Histoire

1923-2023 : Bagne de Guyane, deux regards à 100 ans d’écart




Les éditions L’Échappée publient cet automne la BD / le roman graphique (sans mots !) de Roland Cros, L’incorrigible, itinéraire d’un bagnard ordinaire. En 90 magnifiques gravures en noir et blanc, Roland Cros restitue une ambiance, celle du bagne, des corps meurtris, de la noirceur et de la violence ordinaire de la justice bourgeoise et de l’institution carcérale.

Il y a cent ans, c’était un reporter, Albert Londres qui découvrait lui aussi le bagne. Son reportage publié dès le mois d’août 1923 en feuilletons dans le Petit Parisien portera à la connaissance du grand public la vie des bagnards et leurs conditions indignes. Ce sera le début de la fin de cette institution totalitaire et coloniale. Regards croisés à 100 ans d’écart sur le bagne et sa violence systémique.

Guyane 1923, Albert Londres met le bagne à l’amende

En août 1923 Albert Londres, considéré comme le pionnier du grand reportage, publie le premier épisode de son enquête sur le bagne de Guyane. La restitution minutieuse des histoires individuelles, à hauteur d’homme, redonne leur humanité aux bagnards dont la condamnation au bagne vaut bien souvent une condamnation à perpétuité. Son reportage sera la première pierre qui amènera à loi instaurant la fermeture du bagne votée en 1938.

Si les premières déportations d’opposants, royalistes et prêtres réfractaires, vers la Guyane ont lieu dès 1795 sous la Révolution française c’est par une série de lois prises entre 1852 et 1854 que le Second Empire met en place les bagnes coloniaux, en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Le Second Empire pensait avoir trouvé la réponse à différentes problématiques : sécuritaires, sanitaires économiques et morales. Napoléon III entend exclure définitivement du corps social ses éléments les plus « contaminés » et « contaminants » par la déportation et les travaux forcés.

Depuis les années 1830 la criminalité est devenue un problème social : juristes, économistes, médecins publient études et mémoires sur la question. Les villes deviennent des lieux redoutés où s’entasse une population paupérisée qui effraie la bourgeoisie. Selon Louis Chevalier, au début du Second Empire les classes populaires deviennent synonymes de classes dangereuse auxquelles sont associées la criminalité, laquelle : « cesse de coller étroitement aux classes dangereuses pour s’étendre, tout en changeant de signification, à de larges masses de population, à la plus grande partie des classes laborieuses » [1]. La déportation, en tant que mise à l’écart des parties contaminées du corps social est une forme de prophylaxie à la fois sociale mais également sanitaire. L’éloignement du corps social des « classes dangereuses », répond également à une demande des populations riveraines des bagnes portuaires de Brest, Rochefort, Toulon, … (qui ont remplacé à partir du XVIIe siècle les galères), qui craignent à la fois pour leur sécurité et leur santé.

Punir les incorrigibles

Le passage du bagne portuaire au bagne colonial est également une conséquence de l’abolition de l’esclavage et du changement perception de l’importance économique de colonies. La volonté de créer des colonies de peuplement implique la mise à disposition d’une main d’œuvre, corvéable à merci, pour faire sortir de terre des infrastructures inexistantes dans un environnement hostile. Enfin – et ce n’est pas sans rappeler des débats actuels sur la mise au travail forcé des personnes bénéficiaires du RSA –, la dimension morale de la « mise au travail » comme forme de rédemption ne peut être écartée.

À la toute fin du XIXe siècle, la IIIe République, en même temps qu’elle mettait en place des lois sociales majeures et renforçait le socle de la démocratie bourgeoise, créait une nouvelle peine : la relégation. Si la déportation concernait les prisonniers politiques et les travaux forcés les criminels, la relégation concerne les récidivistes, ceux que l’on considère alors comme des « incorrigibles ». Selon la loi du 27 mai 1885, « la relégation consistera dans l’internement perpétuel sur le territoire de colonies ou possessions françaises des condamnés que la présente loi a pour objet d’éloigner de France » [2]. « De 1887 à 1953, 22 163 relégués subirent leur peine de relégation au sein des bagnes coloniaux de Guyane et de Nouvelle-Calédonie » [3] en raison de leur « dangerosité ».

Relégation et doublage, des peines à perpétuité

La relégation s’impose aux juges en vertu de son caractère automatique, ainsi : « Si un individu se présente devant un juge et aligne sur son casier judiciaire une des combinaisons de peine énoncées ci-dessus, le magistrat, en cas de nouvelle condamnation, doit automatiquement prononcer la peine de la relégation. Son pouvoir d’appréciation des faits est écarté au profit d’une "peine-tarif" qui sanctionne un état. » [4].

Une autre mesure est également instaurée, la peine de « doublage ». Les condamnés aux travaux forcés – 5 ans ou plus, c’est à dire ceux qui effectuaient cette peine au bagne colonial – devait, après leur libération, rester un nombre d’années équivalente en Guyane, sauf à Cayenne qui leur était interdite. Albert Londres dans son reportage sur le bagne de Guyane met en lumière et dénonce cette pratique inconnue du grand public : « Le doublage ? Quand un homme est condamné de cinq à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? » [5]. Albert Londres n’est pas un révolutionnaire, il ne cherche pas à en finir avec le bagne, seulement à l’« humaniser ». Pour autant sa série de reportages constitue le début de la fin de cette institution carcérale.

À compter de la publication du reportage d’Albert Londres les articles et discours remettant en cause soir le fonctionnent, soit l’existence même du bagne de Guyane [6] vont se multiplier. Des associations telles que la Ligue des Droits de l’Homme et l’Armée du Salut vont mener des campagnes de dénonciation des conditions de vie des bagnards et des libérés effectuant leur peine de doublage. Dans les années 1930 la fin du bagne est à l’ordre du jour. Gaston Monnerville, député radical de la Guyane, et lui-même guyanais, sera l’une des personnalités les plus engagées. C’est lui qui, en tant que et sous-secrétaire d’État aux Colonies du Front populaire, signera le décret de fermeture du bagne en 1938. L’histoire officielle retient que les derniers bagnards quitteront la Guyane quinze ans plus tard, en 1953… sauf pour ce qui est des Indochinois qui ne seront libérés qu’en 1963 !

David (UCL Savoies)


DES BAGNES AU SERVICE DU COLONIALISME

Les bagnes de Guyane et de Nouvelle-Calédonie sont pleinement intégrés à l’histoire coloniale de de la France des XIXe et XXe siècles, constituent, « à double titre, un moment de l’histoire de la politique coloniale de la France » [7]. Les deux bagnes ont été pensés pour punir les « insoumis » mais également pour aider au peuplement des colonies éloignées. suivant en cela l’exemple de la Monarchie anglaise qui déporte des milliers de convicts vers l’Australie.

Les conditions de vie particulièrement dures en Guyane et les taux élevés de mortalité ont fait que la Nouvelle-Calédonie a souvent été privilégiée pour l’envoi des condamnées dans les années 1860/1870. C’est d’ailleurs en Nouvelle-Calédonie qu’ont été envoyées des Communardes exilées. En plus de l’administration coloniale qui s’accapare des terres kanakes – en s’associant très rapidement à des entreprises capitalistes –, des bagnards sont utilisés pour réprimer les révoltes : celle des Kabyles en 1871, ou des Kanaks en 1878. Louise Michel constatait amèrement que ses camarades communardes étaient peu soucieux des conditions d’existence et des justes revendications de la population kanake.

À partir de 1880, la IIIe République choisit de privilégier une colonie de peuplement en Nouvelle-Calédonie et réactive le bagne de Guyane. C’est en Guyane que seront déportés les Algériens à la fin du XIXe siècle, puis les Indochinois dans les années 1920, le bagne colonial servant de lieu de répression et de punition des activités des mouvements anti-coloniaux. Si les derniers « métropolitains » ont été rapatriés en 1953 il faudra attendre 10 ans pour que ce soit effectif pour les prisonniers d’Indochine, la justice coloniale étant toujours une justice d’exception.

[1Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Plon, 1958

[2Loi du 27 mai 1885

[3Jean-Lucien Sanchez, « De colons à bagnards : la relégation des récidivistes en Guyane française », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, n°39, octobre 2013.

[4Idem.

[5Albert Londres, Au Bagne, Éditions du Rocher, 2012

[6Le bagne de Guyane est en fait une entité administrative pénitentiaire composée d’un ensemble de camps et de pénitenciers, y compris flottants, répartis sur le territoire de la Guyane.

[7Danielle Donet-Vincent, « Les bagnes des Indochinois en Guyane (1931-1963) », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2001, n° 330-331, pp. 209-221.

 
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