Culture

Voir Yannis Youlountas : Nous n’avons pas peur des ruines




En 2019, la droite revient au pouvoir en Grèce, en promettant d’en finir avec Exarcheia, « le quartier rebelle et solidaire d’Athène ». Avec ce nouveau film [3], le réalisateur Yannis Youlountas rend compte de la résistance qui s’est organisée, encore et toujours, contre les expulsions, les destructions, les accaparements dans plusieurs lieux emblématiques du pays. Actuellement en tournée en France, Suisse, Belgique, pour le présenter, il a accepté de répondre à quelques questions, entre deux de ses… soixante-quinze étapes.

Alternative libertaire :
Si la Grèce sert de laboratoire aux politiques néolibérales européennes, peut-elle aussi être un modèle de résistance à celles-ci ?

Yannis Youlountas :
Oui, la Grèce est à la fois un front de durcissement du capitalisme et de la société autoritaire en Europe, mais aussi un modèle de résistance particulièrement intéressant. La crise nous a poussé à l’action dans bien des domaines. L’État ayant abandonné la plupart de ses prérogatives sociales pour ne garder que ses prérogatives punitives, la résistance propose des alternatives à l’État à travers l’entraide et l’autogestion. Ce sont des alternatives concrètes qui parlent concrètement à une partie de la population car elles lui sont utiles. Ce ne sont pas juste des tracts ou des discours, mais des solutions immédiates à la souffrance de la base sociale qui prouvent du même coup qu’on peut s’organiser autrement, sans hiérarchie ni bureaucratie. Les plus beaux exemples sont les structures autogérés de santé, les cuisines solidaires, les zones de gratuités et les lieux d’hébergement pour les précaires grecs et exilés dans lesquels l’organisation est horizontale.

Cette transformation de l’imaginaire social passe aussi par un essor des pédagogies coopératives et antiautoritaires, notamment la pédagogie Freinet. C’est un champ de lutte à part entière, car il ne s’agit pas de convaincre des adultes, mais d’aller à la racine du problème qui est notre conditionnement, dès le plus jeune âge, à vivre dans la compétition, dans la concurrence, à jouer des coudes les uns contre les autres, au lieu de nous entraider dans une coopération qui seule pourra nous permettre de changer la vie et de bâtir une nouvelle société fondée réellement sur la liberté, l’égalité et l’adelphité. En ce sens, la résistance en Grèce me semble très concrète et directement utile à la base sociale, ce qui nous rappelle le mouvement ouvrier en France, du milieu du XIXe siècle, au milieu du XXe siècle, depuis les canuts jusqu’à la deuxième guerre mondiale. À l’époque, en France, le mouvement ouvrier pratiquait l’entraide et l’autogestion pour faire face collectivement au chômage, à la maladie, aux accidents du travail et, bien sûr, à l’absence de retraite (jusqu’à la naissance de la Sécurité Sociale, projet autogestionnaire au départ, à l’initiative des ouvriers résistants au nazisme, mais détricoté au fil des ans).

Le mouvement social actuel en Grèce est un peu sur le même terrain, aux côtés de la base sociale maltraitée par l’État. Cela permet de mieux diffuser nos idées en montrant concrètement la société qu’on désire.

Alternative libertaire :
Malgré la répression, la banalisation de l’extrême droite et son accession aux instances de pouvoirs dans beaucoup de pays, signes d’un horizon en train de s’obscurcir, les « acteurs » de ton dernier film ne font jamais preuve d’abattement et dégagent une grande combativité. Comment l’expliques-tu ?

Yannis Youlountas :
Il n’y a pas de secret, c’est dans l’action qu’on retrouve l’énergie, la volonté, la persévérance. Le pire est d’attendre ou d’espérer, ce qui revient au même puisqu’espérer veut dire attendre dans beaucoup de langues du monde entier comme en espagnol par exemple. Nous n’avons rien à espérer. Nous n’avons rien à attendre. Le changement ne viendra que de nous-mêmes. À nous de passer à l’action d’une façon ou d’une autre, aussi modeste soit-elle. Se remettre en mouvement implique autant le corps qui agit que la pensée qui trace le chemin. Comme disait le poète Machado : « le chemin se fait en marchant ».

Il faut donc se mettre en mouvement, reprendre la route vers l’utopie pour mieux voir les perspectives. C’est aussi l’occasion de se rencontrer, par-delà nos différences, comme l’a si bien écrit Angela Davis : « En luttant ensemble, nous apprenons à percevoir de nouvelles possibilités qui, autrement, n’auraient jamais été visibles à nos yeux » [1]. Les philosophes de l’antiquité disaient pour la plupart qu’on pense mieux en marchant, en sortant dans la nature ou sur l’agora, et certainement pas en s’enfermant dans une tour d’ivoire, à l’écart du monde, dans une vie monastique, soi-disant pour mieux réfléchir.

Trop d’humains s’agitent dans des existences stériles, absurdes et répétitives, exactement comme des animaux captifs qui tournent en rond dans leur cage. La société autoritaire et capitaliste est une prison à grande échelle et ses écrans nous poussent à nous contenter d’y vivre par procuration, par délégation, par soumission. Le pouvoir est un voleur de vies. Il devient urgent de rompre avec cette négation de nous-même et du monde. Il est temps de prendre nos vies en mains, en basculant du nom pouvoir au verbe pouvoir, c’est-à-dire en renversant ceux qui prétendent nous diriger et nous gouverner pour passer à une autre société dans laquelle nous aurons enfin la pleine capacité de choisir nos vies : chacun librement pour ce qui concerne au plus près son existence personnelle et, bien sûr, ensemble pour les projets en commun utiles et nécessaires à tous, dans l’entraide et la coopération.

Notre existence actuelle est basée sur le conditionnement à la négation perpétuelle de ce dont nous sommes capables. Nous sommes des oiseaux frappés par un sortilège dans une cage dont la porte est pourtant entrouverte : nous n’osons pas nous envoler car nos maitres ont réussi, au fil du temps, à nous persuader que nous ne savons pas voler. Le pouvoir nous dénigre, nous culpabilise, nous infantilise, nous abrutit pour mieux nous instrumentaliser. Nous sommes des robots à son service, des morts-vivants, des collaborateurs décervelés, qui transformons la Terre tout entière et tout ce qui y vit en marchandise. L’enjeu vital de notre époque est de décoloniser notre imaginaire social pour stopper cette entreprise insensée et mortifère qui relève du suicide collectif. Ce n’est qu’en sortant de cette grande routine monstrueuse qu’on perçoit mieux les autres voies possibles, aisément à notre portée. L’expérience de l’horizontalité et de l’autogestion est un révélateur qui, le plus souvent, nous donne beaucoup d’idées et d’énergie, tout comme la pédagogie coopérative parmi les enfants.

Alternative libertaire :
Cette tournée de projection permet aussi d’alimenter une collecte de matériel, en vue d’un nouveau convoi solidaire vers les lieux autogérés [2]. S’agit-il de pousser les spectateurs à devenir acteurs, en quelque sorte ?

Yannis Youlountas :
Oui exactement. Le pire serait que les spectateurs de nos films soient de simples consommateurs d’émotions, de paysages, de portraits et d’actions sans lien avec leur existence. Il y a plusieurs manières de s’impliquer, ne serait-ce qu’en apportant des denrées et du matériel pour le convoi solidaire en préparation. Il y a également celles et ceux qui s’engagent et choisissent de partir avec nous en Grèce, avec le prochain convoi. C’est une expérience unique, l’occasion de découvrir la plupart de ces lieux, de faire des rencontres, de se rendre compte par soi-même, au-delà des films, directement sur le terrain. C’est un moment très inspirant. Bref, depuis le simple paquet de couches amené à une projection-débat jusqu’à la participation avec un fourgon au prochain convoi, à chacun de voir ce qu’il peut faire et jusqu’où il peut apporter. L’important c’est de se mettre en mouvement, et de ne pas se contenter d’être un spectateur passif. Nous avons besoin de nous renforcer dans la lutte pour le changement inéluctable de la société. Il y a aussi des enfants qui participent à la préparation du convoi.

Par exemple dans certaines classes, à l’initiative d’enseignants qui ont vu nos films et qui sont déjà venus avec nous. Dans plusieurs villes, il y a également des petits groupes d’enfants qui s’occupent de trier les dons de jouets, au lieu de passer leur dimanche devant des écrans. Il y a aussi des adolescents qui font le voyage et accompagnent leurs parents au sein du convoi solidaire à la rencontre d’autres jeunes à l’arrivée, parmi les jeunes militants grecs et les adolescents exilés. Ce sont également des moments très émouvants et très formateurs.

Alternative libertaire :
Une grande diversité de collectifs, syndicats, organisations politiques organise ces soirées. Pourquoi est-ce important pour toi ?

Yannis Youlountas :
Il est particulièrement important de ne pas rester en cercle fermé, uniquement entre convaincus, mais d’ouvrir à toutes celles et ceux qui s’interrogent diversement, jeunes et moins jeunes. Autour de nous, de plus en plus de gens partagent un triple constat : nous ne sommes pas en démocratie, les inégalités ne cessent de se creuser, le capitalisme détruit la planète et la vie sur terre. Sur la base de ce triple constat partagé, nous pouvons ouvrir de nouvelles perspectives.

Même les gilets jaunes ont basculé d’une simple demande de pouvoir d’achat à une demande de changement du système politique. Le régime actuel est de plus en plus autoritaire, il ne s’appuie même plus sur le parlement pour donner l’illusion de la démocratie. Les médias dominants, au service du pouvoir économique, ne cessent de faire monter mécaniquement l’extrême droite, comme toujours en temps de crise, puisque le fascisme est le stade ultime du capitalisme quand les illusions ne marchent plus et que son masque tombe. De plus en plus de gens comprennent que la « démocratie représentative » est un oxymore. Nous sommes encore dans la préhistoire politique de l’humanité, dans une société archaïque. La plupart des privilèges n’ont pas encore été aboli. Le capitalisme apparaît clairement comme un système économique mortifère, non seulement du fait de l’exploitation des travailleurs, mais aussi de la destruction rapide de toute vie sur terre, systématiquement transformée en marchandise. Nous n’avons plus le choix : il devient urgent de changer de système politique et économique, non plus seulement pour vivre autrement, mais désormais pour sauver la vie. Au XXIe siècle, changer la vie n’est plus un discours poétique, mais un cri de rage.

Nous sommes tout près d’un point de bascule. Mais nous ne réussirons que si nous sommes capables de donner l’exemple d’une autre façon de vivre ensemble pour proposer un autre imaginaire social : celui d’une société coopérative et solidaire, et, par conséquent, une société dans laquelle la diversité sera réellement considérée comme une richesse, à l’inverse de l’uniformité vers laquelle tend actuellement la société autoritaire à la surface du globe, sous les fourches caudines de la publicité et de la bureaucratie. C’est ce défi que nous devons relever au sein du mouvement social en étant moins claniques et moins sectaires, plus accueillants et plus à l’écoute de nos différences de points de vue. Nous ne sommes pas nés au même endroit ni au même moment, nous n’avons pas reçu la même éducation, la même culture d’origine, nous n’avons pas lu les mêmes livres ni fait les mêmes rencontres, il est donc logique que nous n’ayons pas exactement la même opinion, ni la même façon d’agir.

La diversité du mouvement social fait sa beauté quand il est dans l’action et ne perd pas son temps à se disputer sur des virgules. Il serait bon également d’organiser à nouveau des forums sociaux départementaux. Comme à l’époque de Porto allègre, il y a un quart de siècle. C’est une bonne occasion de mieux nous connaître, de mieux nous comprendre, en participant à des tables rondes, en découvrant nos infokiosques réciproquement, en partageant repas, concerts et projections de films… Nous ne sommes pas si différent que nous le croyons. Ce sont surtout nos parcours qui sont différents. Nous ne partons pas du même point, mais nous visons souvent le même but.

Propos recueillis par Ernest London (UCL Le Puy-en-Velay)

[1Sur la liberté : Petite anthologie de l’émancipation, Angela Davis, 2016

[3Voir le site Pas peur des ruines !

 
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