Ecologie

Théorie politique : Marx était-il écolo ?




Plusieurs publications de chercheurs et chercheuses ces dernières années remobilisent les travaux de Marx pour y rechercher son positionnement en matière d’écologie. Dans ses écrits connus et publiés, il ne se qualifie lui-même ni d’écologiste, ni de décroissant, même si ses travaux restent toujours intéressants pour penser et analyser le sujet. Au fond, pour une vraie écologie, l’enjeu est bien de repenser nos modes de production pour les transformer radicalement.

Depuis plusieurs années, des universitaires tentent de répondre à cette question qui semble beaucoup les préoccuper  : Marx était-il écologiste ? Il s’agit d’une question étrange, comme à chaque fois que l’on transpose un penseur et ses idées dans les conditions et le contexte d’une époque différente. Mais en effet, ce travail peut éclairer certains points.

Des traces évasives

Tout a commencé avec l’économiste nord-américain Paul Burkett, qui a écrit Marx and nature : a red and green perspective, en 1999, puis le sociologue John Bellamy Foster, qui lui a emboîté le pas en 2000 avec ­Marx’s Ecology  : Materialism and Nature [1]. Leurs travaux réfutent l’idée jusque-là admise que Marx, victime des illusions de son époque, ne raisonnait qu’en ­termes d’augmentation des forces productives et de domination de la nature, « empêchant ainsi toute prise de conscience de l’écologie dans le mouvement communiste ultérieur » [2].

Comme l’a analysé Jean-Marie Harribey, dans un article intitulé « La portée écologiste de l’œuvre de Marx », Foster développe trois séries d’arguments pour s’opposer à cette vision d’un Marx productiviste et indifférent à la nature : premièrement le concept de métabolisme chez Marx, deuxièmement la présence dans son œuvre du concept moderne de soutenabilité, et troisièmement l’idée de co-évolution, humaine et naturelle.

Marx reprend en effet le concept de métabolisme du chimiste allemand J. Von Liebig, qui définit la relation que l’homme entretient avec la nature. Marx s’en préoccupe, en parlant de la « rupture métabolique » qu’entraîne le développement des forces productives. Mais il ne va pas plus loin, car au fond, c’est le mode de production capitaliste et le sort du prolétariat qui l’intéresse fondamentalement, et non l’écologie [3] (mot alors peu usité).

Sur le concept de soutenabilité, on reste sur notre faim, car aucune citation des écrits de Marx ne permet d’étayer cette préoccupation si ce ne sont quelques généralités sur les conditions d’existence et de reproduction sociale. Quant au reste, Foster déclare que « l’analyse de Marx et d’Engels suggérait donc l’idée d’une co-évolution », et que l’« on peut trouver chez Marx l’intuition de l’inscription de l’action humaine dans la biosphère ». Malheureusement, aucune citation ne vient étayer ces suggestions.

Cependant, parmi ceux qui veulent absolument répondre oui à la question « Marx était-il ­écolo ? », il y a encore plus évasif  : Kōhei Saitō. Dans son dernier essai Moins ! La décroissance est une philosophie, il va jusqu’à prétendre que Marx se disait écologiste, puis, après quelques hypothèses auto-réalisatrices, prétend que Marx se disait lui-même décroissant ! Là encore, sans aucune citation du principal concerné. Un parti pris d’autant plus troublant que K. Saitō a participé au projet MEGA, qui édite les œuvres complètes de Marx et Engels, y compris brouillons, carnets et lettres. Il n’aurait donc trouvé aucun extrait, dans les derniers écrits de Marx, pour étayer ses affirmations ? Dommage. On ne pourra pas tous les citer, mais Paul Guillibert, avec Terre et Capital, publié en 2021, s’est également essayé à cette thèse, sans être plus convaincant.

En fait, tous ces auteurs ne font que répéter à l’envie le même extrait issu du livre I du Capital : « Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné, est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. […] La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. »

Wikimedia/Jim Osley CC BY-SA 4.0

Voilà à peu près tout ce que Marx a dit d’écolo. Il y revient ailleurs avec l’exemple des engrais agricoles, qui, à la fin du xixe siècle, augmentent la productivité, mais appauvrissent finalement les sols et multiplient les pollutions des milieux naturels. Il reprend ainsi les idées exprimées par Von Liebig.

Alors non, il serait bien hasardeux de dire que Marx était écologiste, mais il y a plus intéressant à retenir de ses idées. Il est clair que Marx a imprimé sur le mouvement ouvrier une rhétorique productiviste, basée sur la nécessaire augmentation des forces productives, développant dialectiquement un prolétariat qui, s’organisant, renversera la classe capitaliste : c’est sa vision déterministe de l’Histoire. L’expérience de l’URSS, avec le stalinisme, a maintenu durant des décennies ce dogme, associant le productivisme au progrès social pour la classe ouvrière.

Contre le capitalisme productiviste

Mais les limites planétaires viennent aujourd’hui nous rappeler de manière violente que la croissance infinie n’est pas possible. Alors a-t-on besoin de la validation de Marx, 150 ans plus tard, pour tenir un autre discours et élaborer une réflexion théorique pour résoudre les problèmes qui se posent à nous aujourd’hui ? Non.

L’apport de Marx est dans son matérialisme et donc dans sa conception matérialiste de la nature. Dans La critique du programme de Gotha et d’Erfurt, il critique le programme du parti social-démocrate allemand qui entend s’attaquer à la distribution des richesses, sans en chercher les causes au cœur de la production. Remettre en cause le mode de production, c’est encore aujourd’hui une piste pour sortir de la crise écologique et du capitalisme.

Son apport, c’est la critique de la marchandise et de cette économie d’échange. À contrario, ce que serait une économie d’usage est bien une piste pour la révolution à venir, sociale et écologiste. Et son enseignement principal est, pour le coup, une citation que l’on retrouve vraiment dans les écrits de Marx : « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, ce qui importe c’est de le transformer » [4].

Yann (UCL Nantes)

[1Quatre articles de J.B. Foster ont été publiés en français en 2011, sous le titre Marx écologiste.

[2Jean-Marie Haribey, «  La portée écologiste de l’œuvre de Marx  », Actuel Marx, 2012.

[3Mot inventé par le biologiste allemand Ernst Haeckel, en 1866. Marx est décédé en 1883.

[4Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

 
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