Antiracisme

Salika Amara : « Les femmes sont à l’avant-garde des luttes contre les crimes policiers »




Militante de la première heure, Salika Amara a participé aux marches de 1983 au côté du journal « sans-frontière ». Fondatrice en 1976 de la troupe Kahina, troupe de théâtre de femmes de l’immigration, elle est toujours engagée aujourd’hui à Créteil dans le 94 où elle fut enseignante plusieurs années. Elle revient pour Alternative libertaire sur son expérience de ces années de luttes, la place des femmes et le bilan qu’elle en tire.

Bonjour Salika, peux-tu te présenter pour les lecteurs d’Alternative libertaire ?

Après les événements de mai 68, je commence à militer au sein de la cité de transit où je vis à Stains (93), à mettre en place une maison de jeunes pour filles. En 1974, je fonde la première troupe de théâtre de femmes issues de l’immigration pour donner une visibilité à toute une génération, dénoncer nos conditions de vie, celles de nos parents et certaines de nos contraintes comme le mariage forcé et lever le voile sur certains tabous.

Nous avons fait deux spectacles : Pour que les larmes de nos mères deviennent une légende et Famille Bendjelloun. Avec des anciens du MTA [1] je co-fonde le journal Sans frontière en 1979. Et, en 1981, nous créons l’ANGI [2] dont je suis présidente de 1981 à 2003.

15 jours après je co-fonde Radio Beur où je suis trésorière. En 1983, avec Sans Frontière et Radio Beur, on co-fonde le collectif parisien en soutien à la Marche.

Après 2003 je me consacre surtout à l’écriture, mais en 2005, suite aux révoltes de banlieues je reprends mon bâton de pèlerin et je co-fonde l’association FFR (Filles et Fils de la République) à Créteil où je vis et je remets en route la troupe Kahina et Cie avec un spectacle intitulé Responsables mais non coupables suivi d’autres : Sois re-belle et t’es toi ! et La République c’est Nous... aussi !

Durant la période Covid nous ouvrons également un café social et solidaire El Kawa des Seigneurs en direction du public âgé (chibanias), une galerie d’art Buzz’art et Radio Kawa. Fin janvier 2023, avec les anciens acteurs de la Marches on co-fonde la Coordination nationale pour les 40 ans de la Marche.

Comment t’es-tu retrouvée à participer à la marche de 1983 ? Et quel bilan en tires-tu aujourd’hui  ?

Pour nous, normal que l’on se re¬trouve auprès de ces jeunes marcheurs qui n’étaient ni militants, ni intellos et qui allaient parler exactions policières, racisme et égalité des droits. L’été 83 fut meurtrier : plus de 40 victimes dont le plus jeune a 9 ans, Tawfik Ouanès.

De plus, c’était un projet innovant et nos héritiers dans le combat pour revendiquer notre citoyenneté et mettre à bas le mythe du retour de nos parents et indirectement nous-mêmes. Nous ne pouvions que marcher avec eux.

Après l’euphorie de la Marche et l’immense espoir que cela a suscité, ce fut le désenchantement. Après la machine SOS racisme mise en place via l’État et l’engouement de toute la classe politique, les artistes, les médias, avec des financements indécents de cette structure, toutes nos associations ont été asphyxiées et renvoyées dans ces quartiers renvoyant aux calendes grecques le mouvement autonome issu de l’immigration que nous avons tenté de mettre en place.

Il était inconcevable que 20 ans après la guerre d’Algérie, de jeunes « arabes » veuillent mettre en place un mouvement autonome. SOS a récupéré la lutte (morale) du racisme délaissant le racisme systémique.

Les années qui ont suivi la marche ont connu un bouillonnement de luttes auquel l’état et les partis politiques ont répondu par des récupérations diverses, comment cela s’est-il passé ?

SOS a beaucoup contribué à cette récupération, seule représentante auprès des pouvoirs publics et des médias. Donc malgré le bouillonnement, il était très difficile de se faire entendre.

Une multitude d’associations se sont créées après la Marche de 83 pour pallier au manque de l’État sur les quartiers.

Plusieurs autres Marches ont eu lieu (Convergence 84, Marche des droits civiques...) des mouvements autonomes ont essayé d’émerger, dont le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues), en faisant des interventions « coups de poing », luttant contre la double peine.

Mais à ce jour, malgré toutes les tentatives des uns et des autres (Collectif des droits civiques, Motivés, Indigènes de la République, FUIQP, Force Citoyenne Populaire… ), un mouvement général des luttes de l’immigration n’a pu voir le jour : à peine créé, à peine larvé. De plus, des figures « montantes » sont récupérées par des partis politiques, formatées pour la plupart d’entre eux à leur image et ne représentant qu’elles-mêmes.

Que peux-tu dire de la place des femmes dans ces luttes, hier comme aujourd’hui ?

La différence dans les luttes des femmes d’hier, c’est que les militantes ne se posaient pas en tant que femme mais en tant que militantes d’abord. On n’essentialisait pas nos luttes à notre sexe mais au combat porté et aux côtés des militants même si indirectement les luttes féministes sont présentes. D’autres luttes féministes sont portées mais le plus souvent par des femmes immigrées, la plupart du temps avec un bagage universitaire, mais non par les filles issues de l’immigration qui ne se reconnaissaient pas dans leur combat.

En effet, elles éludaient les problématiques migratoires.

Notons que la plupart du temps ce sont les femmes qui sont souvent présidentes d’associations, voire leaders de nombreux collectifs ; la plupart du temps ce sont elles, mères, sœurs, qui, le plus souvent, se lèvent pour défendre, qui un père, qui un frère... assassiné. Les noms ne manquent pas et aujourd’hui encore ce sont elles qui sont sur le devant de la scène... À noter aussi que les partis politiques prennent souvent plus les femmes (sont-elles vues comme plus intégrables ?) que les hommes, créant un clivage hommes/femmes qui ne dit pas son nom. Cette intégration c’est à nos combats qu’elles le doivent.

Chaque génération se crée son histoire et celle d’aujourd’hui fera la sienne même si elle marche sur les pas des anciennes. Elles sont nos héritières parce que l’on ne peut pas aller de l’avant sans connaître le passé. Le fil de l’histoire n’est pas coupé.

Que penses-tu de la situation aujourd’hui au regard de ces luttes passées ?

La libération de la parole raciste a conduit à ériger la population des quartiers populaires en bouc émissaire des difficultés sociales et économiques. Autrefois nos combats étaient réellement collectifs sans préjuger de l’avenir, aujourd’hui, les luttes sont plus individualistes, et nombre de militantes réussissent à intégrer les partis, se faire élire, devenir ministrables pour une poignée de privilégiées.

De plus, tout un champ lexical existe, évolue selon les années pour nommer l’autre : l’étranger, beur, franco-musulman, etc. Sans entendre que la majorité d’entre eux sont français. Les luttes de l’immigration, dont la Marche de 83, ne sont pas enseignées et plusieurs générations sont amnésiques pensant que « leurs aînées rasaient les murs » ou ne considérant que SOS racisme comme unique représentant de ces combats.

Quarante ans après la Marche de 1983 certains problèmes ont perduré voir se sont banalisés dont les crimes racistes ; l’islamophobie décomplexée, loi séparatisme, loi Darmanin… dans un silence assourdissant de nos intellectuels, artistes se revendiquant de gauche. Cela interroge quant à leur capacité de réflexion et de résistance face aux injustices que les quartiers populaires subissent depuis des décennies. De plus l’entrée du RN au Parlement, aux portes du pouvoir ne nous laisse pas le choix : ne jamais renoncer.

Propos recueillis par Nicolas Pasadena (Commission antiraciste de l’UCL)

[1Mouvement des Travailleurs Arabes

[2Association de la Nouvelle Génération Immigrée mis en place des démarches innovantes avec une galerie d’art ART’O en pleine cité, des interventions culturelles dans les prisons, un centre d’accueil et d’hébergement pour jeunes filles maghrébines en fugue du fait de mariages forcés.

 
☰ Accès rapide
Retour en haut