Syrie : Le Rojava après la chute du régime

Depuis la chute de Bachar al-Assad, les cartes sont rebattues pour l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) au Rojava. Nous partageons ici le point de vue de nos camarades internationalistes de Têkosîna Anarsîst sur les récents accords entre les Forces démocratiques syriennes (FDS) et Ahmed al-Charaa, chef de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) et président intérimaire de la Syrie.
En décembre 2024, l’offensive de HTS en Syrie précipite la chute de Bachar al-Assad. Les Forces démocratiques syriennes (force militaire à majorité kurde) acceptent quelques concessions dans l’espoir de trouver un terrain d’entente avec le groupe rebelle. Ces mouvements ont ouvert la voie aux accords signés le 10 mars 2025 entre Mazlum Abdi, commandant des FDS, et Ahmed al-Charaa à Damas. La première étape de la mise en œuvre de ces accords a été le retrait des YPG et YPJ [1] des quartiers kurdes d’Alep. Les Assayish (forces de sécurité locales) resteront dans les quartiers, avec la promesse d’être intégrées dans les structures de sécurité internes.
Mais pourquoi le commandant des FDS, une force composée de plus de 100 000 personnes, s’est-il rendu à Damas pour signer un accord avec le chef de HTS, dont la force est estimée à 30 000 ? Pour comprendre, il faut tenir compte de l’influence de la Turquie qui contrôle l’Armée nationale syrienne (l’ANS, avec 60 000 combattants) et qui permet aux gouvernements occidentaux de négocier avec Damas et d’autres pays arabes. La Turquie est une alliée importante de HTS depuis plusieurs années. Les bases militaires turques autour d’Idlib ont dissuadé l’armée arabe syrienne d’y entrer en force. Cela a permis à HTS de consolider ses forces et de préparer l’offensive qui a porté le coup de grâce au régime décrépit.
L’État turc contre l’AANES
Le soutien de la Turquie est ancien et plusieurs représentants du gouvernement provisoire ont des liens étroits avec l’État turc : le nouveau ministre syrien des affaires étrangères, Assad Hassan al-Shaibni, vient de terminer son doctorat à l’université d’Istanbul. Le grand mufti de Syrie, et nouveau chef du Conseil suprême de la fatwa, Osama al-Rifai, entretient des liens étroits avec Erdogan. De nombreux commandants des divisions de l’ANS sont nommés à des postes importants dans la nouvelle armée, comme Abu Amsha, chef de la division Hamza responsable de l’assassinat du politicien kurde Hevrin Xalef en 2019. Tous ces noms ne sont que quelques exemples. Cette influence massive constitue une menace pour l’AANES. Les rêves expansionnistes d’Erdogan et sa guerre contre le mouvement kurde ont fait de l’anéantissement du Rojava une priorité. Les négociations avec le gouvernement provisoire syrien semblaient donc être la seule alternative pour éviter une guerre totale contre la Turquie. Al-Charaa désapprouve cette dépendance vis-à-vis de la Turquie, la conclusion d’accords avec les forces syriennes réaffirme ainsi son récit nationaliste de « Syrie aux Syriens ». Cette situation survient également à un moment où Israël étend son influence sur le sud en élargissant sa « zone de sécurité » au-delà des hauteurs du Golan [2] déjà occupées. L’émergence d’un nouvel État est toujours une période de faiblesse pour un dirigeant, qui a besoin de toutes les alliances possibles pour consolider son emprise. Toutes les institutions de l’AANES ont cependant déjà exprimé leur profond désaccord sur la nouvelle constitution proposée par al-Charaa. Néanmoins, faire des concessions peut permettre d’assurer une certaine autonomie pour l’avenir.
L’un des points clés des accords est le droit au retour des populations déplacées. À l’heure actuelle, de nombreuses familles d’Afrin [3] sont déjà en train de rentrer. Certains contingents liés au gouvernement provisoire seront probablement présents dans la région. Mais les enlèvements, exécutions et pillages des maisons kurdes, qui ont eu lieu depuis le début de l’occupation des mandataires turcs en 2018, ne se poursuivront probablement pas au même niveau.
Un autre point important de l’accord est la reconnaissance de l’identité kurde. Jusqu’à présent, le nom officiel de la Syrie était « République arabe syrienne », ce qui excluait les autres minorités vivant dans le pays depuis des millénaires. L’un des aspects les plus visibles de cette situation est la langue, l’arabe étant la seule autorisée dans les institutions de l’État. Les efforts de l’AANES pour réorganiser un système éducatif en kurde ont permis une renaissance extraordinaire de leur culture et le nouveau gouvernement est désormais contraint de l’accepter.
Négociation ou affaiblissement
Qu’adviendra-t-il des institutions d’autogestion mises en place par l’AANES ? Les négociations en cours portent sur l’intégration des institutions administratives locales dans la nouvelle structure de l’État. Mais les communes et les conseils locaux auront-ils une autorité formelle sur leurs quartiers ? Les administrations municipales poursuivront-elles leur travail et l’État acceptera-t-il leur autonomie ? Ou bien enverra-t-il des représentants pour faire respecter son autorité sous la menace d’une arrestation et d’une action militaire ? Ces questions s’étendent également aux forces armées. Les FDS sont en négociation pour être intégrées dans la nouvelle armée, Mazlum Abdi déclarant qu’une telle intégration ne peut avoir lieu que si les FDS conservent l’autonomie et le commandement de leurs zones. Cette démarche vise à remettre en question non seulement l’autorité centralisée des États-nations, mais aussi leur monopole de la violence, en garantissant non seulement des moyens d’autogouvernance, mais aussi des moyens d’autodéfense. L’AANES est prête à résoudre ces questions par la diplomatie mais aussi à se défendre si les négociations échouent.
Du point de vue des libertaires, ces négociations peuvent être considérées comme une trahison des principes révolutionnaires. Mais beaucoup d’entre nous sont ici depuis assez longtemps pour savoir que leurs manœuvres politiques sont souvent bien planifiées et calculées. Notre idéalisme et nos rêves révolutionnaires nous ont amenées au Rojava, et ici, nous avons rencontré nos camarades kurdes qui ne parlait pas seulement de municipalisme libertaire, mais qui le mettent en œuvre et qui sont capables de le défendre. Leurs idées de confédéralisme démocratique ne sont peut-être pas exactement anarchistes, mais après plus de quarante ans de lutte révolutionnaire, ils et elles ont suffisamment d’expériences et ont pu apprendre de leurs erreurs. Peut-être que ces négociations avec le nouvel État syrien signent la fin de la révolution. Mais nous en doutons sérieusement. Et c’est pourquoi nous décidons de continuer à défendre cette révolution, parce que nous avons beaucoup à apprendre d’elle.
Têkosîna Anarsîst





