Politique

Lire : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle




Électron libre au parcours atypique et aux écrits éclectiques et stimulants, Philippe Corcuff, récent militant à la Fédération anarchiste, a publié en octobre aux éditions du Monde libertaire un livre destiné à repenser la critique sociale émancipatrice. Michael Löwy en présente sa lecture critique mais bienveillante.

Anarchiste pragmatique, social-démocrate libertaire, Philippe Corcuff n’est pas un auteur ordinaire : chacun de ses livres est une aventure intellectuelle, qui se joue allègrement des disciplines universitaires et des disciplines politiques. Dans une formule sympathique et amusante, il se définit lui-même comme « un plombier de la critique sociale émancipatrice : nettoyant certaines canalisations encrassées, donnant quelques coups de marteau sur des tuyaux cabossés ou desajustés, remplaçant certaines pièces trop usagées, tentant de nouveaux embranchements à la place d’autres abandonnés afin d’améliorer la fluidité »...

De Proudhon à Dewey, en passant par Holloway

On l’accusera sans doute ­d’éclectisme. Il revendique fièrement la diversité de ses sources, qui vont de Proudhon à Dewey, en passant par Holloway, Rancière et Balibar – et beaucoup d’autres. Un de ses chapitres est même intitulé « Marx/Wilde/Foucault/Onfray/ Bourdieu » ! Mais cet éclectisme n’est qu’une apparence : Corcuff est une abeille qui visite une infinité de fleurs, mais c’est pour fabriquer son propre miel, son anarchisme pragmatiste sui generis.



Il faut dire que son itinéraire est atypique : il commence au Ceres de Jean-Pierre Chevènement, aile gauche de la social-démocratie, se poursuit au Mouvement des citoyens du même, mais le quitte bientôt pour un bref séjour chez les Verts, suivi d’une bien plus longue participation à la Ligue communiste révolutionnaire – dont il ne partage nullement le léninisme – et à son successeur, le NPA. Finalement, c’est depuis 2013 qu’il a trouvé son bonheur dans les rangs de la Fédération anarchiste. Ce qu’il retire de ce chemin hors normes, ce ne sont pas des regrets, ou du ressentiment, mais des leçons critiques (et autocritiques !) pour l’avenir.

C’est donc en « anarchiste néophyte » qu’il réfléchit sur le capitalisme, sur la décroissance, sur l’égaliberté, ou sur la critique des médias, à partir de Proudhon et Bakounine, mais en cherchant aussi des éclats libertaires hors de l’anarchisme, chez Marx, Rosa Luxemburg ou John Dewey (le grand philosophe pragmatiste américain). Sa boussole dans cette navigation risquée est « une pragmatique de l’auto-émancipation individuelle et collective ne se laissant pas enfermer dans les cages d’acier de la domination ».

Évitant aussi bien le nostalgisme que le présentisme ou le futurisme, il essaye, comme son ami Daniel Bensaïd, de penser « le passé et l’avenir dans le champ stratégique du présent ». Critique envers les solutions figées et dogmatiques, il plaide pour une dialectique entre fins et moyens, processus et ruptures, spontanéité et organisation, réforme et révolution. En discutant les différents auteurs évoqués dans le livre, sa méthode consiste, explique-t-il par une belle image, à « frotter des silex pour faire jaillir des étincelles d’intelligibilité ».

Une de ses pistes de réflexion les plus intéressantes concerne la place de l’individu et de l’individualisme dans un projet émancipateur. Critiquant ce qu’il appelle le « logiciel collectiviste » de la gauche, il refuse d’opposer la solidarité à l’individualisme, en se référant, entre autres, à Karl Marx lui-même : n’a-t-il pas écrit dans le Manifeste communiste que « le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » ?

L’aspect le plus discutable de ce livre subtil et attachant pourrait se résumer avec un nom : Pierre-Joseph Proudhon. Certes, on peut trouver beaucoup de pistes intéressantes chez l’auteur de Philosophie de la misère (par exemple, le fédéralisme) mais peut-on croire, comme l’ami Corcuff, qu’il est plus opératoire que Marx ou Bakounine ?

Ce n’est pas seulement que Proudhon était, comme le reconnaît Corcuff, « homophobe, mysogine, antisémite et belliciste » – nobody is perfect ! – mais il était aussi un adversaire farouche du communisme, au sens large du terme. Corcuff oppose donc l’individualisme associatif proudhonien aux différents courants révolutionnaires collectivistes, que ce soit le marxisme libertaire, cher à Daniel Guérin et à Olivier Besancenot, ou le communisme libertaire de Makhno et les partisans de sa Plateforme.

la pensée critique à coups de marteau

Or l’individualisme de Proudhon est fondé, comme le rappelle Corcuff, sur la petite propriété privée, censée assurer la liberté individuelle face à ­l’État... Selon moi, ce débat a été tranché au congrès de 1868 de la Première Internationale, avec l’adoption du principe de la propriété collective des moyens de production ; cette résolution fut adoptée par une alliance entre socialistes, marxistes et libertaires – notamment des proudhoniens de gauche, comme Eugène Varlin, futur dirigeant de la Commune de Paris – contre l’opposition des « proudhoniens de droite » comme Tolain (futur Versaillais).

La sympathie pour Proudhon conduit d’ailleurs Corcuff à traiter avec trop d’indulgence certains proudhoniens actuels, comme Michel Onfray, dont la dérive droitière devient de plus en plus évidente.

Une autre notion de Proudhon à laquelle notre ami est attaché c’est « l’équilibration des contraires », qu’il oppose au concept hégélo-marxiste de dépassement dialectique des contradictions. Or, comme il reconnaît lui-même, l’opposition entre bourgeoisie et salariés ne peut pas être l’objet ­d’une « équilibration » quelconque mais bel et bien d’un dépassement dans un cadre postcapitaliste.

Mais ne pourrait-on dire de même de la plupart des contradictions de notre société : par exemple, entre le capital et la nature, entre l’impérialisme et les peuples opprimés, entre le patriarcat et les femmes, entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère ?

Je ne peux pas suivre le plombier Philippe Corcuff dans tous les branchements de tuyaux qu’il nous propose, mais je pense que la plupart de ses coups de marteaux sont assénés au bon endroit...

Michael Löwy

Philippe Corcuff, Enjeux libertaires pour le XXIe siècle, par un anarchiste néophyte, Paris, Les Éditions du Monde Libertaire, 2015, 295 pages, 14 euros.

 
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