VSS sur enfants : La culture de l’inceste

Chaque année, les affaires de pédocriminalité ou d’inceste défraient la chronique en France. Chaque année, l’opinion publique se montre horrifiée par les agissements d’individus qu’elle désigne alors comme des monstres, des déviants. Mais la parole des victimes et les études sur le sujet font entendre un autre son de cloche : loin d’être des cas isolés, les violences sexuelles faites aux enfants sont en fait entretenues par les différentes strates du système patriarcal. Cet article s’attarde sur quelques-uns des mécanismes par lesquels s’exerce cette domination sur les enfants.
Personne n’a rien vu, ni rien entendu. Qui aurait pu prédire que Joël Le Scouarnec, cet honorable chirurgien, commettrait pendant trente ans au moins 300 viols et agressions sexuelles sur mineures ? Qui aurait pu croire que l’école Bétharram, cette institution séculaire, abritait en son sein violences physiques, psychologiques et sexuelles ? Qui encore aurait pu imaginer que ce bon père de famille, cet oncle, ce grand frère – à 96 % des hommes – abuserait de la petite dernière ou du petit dernier de la famille, dans l’intimité du foyer ?
Non personne n’a rien vu... Ou plutôt rien fait. Car les abus sexuels, surtout lorsqu’ils sont perpétrés à si grande échelle, laissent forcément des traces. Le Scouarnec avait déjà été arrêté en 2005 pour avoir acheté du contenu pédopornographique et avait fait l’objet de multiples signalements sans pour autant être interdit d’exercer. En ce qui concerne Bétharram, des remontées avaient eu lieu jusqu’au Premier ministre François Bayrou, qui a étouffé l’affaire [1]. De plus, tout enfant incesté laisse percer au moins quelques indices de ce qu’il ou elle endure : gestes à connotation sexuelle, dépression, troubles du comportement alimentaire… Ou confidence à un ou une adulte de confiance. Seulement voilà : même quand l’enfant parle dans le cadre familial, il n’est pas cru dans la grande majorité des cas [2].
Face à ce constat accablant, force est de reconnaître que ce fameux « interdit de l’inceste », invoqué régulièrement par les anthropologues comme les psychanalystes, est en fait un leurre. Chaque année en France, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles. L’interdit n’est pas de commettre l’inceste ou des actes de pédocriminalité, il est d’en parler. Un tel aveuglement collectif ne naît pas d’un malheureux hasard : pour se mettre en place et se maintenir, il a besoin de plusieurs strates de silenciation des victimes, du foyer à l’État en passant par la justice. Tout comme il repose sur une culture du viol pour contrôler le corps des femmes, le patriarcat, pour mieux asseoir et reproduire sa domination, repose sur une culture de l’inceste.
Le foyer, lieu de reproduction du patriarcat
Il existe un autre mythe populaire : celui du pédophile arpentant les rues ou guettant à la sortie des écoles à la recherche d’une proie facile. Nous avons toutes et tous appris, dès notre plus jeune âge, à nous méfier des inconnus. Dommage qu’on ne nous ait pas aussi enseigné la vigilance par rapport à nos proches !
En effet, dans plus de trois quarts des cas, l’abus sexuel sur un enfant est perpétré au sein même de la famille ou par un proche. Le reste du temps, il s’agit souvent d’une personne détenant sur lui un pouvoir institutionnel : enseignant, médecin… Dans son ouvrage de référence sur le sujet, Dorothée Dussy écrit que « les travaux récents sur les auteurs d’agression sexuelle suggèrent que les distinctions entre les abuseurs intrafamiliaux et extrafamiliaux peuvent être plus artificielles que réelles » [3]. Dans les deux cas, l’agresseur passe à l’acte parce qu’il bénéficie d’une position de domination qui l’autorise à se servir tout en bénéficiant d’une impunité accordée par un même système agresseur. Il ne ressent pas d’attirance particulière pour les jeunes personnes : il fait avec ce qu’il a sous la main.
Ces actes sont perpétrés et tolérés grâce à un climat particulier, appelé climat incestuel, destiné à maintenir un ascendant psychologique sur les victimes et leur entourage. Chantages affectifs, violences physiques et psychologiques, culture du secret et de la loyauté familiale… Tout cela participe à intimider l’enfant et à le positionner comme objet dont on peut disposer à loisir plutôt que sujet possédant ses propres besoins, émotions et capacité d’agir [4]. Sa parole est sans cesse remise en question, y compris dans les cas minoritaires où son témoignage sort du cadre familial et parvient jusqu’à la justice.
Une justice au service des agresseurs
Aujourd’hui encore, seules 3 % des plaintes pour viol sur mineures débouchent sur une condamnation. La situation est préoccupante, et ce de longue date : déjà en 2003, un rapport de l’ONU alertait sur le fait que les violences sexuelles sur enfants et adolescentes étaient niées de manière systémique en France. Les personnes effectuant les signalements peuvent se voir accusées de mentir ou de manipuler les enfants concernées. Parfois les mères, pour protéger leur enfant, refusent de les laisser à leur ex-conjoint dans le cas d’une garde alternée, au risque de se voir accusées de kidnapping [5].
Il existe même un pseudo-concept qui prétend que ces accusations d’inceste envers les pères sont la plupart du temps une façon pour les mères d’obtenir la garde exclusive de leur enfant : le « syndrome d’aliénation parentale ». Il a été introduit en 1980 par le pédopsychiatre controversé Richard Gardner, par ailleurs connu pour son apologie de la pédophilie, et a été largement décrié par la communauté scientifique. Cela n’a pas empêché les réseaux masculinistes de le populariser en France au début des années 2000, notamment par l’intermédiaire de l’association SOS papa. Encore aujourd’hui, cette pseudo-théorie continue d’être mobilisée dans des affaires d’inceste.
Si la courbe des condamnations pour abus sexuels sur mineures en France monte petit à petit depuis les années 90, elle chute brutalement de 23 % en 2005. Il s’agit de l’année suivant celle du procès d’Outreau, qu’il convient de qualifier de désastre judiciaire. Lors de ce procès puis de la procédure en appel, treize personnes sur les dix-sept accusées d’inceste, viol et abus sexuels sur enfants seront acquittées après que l’inculpée Myriam Badaoui ait affirmé avoir menti à la justice. Dorothée Dussy écrit : « Le scandale de l’affaire d’Outreau ne tient pas tant du viol avéré de nombreux enfants par de nombreux adultes dont les parents des enfants, mais à l’instruction qui a conduit à l’inculpation de personnes par la suite acquittées ». Suite à cela, de nombreuses charges dans des affaires de pédocriminalité ont été abandonnées pour preuves insuffisantes, sans que l’institution ne se donne les moyens de lutter plus efficacement contre les violences sexuelles. Les « acquittés d’Outreau » recevront même des excuses officielles de la République par le président de l’époque, Jacques Chirac.
L’arnaque de la Ciivise
En 2021, après de nombreux scandales d’inceste dans le pays, Emmanuel Macron annonce finalement la création d’une Commission indépendante sur l’inceste et les violences faites aux enfants (Ciivise). En trois ans d’existence, elle collecte pas moins de 30 000 témoignages de victimes d’inceste et d’abus sexuels durant leur enfance, offrant à de nombreuses personnes l’espace pour témoigner qui leur faisait jusqu’alors défaut. En novembre 2023, la commission publie son rapport émettant au total 82 préconisations pour sortir du déni et lutter contre la pédocriminalité.
Peut-on enfin croire, comme l’a affirmé Macron, que les victimes « ne seront plus jamais seules » ? Ce serait beaucoup s’avancer. Tout au long du travail de la commission, des critiques s’élèvent et notamment contre son président le juge Durand, dont les méthodes sont jugées trop politiques, trop militantes, trop féministes. Lors du rendu du rapport public en décembre, ni la secrétaire d’État à l’enfance ni aucun autre membre du gouvernement ne daigne se déplacer. Suite à cela, et face aux incertitudes concernant le maintien ou non de la commission, 11 de ses membres – dont Édouard Durand – présentent leur démission [6].
Une politique d’État
Le gouvernement annonce finalement maintenir la commission mais tout en modifiant ses orientations. La Ciivise II s’intéressera désormais aux « mineures victimes de prostitution et de pédocriminalité en ligne » et non plus à l’inceste. À la place de l’ex-président est nommé Sébastien Boueilh, ex-rugbyman ayant subi des agressions sexuelles durant son enfance. Quand à la vice-présidence, elle sera assurée par la pédiatre Caroline Rey-Salmon. Un choix malheureux : peu après la nomination de cette dernière, une femme porte plainte contre elle pour un viol commis lors d’un examen gynécologique. Rey-Salmon démissionne en catimini, suivie de près par Boueilh.
Qu’en est-il de l’application des préconisations du rapport de la Ciivise ? Elles tardent à se mettre en place. Dans un article d’avril 2024, Mediapart [7] révèle que contrairement à ce que prétendait le gouvernement, seule une petite poignée de mesures ont été prises les concernant. Depuis, quelques autres avancées ont vu le jour, comme l’élaboration d’un programme officiel sur l’éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité dans les écoles, sujet qui sera traité dans le prochain numéro d’Alternative libertaire. Mais ce programme subit l’attaque de mouvements politiques réactionnaires qui souhaiteraient le voir disparaître. En attendant, ce sont 2 à 3 enfants par classe qui continuent de subir des violences sexuelles. Face à l’ampleur du problème, face au silence entretenu par une culture de l’inceste dans les multiples strates de notre société patriarcale, il est plus que jamais temps d’agir.
Johanna (UCL Finistère)






