1886 : Decazeville, la grève des mineurs en mode majeur




Symboles de la lutte ouvrière du XIXe siècle, les mineurs à cran se révoltent partout en Europe. Le 26 janvier 1886 à Decazeville, ils se distinguent par un épisode tragique : la défenestration de leur sous-directeur dès le premier jour de la grève qui s’installe dans le bassin aveyronnais.

Watrin molesté par la foule des grévistes
Illustration tirée d’un journal de l’époque.

Au XIXe siècle, le charbon, autrement appelé la houille, devient l’une des principales sources d’énergie. En France, la loi du 10 avril 1810 autorise aux concessions minières le droit de propriété transmissible, ce qui enclenche le développement de grandes sociétés capitalistes. On voit alors pousser des villes industrielles comme à Decazeville en Aveyron, dans la région d’Aubin, où le duc Decazes achète en 1824 les mines et gisements. Il cofonde la Société des houillères et fonderies de ­l’Aveyron et cette nouvelle agglomération devient officiellement commune deux ans plus tard en prenant le nom du duc.

Le bassin minier et sidérurgique se transforme et se développe jusqu’à avoir une importance nationale. Les usines aveyronnaises s’agrandissent grâce au marché du chemin de fer. L’on fait venir des travailleurs de toute la France et de pays voisins.

La figure du mineur

Au début du développement des houillères, le tout nouveau métier de mineur représentait seulement un complément d’activité. Ainsi en Aveyron, les mineurs étaient aussi paysans. Puis ce métier devient rapidement une nécessité pénible et dangereuse. Au fond, entre les bennes dans les galeries, les wagonnets, la chaleur et le bruit, ces ouvriers risquent leur vie à cause des éboulis et inondations et sont également menacés par la silicose, maladie des poumons typique chez les mineurs qui y sont exposés à cause de l’inhalation répétée des particules de poussières de silice. Ensuite, à côté du travail de fond, le travail de « jour » est à faire, essentiellement le tri du charbon à la main, qui concerne aussi les femmes et les enfants.

À propos des mineurs de Decazeville, l’historien Daniel Crozes explique :

« Si cette commune fut, dès les origines, un authentique creuset de luttes sociales, elle se distingue cependant d’autres sites, notamment dans le Nord, constitués essentiellement de prolétaires mineurs. Decazeville est en milieu rural. Les mineurs étaient aussi paysans, beaucoup avaient un lopin de terre. Ils n’avaient donc pas le même degré de politisation qu’ailleurs. »

Le décret du 25 février 1848 donne une liberté complète aux réunions et associations professionnelles. Mais les nouvelles machines et des envies de rendement toujours plus élevées ne facilitent pas le travail qui s’exécute dans des conditions encore plus contraignantes pour des salaires de misère. Le charbon étant devenu un élément indispensable de l’industrie, les mineurs représentent donc le symbole de la classe travailleuse et des luttes ouvrières au XIXe siècle.


François Soubrié (ici, en 1894)

François Soubrié, mineur né en 1855 en Aveyron, est un des principaux animateurs de la grève de 1886.

Le 2 mars il est arrêté par la police pour avoir clamé, dans un meeting, que s’il existait un traître parmi les grévistes, il serait « watriné ». Le 8 mars, il comparaît devant le tribunal correctionnel pour atteinte à la liberté du travail. À l’audience, il a pour témoins à décharge les socialistes Basly et Duc-Quercy et l’anarchiste isérois Pierre Martin. Il est condamné à quatre mois de prison.

La justice le frappera une seconde fois huit ans plus tard, lors de la grande vague de répression de l’anarchisme, puisqu’il sera un des inculpés du fameux « procès des Trente », en août 1894. Il sera acquitté.


Les grandes grèves

Au début du développement des mines de Decazeville, le premier directeur de la Compagnie, Francis Cabrol, réussit à la diriger grâce à sa connaissance du métier de mineur autant que celui de paysan, et de l’occitan, la langue du pays. Mais après quelques années de succès, l’industrie aveyronnaise subit, comme partout, la grande dépression économique. Elle se traduit par une longue crise due notamment à l’isolement géographique, aux difficultés de transport et aux problèmes de gestion et de concurrence avec le fer anglais, surtout après l’accord de libre-échange de 1855 signé par Napoléon III.

Aussi les premières grèves débutent et s’inscrivent-elles dans une période de grande agitation sociale. En 1869, à Aubin, commune voisine de Decazeville, une quinzaine de grévistes sont tués par des tirs de la troupe. Cet épisode sera conté dans le poème Aubin de Victor Hugo et inspirera des scènes du roman Germinal d’Émile Zola. Ce titre, qui désigne un mois de printemps du calendrier républicain, fait le parallèle entre le réveil de la nature et celui de la conscience ouvrière.

Une nouvelle réduction des salaires déclenche une première grève en 1878. Elle s’éteint en laissant des blessures profondes telles que le licenciement de 350 personnes. Certaines migrent en Amérique pendant que d’autres restent sans travail. La Compagnie souffre toujours de la concurrence extérieure et en 1880 choisit pour sous-directeur l’ingénieur en métallurgie Jules Watrin. Celui-ci entend instaurer la discipline qui à son goût manque à la mine.

Au quotidien, il œuvre à discipliner les mineurs en contrôlant leur assiduité ou en supprimant les débits de boissons qui se tenaient près de l’entrée des mines, avec un zèle qui le rend impopulaire. Le géographe et romancier Roger Béteille le définit comme étant l’« homme de la France du Nord […], symbole de l’écrasement de cette population locale d’ouvriers-paysans par les intérêts de la grande industrie venue d’ailleurs ». À long terme, l’ingénieur cherche à modifier les structures de la mine pour obtenir un meilleur rendement. Pour cela, la Compagnie a besoin de capital et prend un certain nombre de mesures dont la plus importante est la réduction de 34% des salaires.

L’intransigeance de Watrin

Le 26 janvier 1886 les ouvriers perçoivent donc un salaire encore diminué et toujours plus insuffisant. Et en même temps, Watrin touchait 10 % sur chacune des réductions de salaires supplémentaires... Des mineurs se mobilisent, comme Bedel, qui avait été précédemment évincé de la compagnie. Ce matin-là, l’ingénieur ne croit pas au soulèvement et se dirige d’un pas tranquille vers son bureau. Pendant ce temps, les grévistes rédigent leurs revendications.

Lorsque Watrin ressort, la foule a grossi et atteint les 2.000 personnes. Alors qu’il se met en marche, on raconte que les manifestants lui lancent des pierres et qu’une femme s’avance et lui barbouille le visage de boue glacée. L’ingénieur adjoint le rejoint pour le protéger et ensemble ils se réfugient dans une salle voisine. Les ouvriers guidés par Bedel envoient à la direction une délégation de dix personnes pour présenter leurs revendications qui comprennent l’augmentation des salaires et la démission de Watrin :

  • Journée de travail fixée à 5 francs pour les mineurs, boiseurs et piqueurs, 3,75 pour les manœuvres.
  • Journée de travail réduite à huit heures pour cause des mauvais airs et feux de la mine.
  • Aucune sanction contre les délégués de cette grève.
  • Réintégration des grévistes de 1878.
  • Travail des ouvriers payé toutes les quinzaines
  • Départ du sous-directeur.

À midi, Watrin refuse de rencontrer la délégation dans les locaux de la mairie et s’échappe par derrière. Il se réfugie au premier étage d’un bâtiment voisin, d’anciens bureaux de la compagnie, où accompagné d’autres responsables il se barricade et se cache. Les grévistes dressent une échelle, montent, brisent les vitres, pénètrent et frappent Watrin. Celui-ci, déjà mal en point, annonce finalement sa démission.

Après un silence pesant à la suite de cette nouvelle information, les grévistes restés dehors demandent qu’on leur lance son corps. Il est défenestré et une fois tombé, il est achevé par la foule qui compte aussi de nombreuses femmes et filles de mineurs. Aussi, même si aucun écrit ni gravures ne la mentionne, on imagine que sa chemise a dû subir des violences « inacceptables » !

L’armée occupe le bassin minier

Le 29 janvier la Compagnie promet d’accorder quelques mesures demandées par les grévistes qui reprennent le travail le lundi suivant. Entre temps, le général Georges Boulanger, tout nouveau ministre de la Guerre, envoie l’armée qui envahit le bassin minier, avec un millier de soldats.

Les responsables de la mort de l’ingénieur seront condamnés par la cour d’assises. La Compagnie ne semblant pas vouloir tenir ses promesses et même, au contraire, imposer de nouvelles réductions de salaire, une nouvelle grève démarre le 25 février.

Pendant ce temps des perquisitions et arrestations ont lieu chez les mineurs grévistes (comme Soubrié, délégué des mineurs, qui est condamné à quatre mois de prison) et les journalistes (Antoine Duc-Quercy du Parti ouvrier français rédacteur au Cri du peuple et Ernest Roche du Comité révolutionnaire central, rédacteur à L’Intransigeant, condamnés tous deux à quinze mois de prison).

Le 27 février, la Compagnie licencie tous les grévistes. Les procès se poursuivent, les peines pleuvent et la grève est totale dans le bassin. Enfin le 12 juin la Compagnie accorde quelques satisfactions comme l’augmentation des salaires et le 14 juin le travail reprend. La grève aura duré 108 jours.

Débats dans la presse ouvrière

Cette grève fait couler beaucoup d’encre dans la presse de l’époque. Jules Guesde dans le Cri du peuple défend les mineurs :

« Mardi matin, la grève éclatait. Et le même jour le sang avait coulé. Par extraordinaire, pour la première fois peut-être, ce n’est pas du sang ouvrier. La victime, pour parler le langage officiel, est le directeur de la mine, un nommé Watrin qui jouait depuis trop longtemps avec les colères prolétariennes. Nous ne sommes pas, nos lecteurs le savent, de ceux qui crient aux exploités : “Mort un exploiteur, morte l’exploitation !” Si le travail et les travailleurs pouvaient être affranchis à ce titre, il y a longtemps que la chose ne serait plus à faire. Mais devant ce cadavre d’employeur, de tortureur, qui va tirer des larmes de tous les yeux bourgeois et des condamnations d’une justice également bourgeoise, il nous est impossible de penser à autre chose qu’aux souffrances, aux injures et aux provocations dont une pareille mort n’est que le couronnement pour ne pas dire le châtiment. »

Émile Pouget écrit dans le journal libertaire Le Père Peinard :

« Je sais bien qu’il y a des pleurnicheux qui la trouvent mauvaise : “A quoi ça sert ? Qu’ils rengainent. Qu’on en crève un [patron]... qu’on en crève dix ou vingt, ça ne change rien à la mistoufle du populo. Faut s’en prendre aux institutions, et pas aux hommes...” [...] Naturellement, ce n’est pas la watrinade d’un jean-foutre, ni de dix, qui nous donnera ce qu’on souhaite. N’importe, c’est un petiot commencement : primo, c’est des bons exemples ; deuxièmo, ça donne de l’espoir aux prolos qui voient qu’on n’est pas tous avachis ; troisièmo, ça fout la chiasse aux grosses légumes. »

D’autres, au contraire, expriment leur désaccord. Dans L’Illustration, Rastignac rédige le 6 février :

« Les journaux sang de bœuf ont trouvé un aimable euphémisme pour caractériser ce meurtre lâche. Ils l’ont appelé fait de guerre sociale. Fait de guerre, cela dit tout. On tue, on pille, on assomme. Fait de guerre. Une foule (c’est toujours épouvantable, une foule, quand ce n’est pas sublime) se précipite sur un homme seul et désarmé et le trépigne. [...] Ce qui est un fait, c’est que les mineurs de Decazeville ont été féroces, les “mouquettes” de là-bas plus farouches encore que celles de Germinal et que M. Watrin, victime coupable, est mort à son poste en tenant tête aux meurtriers innocents ».

On s’indigne au Sénat

Des débats ont également lieu au Sénat où se forme le premier groupe ouvrier (donc de socialiste parlementaire) de la IIIe République avec Camélinat, Clovis Hugues, Boyer, Gilly et Basly, le député-mineur. Ces socialistes parlent pour la première fois de nationaliser progressivement la propriété avec jouissance individuelle accessible à tous les travailleurs. Quant à Jean Jaurès, il reproche à ses camarades socialistes qui soutiennent les mineurs de faire l’apologie de l’assassinat de Watrin ; il dénonce la « choquante et inutile violence du discours de Basly sur les événements de Decazeville ».

Basly s’exprime à l’Assemblée et au président qui lui demande d’utiliser les expressions des parlementaires, il répond :

« Monsieur le président, je n’ai pas été à l’école pour apprendre le langage parlementaire. Si vous aviez travaillé comme moi dix-huit années au fond des mines, peut-être seriez-vous embarrassé, même pour lire... On proteste contre les paroles que je viens de prononcer [...]. Et bien, ces mineurs, sont tués, eux aussi, assassinés, non directement, mais longuement, et personne ne proteste. Je sais bien qu’on va m’objecter qu’on n’a pas le droit de se faire justice. Non, on ne doit pas se faire justice soi-même, mais à condition que la justice soit... »

Le climat social est également agité ailleurs en France et dans d’autres pays. À Decazeville, la cause des mineurs trouve des soutiens dans le monde entier où des meetings de solidarité sont organisés. Louise Michel prononce un discours qui lui vaudra d’être emprisonnée quatre mois. « Nous étions endormis, le coup de canon de Decazeville nous a réveillés... La Marseillaise souffle dans l’air. Le peuple se prépare, une fois encore, à sauver le monde... Honneur aux mineurs de Decazeville. »

Alice Pascal (Medoc dau Clapas, association des étudiants d’occitan de Montpellier)

 
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