Thomas Deltombe (journaliste) : Cameroun 1948 : l’indépendantisme de l’UPC écrasé par la Françafrique




Le 10 avril 1948, dans un bar de Douala, la plus grande ville du Cameroun, douze militants fondent l’Union des populations du Cameroun (UPC) qui devient rapidement la principale force d’opposition au pouvoir colonial français. La répression se transforme en guerre secrète et fait émerger un modèle néocolonial analysé par Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa dans La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique (La Découverte, 2016).

Alternative libertaire : Qu’est-ce que l’Union des populations du Cameroun ?

Thomas Deltombe : L’UPC est un mouvement politique fondé en 1948 qui réclamait l’indépendance du Cameroun, l’unification des Cameroun français et britannique, l’« élévation des standards de vie ». Ces trois mots d’ordre n’étaient rien d’autres que la reformulation des promesses faites à la fin de la Seconde Guerre mondiale par des puissances qui administraient l’ancien « Kamerun » allemand : la France et la Grande-Bretagne.

En effet, depuis 1919, le Cameroun n’était plus une colonie allemande mais un territoire international, sous tutelle de la SDN puis de l’ONU (comme le Togo ou le Rwanda par exemple). Territoire retiré aux Allemands après la Première Guerre mondiale, l’ancien Kamerun a été coupé en deux et confié à l’administration française (4/5e du territoire) et britannique (1/5e). Cette particularité juridique est fondamentale pour comprendre la suite.

Les UPCistes – qui viennent presque tous du syndicalisme – demandaient finalement ce qui avait été promis aux Camerounais dans les « accords de tutelle » signés en 1946 par Paris et Londres en échange de la prolongation de leur « mission » tutélaire sur le pays. Dans ces accords, figuraient la notion d’« autogouvernement ou indépendance » à laquelle les puissances tutélaires promettaient d’amener leurs administrés camerounais. La notion d’« élévation des standards de vie » provenait quant à elle d’une promesse faite par De Gaulle à la conférence de Brazzaville (1944). Bref, l’UPC demandait simplement l’application des promesses.

En 1948, l’UPC est de taille modeste. Mais ses mots d’ordre, son organisation, le charisme de ses dirigeants lui permettent de devenir rapidement très populaire. En quelques années, l’UPC devient le premier mouvement politique sur le territoire du Cameroun français. Il est implanté dans la plupart des régions, à la différence des autres mouvements qui sont souvent régionaux, pour ne pas dire ethniques. Les foules sont de plus en plus nombreuses à venir écouter les leaders UPCistes.

Les archives montrent que l’administration française s’inquiète rapidement de la montée en puissance de l’UPC. Et cela d’autant plus que ce mouvement a des connections internationales : il est au départ la branche camerounaise du Rassemblement démocratique africain (RDA), le parti « interterritorial » de Félix Houphouët-Boigny, et entretient des relations avec différents mouvements anticolonialistes dans le monde.

Est-ce que l’UPC a des liens avec le bloc soviétique ou les partis communistes ?

Thomas Deltombe : Il y a eu beaucoup de débats sur ce point. Dès sa naissance, l’UPC, créée par des syndicalistes, entretient des relations avec la CGT française, qui a activement cherché à s’implanter dans les territoires colonisés. Si cette genèse a servi de prétexte à l’administration pour accuser l’UPC de « communisme », la direction de l’UPC a très clairement affirmée que le mouvement était « nationaliste » et rien d’autre – donc « ni communiste ni anticommuniste ». Et cela est exact, dans un premier temps, l’UPC accueillant des gens d’horizons sociopolitiques très variés : chrétiens, musulmans, staliniens, paysans, anciens combattants, chefs traditionnels, etc.

Les affiliations idéologiques vont évoluer par la suite, la répression française provoquant des scissions internes au sein de l’UPC et incitant certains de ses dirigeants à chercher des appuis extérieurs : dans le bloc communiste (soviétiques, chinois) parfois, mais surtout dans les pays africains indépendants (Égypte, Ghana, Guinée, Algérie, etc.). En pleine guerre froide, les Français clameront partout que l’UPC est une organisation « communiste » pilotée par Moscou ou Pékin pour tenter de la discréditer aux yeux de ses alliés occidentaux et de justifier son action répressive.

La France réagit en mettant en place une stratégie de guerre secrète intense assez inédite.

Thomas Deltombe : L’intensité de la répression monte par paliers au cours des années 1950. Au départ, elle est plutôt sournoise : les Français mutent les petits fonctionnaires de l’UPC pour disperser les forces militantes, interdit aux dirigeants de faire des meetings, confisque leurs tracts, les traîne en justice sur des motifs bidons... Il s’agit en d’autres termes de la répression administrative habituelle d’une dictature coloniale.

Entre 1955 et 1957, les choses basculent : on entre dans une véritable guerre, en partie inédite, mais pas totalement. Les techniques sont celles de la « guerre contre-révolutionnaire » appliquées au même moment en Algérie et qui utilisent différents stratagèmes : assassinat ciblés des leaders nationalistes, torture systématique des « suspects », quadrillage territorial, regroupement de populations, action psychologique intensive, etc.

Comme Gabriel Périès, Matthieu Rigouste et quelques autres, nous nous sommes donc plongés dans ces techniques de guerre très spéciales qui s’attaquent directement au peuple et visent le contrôle total des individus (territorial, corporel, psychologique, etc.). Ce faisant nous avons découvert qu’elles avaient non seulement été utilisées contre les UPCistes passés à la résistance armée mais qu’elles avaient mutée en techniques de gouvernement au moment où le Cameroun devenait officiellement « indépendant », en 1960...

Quelle est la nature de cette « indépendance » octroyée au Cameroun le 1er janvier 1960 ?

Thomas Deltombe : Pour les Français, la guerre contre l’UPC et ses partisans doit permettre de rester souverain « en toute hypothèse de souveraineté ». L’idée, énoncée dès le milieu des années 1950, est la suivante : puisque nous avons promis l’« indépendance » en 1946, nous allons honorer cette promesse… mais en vidant ce terme de son contenu !

Pour prendre de court l’UPC, qui consolide sa guérilla, qui tisse des liens internationaux, qui est invitée à la tribune de l’ONU, les Français promettent donc l’« indépendance » au Cameroun et la confie autoritairement à des Camerounais qui ne l’ont jamais demandée. La phrase que Pierre Messmer, haut commissaire de la France au Cameroun entre 1956 et 1958, utilise dans ses Mémoires est assez claire : « La France accordera l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui l’a réclamaient avec le plus d’intransigeance. » La guerre du Cameroun est l’histoire de cette « liquidation ».

Et c’est dans cette guerre que sont forgés les armes et les rouages de la mécanique néocoloniale. Tout le processus, de 1955 à 1964, consiste à créer une façade d’indépendance : on installe un président, Ahmadou Ahidjo, qui dispose sur le papier des instruments de la souveraineté nationale. Mais cette dernière est minée en coulisse par la France qui, grâce à une série d’accords bilatéraux, pour certains secrets, conserve la haute main sur la diplomatie, le commerce, la politique monétaire et, bien sûr, sur tous les instruments de répression (police, armée, services secrets, etc.) qui ont été créés au cours de la guerre « contre-subversive » contre l’UPC et ses « soutiens potentiels » (c’est-à-dire une grande partie de la population !). La guerre, devenue permanente et généralisée, mute progressivement en dictature : la France a fait de l’État camerounais une machine de guerre contre-subversive dont le but était – et est toujours – d’écraser tous les potentiels opposants à l’ordre néocolonial.

Et le maintien de cette dictature actuellement explique-t-elle le silence sur cette période ?

Thomas Deltombe : Le pouvoir installé au Cameroun au début des années 1960, et dont le régime actuel est l’héritier, sait qu’il est illégitime. Dès les années 1960, et avec le soutien actif de la France, les dirigeants camerounais ont donc interdit tout ce qui pouvait rappeler au peuple cette illégitimité. Cela explique pourquoi la guerre a revêtu un très fort caractère « psychologique ». À mesure que les UPCistes perdaient du terrain, au cours des années 1960, en raison de la répression, le concept de « subversion » s’est élargi : toute personne qui ne clamait pas avec assez de conviction sa totale allégeance au régime d’Ahidjo, érigé en « père de la nation » et appuyé à partir de 1966 sur un parti unique, devenait « subversif ». En vingt ans, le pays à qui l’on promettait en 1946 l’« indépendance » est ainsi devenu une implacable dictature pro-française.

Mais il y a plus. Du fait de son statut juridique particulier et du « succès » de la répression, le Cameroun devient à la même période, du point de vue des dirigeants parisiens, un « modèle à suivre » que les Français dupliqueront dans les autres colonies devenues « indépendantes ». Le Cameroun, premier pays dont l’« indépendance » a permis de prolonger la mainmise de la France, fait alors figure de laboratoire de ce qu’on appellera plus tard la Françafrique.

Les choses ont certes évolué depuis les années 1960. Mais le régime de Paul Biya, président du Cameroun depuis 1982 et héritier direct d’Ahidjo, est toujours là. Si le régime à parti unique a été supprimé dans les années 1990, le même parti reste toujours au pouvoir et une répression multiforme s’abat quotidiennement sur le peuple camerounais. Sous le regard faussement gêné mais vraiment complaisant des autorités françaises.

Propos recueillis par Renaud (AL Strasbourg)

  • Thomas Deltombe, La Guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, La Découverte, 2016.
 
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