicats SUD-Culture et CGT dénoncent les projets de Richelieu et d’Amiens.

Au Louvre, une vente d’œuvres aux enchères « pour financer des ateliers éducatifs » a été dénoncée dans un communiqué intersyndical signé CGT, SUD-Culture, SNAC-FSU et même CFDT : « le musée fait son Black Friday » [6].

Rompre avec l’élitisme des musées, c’est bien, mais pas pour en faire des lieux où la culture est bradée et idéologiquement détournée, ayant comme unique fin les recettes et où les personnels sont ultraprécarisés, comme dans l’industrie du tourisme auquel on veut les convertir.

Nicolas Pasadena (UCL Montreuil)

[1« Musée d’aujourd’hui et de demain », Radio France, 1972.

[2« Métamorphoser le Louvre », France Culture, 2021.

[3« Des rêves de bétons et des salariées en carton », Alternative libertaire, juin 2021.

[4« Habillage décolonial et répression antisyndicale », Alternative libertaire, décembre 2021.

[6« Le musée du Louvre fait son Black Friday », communiqué intersyndical, musée du Louvre, 9 décembre 2020.

 
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