Pleins feux

Statu quo : Dialogue social contre lutte des classes




Pour les militantes et militants du mouvement social, l’État social n’est pas un objectif à atteindre, il en est même l’antagonisme. Le dialogue social tant vanté, même en considérant qu’il ne soit pas juste une farce destinée à produire du discours de communiquant, ne conduit qu’à renforcer la mainmise de l’État, fut-il social, au détriment de l’autonomie des classes populaires.

Lors du mouvement de grève de cet automne au sein des raffineries des multinationales Total et Esso, il a été de bon ton dans de nombreux médias mainstream de reprendre les mots du gouvernement, lequel vantait le « dialogue social ». Élisabeth Borne, comme nombre de ses ministres, le répétait à l’envie matin, midi et soir :« Il est indispensable de sortir de ce conflit social. Je suis intervenue personnellement pour que le dialogue social ait lieu chez Total et chez Esso. Dans ces deux entreprises, les négociations salariales ont débouché sur les signatures d’accord par des syndicats représentant la majorité des salariés. Dès lors, il n’est pas acceptable qu’une minorité continue de bloquer le pays, il est temps que le travail reprenne ». [1]

300 fois le Smic pour le PDG

Un seul chiffre nous est avancé pour marteler la légitimité des syndicats signataires :« la CFDT et la CFE-CGC représentent 56 % des salariées du groupe », comme si cette seule donnée permettait de clore le débat. Évidemment, nul ne s’interroge alors sur la représentativité de ces syndicats au sein même des salariées alors effectivement en grève. Si l’on y regarde de plus près, dans les chiffres de son bilan social (consultable sur internet), le groupe TotalEnergies [2] déclare 63 630 salariées, dont 27 181 affectées en France. Parmi les salariées de Total, les cadres sont sur-représentées, plus de 44 % des effectifs alors qu’ils ne représentent que 19 % de la population active en France. Pour la seule structure AGSH (Amont, Global Services, Holding) qui emploie le quart des effectifs du groupe en France, les cadres représentent même près de 70 % des salariées. Les emplois les moins qualifiés étant le plus souvent externalisés, les ouvriers et ouvrières sont tout simplement absentes des effectifs ! Ramené à cette simple réalité sociologique, on comprend que les salariées des raffineries en grève n’étaient pas, ni ne pouvaient se sentir, représentées par ces « syndicats », majoritairement élus par des cadres, prêts à signer n’importe quel accord avec leur exploiteur… toujours au nom du dialogue social . [3]

Dans la novlangue libérale, dialogue social est un synonyme de diktat, mais ça passe mieux dans les médias et sur les réseaux sociaux. La notion de dialogue social est en soi une arnaque en ce qu’elle ne désigne pas ce qu’elle semble supposer : une discussion entre deux parties égales dont les intérêts pourraient converger. Elle en est même l’antithèse  : plutôt que de dialogue, c’est le plus souvent un exercice de communication où le dominant, l’État ou le patron, indique au dominé ses objectifs, sa feuille de route et la ligne rouge qu’il ne franchira en aucun cas. En ce sens, le dialogue social est, excusez l’expression, un dialogue de sourd. Cette notion même de communion d’intérêt entre les employées et les employeurs est tout simplement une arnaque.

Le cas récent du mouvement de grève dans les raffineries du groupe TotalEnergies en est l’illustration la plus parfaite. Le groupe a réalisé en 2021 un bénéfice record de 14 milliards d’euros et en a reversé près de 6,8 milliards à ses actionnaires (en plus d’un rachat d’actions de près de 2 milliards d’euros). Cette même année le groupe a remercié quelques 4 167 de ses « collaborateurs » dont 700 en France  [4]. Ces exploits ont valu à Patrick Pouyanné, PDG du groupe, de voir son salaire bondir de 52 % pour atteindre les 5,9 millions d’euros annuels (ce qui représente 300 fois le Smic). Ainsi, le groupe TotalEnergies, qui continue en 2022 à engranger les bénéfices, a préféré perdre des millions d’euros dans un bras de fer avec les salariées en grève plutôt que de lâcher quelques pourcentages de ses bénéfices records et de s’engager sur des embauches. Un choix économiquement irrationnel mais dicté par la volonté de maintenir coûte que coûte un système basé sur l’exploitation et la domination.

Dialogue social ou dialogue de sourd ?

La même Élisabeth Borne, alors ministre chargée des Transports se vantait déjà en 2018 dans un courrier adressé aux syndicats pour une réunion où ils n’avaient qu’à écouter et acquiescer aux projets gouvernementaux : « Le dialogue social est la seule voie possible dans l’intérêt du service public » [5] . De quel intérêt parle-t-elle ? Les intérêts des unes ne sont pas cohérents avec les intérêts des autres. L’histoire des luttes sociales pour conquérir des droits est une histoire conflictuelle parce qu’elle oppose deux classes ayant des intérêts antagonistes, le constat n’est pas nouveau. Ce ne sont pas des discussions autour d’une table qui ont permis d’obtenir un jour de repos hebdomadaire obligatoire, la journée de huit heures, les congés payés, les augmentations de salaires, etc. Ce sont des conflits, des grèves, l’arrêt de l’économie. À chaque fois que le patronat a accordé de rogner un peu les bénéfices qu’il tirait de l’exploitation de la force de travail du plus grand nombre, ce fut contraint et forcé. Et à chaque fois il assurait qu’on courait à la ruine. Il en fut ainsi en 1840 lors du dépôt du premier projet de loi limitant le travail des enfants, qui selon ses détracteurs revenait à « sacrifier l’industrie ».

Le rôle de l’État dans ces moments-là est souvent vu comme positif. En effet, c’est par son intervention que des limitations au pouvoir des capitalistes ont été légalement actées. L’État social est alors loué, y compris aujourd’hui par la Macronie. Mais qu’en est-il vraiment de l’État social auquel pratiquement toutes à gauche appellent de leur vœux ? Est-il cet horizon vers lequel nous devons aller ou n’est-il pas plutôt un obstacle à l’émancipation de toutes  ? Dans son ouvrage La bataille de la Sécu [6] , l’économiste Nicolas Da Silva déconstruit un mythe solidement ancré dans nos inconscients, celui de la naissance de la Sécurité sociale fruit d’un consensus entre gaullistes et communistes, au sein du Conseil national de la Résistance. Rien n’est moins vrai. Son histoire est ancrée dans les luttes ouvrières, dans cette façon de faire solidarité, ce que l’auteur appelle « la Sociale », héritière de la Révolution de 1789 et de la Commune de Paris. La Sociale, pensée et construite par le bas s’oppose à l’« État social », vertical et soumis aux intérêts de l’État et du Capital. Pour Nicolas Da Silva, l’État social et la Sociale s’opposent comme s’opposent le gouvernement représentatif et la démocratie. Retrouver l’esprit de la Sociale, c’est retrouver la voie d’une protection sociale véritablement solidaire, auto-organisée et débarrassée des intérêts des capitalistes.

La Sociale contre l’État social

Ainsi, l’État social n’est pas un horizon souhaitable mais plutôt un empêchement à la pleine réalisation de l’émancipation des classes populaires. Refusons de nous y soumettre, ses intérêts ne sont pas les nôtres. De la même manière, refusons le dialogue social, nos intérêts ne sont pas ceux de la bourgeoisie, nous n’obtiendrons que ce que nous leur imposerons par la force. Participer à construire collectivement la grève générale est aujourd’hui le seul moyen de parvenir à faire advenir la Sociale.

David (UCL Chambéry)

[1Élisabeth Borne, Assemblée nationale, 18 octobre 2022.

[2Hors sa filiale Hutchinson qui fabrique et commercialise des produits issus de la transformation du caoutchouc.

[3C’est d’ailleurs là-dessus que la CFDT, syndicat domestiqué s’il en est, communique vaillamment lors de ces élections de la Fonction publique qui se déroulent en ce mois de décembre.

[5Élisabeth Borne, Courrier aux syndicats pour préciser les thèmes et le programme de nos discussions, 20 mars 2018.

[6Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, préface de Bernard Friot, La Fabrique, Paris, octobre 2022, 240 pages, 18 euros.

 
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