Politique

V, sage-femme à Mayotte : « Wuambushu continue ici de façon très concrète »




Pour faire suite à notre couverture de l’actualité mahoraise, AL est parti à la rencontre (téléphonique) de V., sage-femme en poste depuis environ un an, dans un dispensaire de Mayotte.

AL : Quelle est la situation de l’hôpital à Mayotte ?
V : Le système de soin est extrêmement saturé et en sous effectif chronique. Le Centre Hospitalier de Mayotte (CHM) de Mamoudzou, la préfécture, ne dispose que de sept salles de naissance, l’équivalent de maternités faisant moitié moins d’accouchements en métropole. En hospitalisation les chambres triples sont systématiques. Beaucoup de soins et d’accouchements ont lieu dans les couloirs sur des brancards à la vue de tous.

Si on compte tous les accouchements de l’île, Mayotte est la plus grande maternité d’Europe, avec plus de 10 000 accouchements par an, dont entre 400 et 1 200 dans chacun des quatre dispensaires. Ces dispensaires sont des structures spécifiques à Mayotte avec la particularité de fonctionner sans médecins : pas d’anesthésiste, de pédiatre ou de gynécologue-obstétricien, ces maternités ne sont gérées que par des sages-femmes. Cela rend impossible d’effectuer sur place certains actes comme des césariennes ou des accouchements instrumentaux. En cas de problème, il faut transférer les patientes au CHM en hélicoptère ou en ambulance, et ces structures sont assez éloignées : quarante-cinq minutes de route minimum pour le plus distant.

Cela entraîne beaucoup de dépassements de tâche pour les sages-femmes, qui sont amenées à réaliser des actes qui ne relèvent pas de leurs attributions, parfois sans formation. En cas de problème par la suite, on se retrouve à devoir assumer la responsabilité légale. En cas de procès le CHM se retourne contre les sages femmes, alors que ce sont les conditions qui obligent à ces pratiques : un transfert systématique vers le CHM serait impossible. Mais malgré de lourds dysfonctionnements, ces procès sont exceptionnels car la majorité des patientes sont sans papier.

Photo d'un stéthoscope
Faisant partie des secteurs féminisés, le métier de sage-femme fait face à de difficiles conditions de travail partout sur le territoire, et tout particulièrement à Mayotte.
DR

L’hôpital est-il impacté par l’opération Wuambushu ?
Oui, sur plusieurs points. Premièrement, pour les patientes sans papier, une plus grande difficulté à se rendre dans les lieux de soin. Les gendarmes et la police aux frontières font régulièrement des contrôles sur des lieux de passage sur la route de l’hôpital, ce qui, dans les faits, dissuade les patientes de venir, de peur d’être contrôlées et arrêtées. En toute fin de grossesse, les femmes sont sensées être protégées des expulsions (en théorie à partir de 32 semaines d’aménorrhée), mais pas avant et l’application de cette loi est aléatoire. Des mères ont déjà été arrêtées et expulsées en allant voir leur enfant en néonat et des pères en allant déclarer une naissance. Pour les suivis de grossesse en dispensaire, certaines consultations spécialisées devraient se faire à Mamoudzou, mais les patientes n’y vont plus par peur d’être contrôlées.

Deuxièmement, le collectif pro-Wuambushu de Mayotte a bloqué le CHM, les dispensaires, et les centres de Protection Maternelle et Infantile (PMI). Ce blocage a duré onze jours, au moment où les Comores refusaient de reprendre leurs ressortissants internés dans les CRA. Le collectif, constitué de mahoraises aux profils variés, avait comme mot d’ordre : « ils bloquent, nous bloquons ». En bloquant l’accès aux services publics de santé, selon eux saturés par les soins envers les comoriennes, ils obligeaient les patientes à se faire soigner dans le privé ou ailleurs. Le centre d’orthogénie (qui pratique les IVG) a été bloqué pendant une semaine. Le collectif effectuait un tri à l’entrée, laissant en théorie passer les « urgences », évaluées par leurs soins.

Durant toute cette période le CHM n’a pas pris de position, une seule directive a été transmise aux soignantes : ne pas entrer en communication avec le collectif ou la presse. Les forces de l’ordre passaient régulièrement vérifier l’absence de débordement, mais avaient comme consigne de ne pas laisser passer les patientes. Le syndicat majoritaire du CHM (entièrement mahorais, les métropolitains étant peu syndiqués à cause du turn-over) défendait, voire soutenait, le collectif, avec, au bout de quelques jour, une prise de position en faveur d’un « droit de retrait mahorais » en soutien au collectif suite à l’attaque d’un dispensaire. Le collectif a menacé les soignantes, notamment métropolitains, qui continuaient de travailler. Face à cette situation, la police disait attendre les instructions du préfet, qui disait attendre le positionnement du ministère ...

Troisièmement, les recrutements sont complètement figés, en particulier dans la santé. Il manque actuellement 100 sages-femmes à Mayotte : nous sommes 80 pour 180 postes, malgré des rémunérations très attractives. Deux des dispensaires sont fermés par manque de personnel depuis début juillet, obligeant les patientes à aller accoucher à l’autre bout de l’île.

Photo de l'hôpital de Dzaoudzi
Le premier hôpital de Dzaoudzi, construit en 1847 sur « le Rocher » (Petite-Terre)
Jean-Pierre Dalbéra

Comment l’opération est-elle perçue par la population ?
C’est une question difficile a appréhender depuis la métropole. Les mahoraises sont très pro-Wuambushu. Pour eux l’opération répond à une demande portée par des grèves et d’autres actions comme le blocage de la préfecture (avec tri des demandeurs de titres de séjours par les militants). La situation est telle (insécurité, nombreux enfants non scolarisés par manque de place) que même des mahoraises « modérées » ne voient pas d’alternative à la réponse sécuritaire. La plupart des organisations même dites « de gauche » se sont positionnées en soutien à l’opération, comme la CGT ou l’antenne locale de LFI, en rupture avec leurs lignes nationales. Pour les locaux, il est presque impossible de se positionner publiquement contre Wuambushu. Les positions critiques sont presque uniquement tenues par des mzungus [1], ce que les mahoraises voient comme un signe de méconnaissance des réalités locales. Une pétition de soignantes contre Wuambushu a été lancée, mais elle n’a été signée presque que par des soignantes mzungus. Il y a également eu des manifestations de professeurs opposés à l’opération.

Pour comprendre cette situation, il est important de dire qu’un gros travail de construction d’un sentiment nationaliste et d’un roman national a été fait par l’État. Cela prend par exemple la forme de BDs éditées en lien avec différentes institutions (la préfecture, les archives départementales, la Direction régionale aux droits des femmes et à l’égalité), largement diffusées sur l’île et portant une histoire romancée de Mayotte, de la colonisation et de sa départementalisation. Tout cela se traduit chez les mahoraises par une très forte fierté d’être français, adossée à une vision négative des Comores, qui auraient commis « l’erreur » de refuser de devenir françaises en 1975. Malgré un fort métissage, il y a une très forte distinction dans les discours entre les mahorais, les comoriens, les malgaches et les mzungus. L’opération a exacerbé ces clivages

Quelles différences de conditions de travail constates-tu par rapport à la métropole ?
Avant tout un immense manque de moyens : les locaux sont très insuffisants et inadaptés, plus qu’en métropole. La situation est critique face au nombre de naissances. On ne dispose que d’un seul bloc opératoire proche des salles de naissance alors qu’il en faudrait deux ou trois au minimum. Les ambulances sont défectueuses et dangereuses, de nouvelles, promises depuis un an, commencent à peine à être en service. Pendant un temps nous n’avions plus qu’une seule ambulance en service, sans alternative en cas d’urgences simultanées. Il faudrait construire un héliport à chaque dispensaire : en l’état le transport en hélicoptère n’est accessible que de jour et nécessite une ambulance pour atteindre les lieux de décollage.

Le sous-effectif est massif. Actuellement nous fonctionnons avec 15 gardes par mois et par personne (contre 11,6 normalement), et beaucoup d’heures sup (au moins une heure par garde). Il est impossible de les récupérer en posant des RTT ou de poser des congés par manque de personnel. Les équipes sont à bout de souffle. Dans une étude interne faite début juillet par les sages-femmes dans les dispensaires pour interpeler le directeur général, à la question « Allez vous renouveler votre contrat ? », 80% des sages-femmes ont répondu qu’elles comptaient démissionner ou ne pas renouveler dans les six mois qui viennent. La fermeture des dispensaires a forcé les soignantes à venir travailler à Mamoudzou, avec des trajets de parfois plus d’une heure sur des routes dangereuses et sans proposition d’aménagement du CHM dans les temps, ce qui a entraîné beaucoup d’arrêts maladie. Actuellement les équipes tournent grâce à la Réserve Sanitaire (des équipes qui viennent pour trois semaines) et des contrats courts de l’ARS avec des sages-femmes qui viennent deux mois au maximum. Il n’y a quasiment plus de contrats d’un an.

Constates-tu des écarts dans l’accès aux soins entre les différentes populations de l’île ?
Oui. La première chose à dire c’est que l’AME (l’Aide Médicale d’État) ne s’applique pas à Mayotte : les patients en situation irrégulière doivent payer une partie de leurs soins (5 euros pour une consultation en dispensaire par exemple), une mesure sensée prévenir « l’appel d’air » que provoquerait des soins accessibles. Les conditions d’accès à la sécurité sociale sont aussi plus dures qu’en métropole.

Il n’y a pas de clinique privée à Mayotte. Une partie des personnes les plus aisées se font soigner à la Réunion ou en métropole (y compris pour des accouchements). On a donc un système à trois vitesses, entre les personnes en situation irrégulière, les mahoraises, et les plus riches qui peuvent se faire soigner ailleurs.

Photo aérienne du Centre hospitalier de Mayotte
Le Centre hospitalier de Mayotte est une structure composée d’un hôpital central et de quatre hôpitaux périphériques. Il accueille plus de 10 000 naissances annuelles.
CHM

Un numéro précédent d’AL évoquait des directives de l’ARS concernant la proposition systématique de stérilisation aux femmes comoriennes. Qu’est ce que cela donne sur place ?
En vérité, il n’y a pas eu de mise en œuvre ou de communication sur place. C’est sûrement plus un effet d’annonce de l’ARS. Ce serait de toute façon très compliqué à mettre en place en pratique vu nos conditions matérielles. Dans les faits, c’est déjà compliqué de répondre aux demandes de ligatures des trompes pour des raisons pratiques et administratives. Étendre la pratique est assez fantaisiste.

Derrière ce sujet, pour moi il y a aussi la question d’une vision et de pratiques paternalistes et patriarcales des soins. Dans les fait, on prend souvent beaucoup de décisions, de rendez-vous, à la place des patientes, qui nous font une confiance totale. On essaie d’éviter d’être trop paternalistes, mais certains médecins peuvent en profiter. Les formulaires de consentement sont signés rapidement et sans trop d’explication. Les patientes ne comprennent pas toujours. Et en même temps le manque de moyen fait qu’il est parfois difficile de faire mieux.

Il y a aussi un décalage culturel entre mzungus et locaux dans la façon de soigner : il existe beaucoup de pratiques de médecines douces locales (massages, phytothérapie), mais ce n’est pas du tout pris en compte. Le turn-over extrême rend impossible de développer une pratique qui s’adapte à la population (presque personne ne reste plus de deux ans, avec des contrats de souvent deux ou trois mois).

Des initiatives de solidarité s’organisent-elles sur place ?
Franchement il y a peu d’initiatives. Des associations d’avocats existent pour défendre les comoriennes, mais il manque des moyens pour ça aussi. J’ai évoqué les mouvements anti Wuambushu de soignantes ou de profs, mais ils font souvent face à un sentiment d’illégitimité : les mahoraises leurs reprochent de ne pas connaître, voir de ne pas aimer Mayotte. De ne pas comprendre l’insécurité et la nécessité de l’opération.

Comment les mouvements d’oppositions métropolitains sont-ils perçu à Mayotte ?
On est assez coupées des discours de la métropole. Mayotte Première, la chaîne publique locale, ne diffuse que des discours mahorais pro Wuambushu et ne parle pas des critiques. Cette absence de relai fait que les discours critiques de l’opération passent peu, même chez des personnes qui y sont sensibles, les manifestations de soutien en métropole par exemple ne sont pas relayées et je n’ai appris leur existence que très tard. À cette déconnexion s’ajoute les spécificités du contexte local qui rendent difficile la transposition des discours métropolitains. Une opposition sera de toute façon renvoyée à une méconnaissance du territoire par la plupart des mahorais.

Il y a un très fort sentiment d’abandon et de désintérêt de la part de la métropole. On a la sensation que tous les six mois la presse métropolitaine se met à parler des problèmes à Mayotte pendant une semaine avant de l’oublier à nouveau, alors qu’ici ces problèmes sont le quotidien. Lorsque les médias en parlent, on reçoit d’un coup des messages des proches qui nous demandent si tout va bien, alors qu’ici c’est comme d’habitude en fait. C’est pareil pour Wuambushu, dont on ne parle plus dans la presse mais qui continue ici de façon très concrète. On a la sensation de constamment tomber dans l’oubli.

Propos recueillis par N. Bartosek (UCL Alsace)

Voir aussi :

[1Mzungu : « européen » en mahorais, désigne les personnes blanches,
généralement venant de métropole.

 
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