Histoire

Entretien avec douze vétéran-es : « L’UTCL, un ouvriérisme à visage humain ! »




Les locaux d’AL à Paris 19e, une après-midi devant soi, un buffet campagnard, et le plaisir de retrouver quelques camarades qu’on n’a parfois plus vu depuis plusieurs années… Le 18 septembre 2005, douze anciennes et anciens prenaient part à un entretien croisé sur l’histoire de l’Union des travailleurs communistes libertaires. Dans une ambiance décontractée, sans esquiver les questions dérangeantes, les participants ont offert une image nuancée de ce qu’avait été leur organisation.


  • Marco Candore (alias Marco Sazzetti), OCA de 1976à 1979, puis UTCL Paris (secteur Éducation) de 1979 à 1991 ;
  • Henri Célié (dit Riton), UTCL Paris (secteur Rail) de 1976 à 1991 ;
  • Jean-Michel Dauvel, UTCL Rouen (secteur Rail) de 1986 à 1991 ;
  • Jean-Luc Dupriez (alias Jacques Dubart), UTCL Paris (secteur Métallurgie) de 1979 à 1991 ;
  • Daniel Goude, UTCL Paris (secteur Métallurgie/Aérien) de 1978 à 1991 ;
  • Charles Huard (dit Charlie), OCA en 1978, puis UTCL Orléans (Bâtiment, puis Textile) de 1979 à 1991 ;
  • Clotilde Maillard, UTCL Paris (secteur Éducation) de 1981 à 1991 ;
  • Jean-Marc Izrine (dit Biquet), UTCL Paris puis Toulouse (Bâtiment)
    de 1976 à 1991 ;
  • Christian Mortreuil, UCTL Paris (secteur Métallurgie) de 1976 à 1991 ;
  • Thierry Renard, UCTL Paris (secteur PTT) de 1976 à 1991 ;
  • Olivier Sagette (dit Seznec), UTCL Paris (secteur Banques) de 1976 à 1978 ;
  • Patrice Spadoni, UCTL Paris (secteur PTT) de 1976 à 1991.

En avril 1976, au lendemain du congrès d’Orléans de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), la tendance UTCL – une poignée de militants – se trouve exclue. Comment envisagez-vous alors votre avenir politique ?

TLPAT n°1 (avril 1976)

Jean-Marc Izrine : C’est bien simple : au démarrage nous n’étions que quatorze. Quatorze, complètement inconscients, hyperoptimistes. On allait reconstruire la « Grande Organisation », ça ne faisait aucun doute. Pour nous le nombre ne voulait rien dire, parce que nous avions la conviction d’avoir un boulevard devant nous. Et surtout, que la révolution était pour demain, au pire pour après-demain. Donc on y allait à fond.

Patrice Spadoni : Je me souviens d’avoir été interrogé, par un camarade d’une autre organisation, sur nos projets après l’exclusion de l’ORA. Et je me vois encore lui répondre, avec le plus grand sérieux : « Notre objectif est de devenir une organisation révolutionnaire de référence, voire la principale organisation révolutionnaire du pays. » Nous voulions être un groupe décisif dans la lutte de classe, pas tant par le nombre que par l’influence. Nous pensions alors que la révolution était possible à courte ou à moyenne échéance.

Marco Candore : Nous étions très jeunes, issus des mouvements lycéens de l’après-68. On a tous transité par là. Ce qui explique en grande partie notre exaltation – ou notre aveuglement, comme on voudra. Les années 1970 étaient une période foisonnante, d’idées, de mouvements... une période de création, d’élaboration, et de déconstruction pour reprendre le terme de Derrida. C’était Lip, l’autogestion, la contre-culture, les luttes des femmes, l’héritage de l’esprit « situ », la fac de Vincennes, Deleuze et Foucault... bref une irruption du désir dans tous les domaines de la vie. Nous avons été formés par cette période, y compris dans ce qu’elle impliquait de confrontation avec les autres courants militants, tant dans les divergences que dans l’aspiration à l’émergence de nouvelles formes politiques. Et puis nous étions profondément convaincus que nous nous trouvions dans une période révolutionnaire, que c’était à portée de la main... Personnellement il m’a fallu du temps pour comprendre quand et pourquoi cette parenthèse (« le mouvement des années 1960 » de Castoriadis, qu’il définit par l’autonomie) s’est refermée... au moins provisoirement...

Patrice Spadoni : Il y avait une forme de mégalomanie dans notre démarche, mais bon, les rêves et l’utopie sont nécessaires pour aller de l’avant. Notre jeunesse a joué un rôle c’est certain. Au moment de notre exclusion, j’étais le doyen de l’UTCL, à 22 ans !

Jean-Marc Izrine (2005)

Jean-Marc Izrine : Il y a eu trois phases dans la construction de l’organisation.
– Une première phase a été le moment fondateur : l’exclusion de l’ORA, le Collectif pour une UTCL, la publication du n°1 de Tout le pouvoir aux travailleurs pour le 1er mai 1976.
– Pendant une deuxième phase, le Collectif pour une UTCL s’est élargi, notamment en négociant une fusion avec l’Alliance syndicaliste (AS), en recueillant l’adhésion de militants sortis de l’OCL, du groupe communiste libertaire de Nancy et d’autres...
– La troisième phase, une fois passé le véritable congrès de constitution de l’UTCL en 1978, a été celle du débat avec l’OCA et de la construction en province, avec l’implantation de groupes à Lille, Toulouse, Angers, l’adhésion de Daniel Guérin et de Georges Fontenis
À ce moment-là j’étais au chômage et c’est moi qui me déplaçais pour rencontrer les nouvelles sections de l’UTCL. Je me souviens d’avoir été à Tours pour rencontrer Georges Fontenis par exemple.

Christian Mortreuil : J’ai un point de vue extérieur sur la naissance de l’organisation, car je n’étais pas à l’ORA. Quand l’UTCL est apparue, ça a été un petit événement dans le mouvement anar. On s’est dit : « Enfin ! Un mouvement ouvrier anti-autoritaire ! » L’UTCL avait en effet une légitimité ouvrière, qu’elle tenait du centre de tri de Paris-Brune, où était implantée l’équipe du Postier affranchi. Mais il y avait aussi la banque, les cheminots...

Lutter n°1 (1er trimestre 1977)
Le journal de l’Organisation combat anarchiste.

Marco Candore : Le contexte anar de l’époque était vraiment nul… Au début des années 1970 j’ai été quelques temps à la Fédération anarchiste. Il y avait un énorme décalage programmatique et organisationnel entre la FA et la jeunesse. C’était poussiéreux, c’était anti-lutte de classe, bref il y avait un fossé générationnel complet. L’ORA a été une tentative de réponse anarchiste aux aspirations révolutionnaires de la jeunesse. Quand l’UTCL est apparue, j’étais militant à l’Organisation combat anarchiste (OCA). Nous n’étions pas exactement de la même culture que l’UTCL, parce que nous provenions, après quelques détours, d’une scission de la FA. Mais nous sentions qu’il se passait quelque chose autour de l’UTCL. Cette organisation posait des questions intéressantes qui jusqu’alors avaient été tabou dans le mouvement anarchiste.

Entre l’exclusion de l’ORA et le congrès constitutif de la nouvelle organisation, en 1978, il y a eu une période de deux ans de gestation, au sein du Collectif pour une UTCL. Vous avez alors entamé des négociations de fusion avec l’Alliance syndicaliste [1]. Ces négociations n’ont pas abouti. Que s’est-il passé ?

Thierry Renard (2008)

Thierry Renard : L’Alliance syndicaliste, nous les voyions un peu comme une amicale de dirigeants syndicaux. Il y avait un noyau animateur autour de Jacky Toublet et de René Berthier, et puis tout un réseau que nous ne sentions pas extrêmement dynamique, pas très soudé, dont la seule activité commune était la publication du mensuel Solidarité ouvrière.

En réalité, beaucoup de leurs militants avaient été aspirés par leurs responsabilités syndicales, et n’avaient plus qu’un lien ténu avec l’AS, presque un lien affectif, envers la personne de Toublet. Certains avaient fait des compromis avec les bureaucraties syndicales, pour se maintenir à leur poste… Bref, nous étions assez critiques sur cet aspect de l’AS. En tant que jeunes militants, nous n’appréhendions pas qu’en vérité, l’absorption par le syndicalisme est un danger qui menace toute organisation révolutionnaire active dans le mouvement syndical.

Cependant l’UTCL et l’AS avaient en commun la volonté d’inscrire le combat libertaire dans le mouvement ouvrier, et c’est cela qui nous rapprochait. C’était en 1977 ; le Collectif pour une UTCL tentait de rassembler les forces militantes qui étaient dans une démarche similaire. C’était le cas de l’AS. Avec elle, nous espérions former une organisation de référence : en fusionnant, l’UTCL aurait apporté son dynamisme politique, et l’AS son implantation syndicale.

Solidarité ouvrière n°75 (octobre 1977)
Le journal de l’Alliance syndicaliste.

Malheureusement ça ne s’est pas fait. Et pourtant ce n’est faute d’avoir essayé ! Je me suis tapé mes cinquante heures de négociations ! Mais rien à faire. Une minorité chez eux – Le Havre, Bordeaux – ne voulait pas de la fusion. Du coup les animateurs de l’AS n’ont pas voulu prendre le risque de perdre ces camarades en cours de route, et ils ont reculé au dernier moment.

Après l’échec de cette tentative, l’AS a continué à s’effilocher. Et en 1982, le groupe qui en restait a décidé de se dissoudre et d’entrer dans la FA. C’était un calcul de leur part. Ils percevaient la FA comme un organisme politiquement inconsistant, mais doté d’une logistique correcte que l’UTCL ne possédait pas. Ils pensaient pouvoir facilement y jouer un rôle moteur, ce qui n’a pas manqué d’être le cas. Les anciens de l’AS ont donc constitué le groupe Pierre-Besnard, sur Paris, et ont occupé une place prépondérante dans la FA. Cette « prise en main » n’a pourtant guère été payante, puisqu’ils n’ont jamais réussi à transformer la FA en une vraie organisation politique. Cela déprimait pas mal Jacky Toublet qui, à la fin de sa vie, regrettait amèrement l’échec de la fusion avec l’UTCL.

Au plan logistique, comment fonctionnait l’organisation ?

Patrice Spadoni (2005)

Patrice Spadoni : Dans une grande précarité. Les caisses étaient régulièrement vides, nous n’étions pas du tout gestionnaires… Une fois exclu de l’ORA, notre groupe s’est installé dans un petit appartement au 109, rue d’Aboukir, à Paris 2e. J’avais monté un bateau à la propriétaire, une vieille dame, en lui faisant croire que nous étions un cercle de poètes. Touchée, elle nous avait fait un petit loyer. Le local n’avait pas de nom, mais on disait communément qu’on allait « chez Lucie », parce que le nom du bulletin intérieur de l’UTCL, depuis l’époque où nous étions en tendance clandestine à l’ORA, c’était Les Malheurs de Lucie. Ça a marché quelques mois, jusqu’à ce que la proprio découvre le pot aux roses, en débarquant un jour à l’improviste dans le local, tapissé d’affiches gauchistes, de journaux aux titres sans équivoque, etc. Il nous a fallu déménager fissa.

Début 1977 nous avons donc installé l’UTCL au 51, rue de Lappe, près de la Bastille, où nous sommes restés assez longtemps, jusqu’en 1986. Ensuite nous avons dû quitter les lieux et déménager impasse Delépine. Et enfin, pour finir, au 77, rue des Haies, à Paris 20e. C’était le local de Zéro de conduite  [2], mais la revue était alors sur le point de disparaître, et nous avons repris le bail. Le 77, rue des Haies sera par la suite le premier local d’Alternative libertaire.

Des ballons « Lutter ! » au 1er mai 1982

Clotilde Maillard : Nous manquions toujours de fric, et nous cherchions parfois des combines pour rentrer des sous et pour avoir des apparitions à prix réduit. Il y a eu comme ça l’histoire des ballons, dans les années 1980. Nous avions eu tout un lot de ballons argentés à prix cassé parce que leurs embouts n’étaient pas à la norme professionnelle. Nous les bombions au pochoir, dans la cave du local, du nom du journal : Lutter ! Nous les avions à 10 centimes, que nous revendions un franc. Vu que c’était le cinquième du prix de vente habituel, tout le monde se les arrachait et on avait inondé une manif du 1er Mai. On nous avait aussi donné un stock de ballons de baudruche noirs invendus – et pour cause ! Nous les accrochions en masse à la camionnette en alternance avec des rouges. À la fin de la manif, il n’y avait plus que des rouges... tous les noirs avaient explosé les uns après les autres à cause du soleil ! À cette époque l’UTCL défilait avec un gros ballon rouge gonflé à l’hélium auquel nous accrochions un drapeau rouge et noir. Nous nous étions d’abord renseignés pour savoir si une personne seule pouvait le porter sans décoller, quand même. On le gonflait à l’air au local pour pouvoir bomber dessus « Lutter ! ». Ensuite on le dégonflait et on le regonflait à l’hélium au départ de la manif. Morale de l’histoire (aujourd’hui c’est un peu la honte de dire ça mais bon…) : c’est l’UTCL qui a inventé le ballon gonflable en manif… Sauf que nous, à la fin, nous lâchions le ballon !

Thierry Renard : Quand l’UTCL a quitté la rue de Lappe en 1986, nous avons revendu le bail à un groupe trotskiste, la Ligue ouvrière révolutionnaire (LOR), des frères Assouline. À ce moment-là l’UTCL n’avait plus une thune. En leur revendant le bail, on pensait avoir fait une méga affaire ! Tu parles… Quand on imagine le prix qu’ils ont dû le revendre quelques années plus tard, quand le quartier est devenu chic et branché ! Les anciens locaux de l’UTCL sont aujourd’hui un bar à la mode…

Quelle était l’identité de l’UTCL dans les toutes premières années ?

Olivier Sagette : Pour bien comprendre ce que fut notre groupe, il faut en comprendre la genèse. Notre matrice, c’est l’ORA. L’ORA, c’est la génération de Mai 68. Nous, nous arrivons juste après. Nous n’avions pas fait Mai 68 parce que nous étions trop jeunes. Les gens qui avaient fait Mai 68, et qui dirigeaient l’ORA, d’un point de vue générationnel, c’était nos « grands frères ». Nous avons appris à militer avec eux. Et ce qui s’est passé, c’est que nous avons eu le sentiment d’être « trahis » par ces grands frères, quand l’ORA a abandonné la ligne politique que nous voulions appliquer.

Thierry Renard : Cette ligne abandonnée par l’ORA, c’était celle de la « gauche ouvrière », qu’il s’agissait de rassembler  [3]. C’est la ligne que nous avions appliquée dans les grèves de 1974. De l’ORA, l’UTCL a également hérité une culture mouvementiste. Le mouvementisme, c’est faire passer « la classe avant le parti ». C’est l’idée que, systématiquement, il faut privilégier le mouvement, les luttes sociales, parce que c’est ça qui est décisif, c’est ça qui « fait de la politique ». C’est une logique différente des sectes léninistes qui ne pensent qu’à construire le Parti, militant après militant.

TLPAT n°4 (avril 1977)

Ça c’est pour le legs positif de l’ORA à l’UTCL. Parce que pour le reste, la tendance UTCL s’était construite en « contre » : contre la désorganisation, contre l’antisyndicalisme de plus en plus pesant au sein de l’ORA. Par opposition à ce milieu, nous avions tendance à être des ouvriéristes et des pro-organisationnels outranciers. Mais contrairement à ce qu’on nous a reproché, je pense qu’il n’y avait pas chez nous de fascination pour le léninisme. Simplement, nous faisions le constat d’une terrible impuissance du mouvement anarchiste à peser politiquement. Ce constat induisait beaucoup de questionnements. Et par la force des choses, nous ne pouvions pas ne pas nous interroger sur le courant qui dominait alors le mouvement ouvrier, et qui était le léninisme.

Jean-Marc Izrine : Sur le plan de l’organisation, nous voyions la Plate-forme d’Archinov  [4] comme un outil. D’un côté, le léninisme nous filait des boutons... Mais en même temps il fallait faire avec. Et nous étions bien obligés de nous poser des questions : « Comment font-ils pour être aussi nombreux... alors qu’ils ont tort ?! » (rires)

Marco Candore (2006)

Marco Candore : Le léninisme : influence ou fascination ? C’est un peu de cela et en même temps plus complexe. Déjà la Plate-forme de 1926 était totalement imprégnée de cette problématique. Elle en était en grande partie l’expression même : la difficulté d’intervention pour les libertaires, face à l’hégémonie du bolchevisme, de la IIIe Internationale, dans le mouvement ouvrier. Et du coup, une certaine fascination pour ce modèle, qu’on réprouve mais qui semble en même temps plus « efficace » : la Révolution russe n’avait-elle pas « gagné » ? N’oublions pas que les années 1920 étaient marquées par l’espoir de la révolution mondiale. Une bonne partie de l’extrême gauche des années 1960-1970 s’est rejouée cette illusion d’optique.

TLPAT n°11 (janvier 1978)

Ainsi, l’histoire bégaie souvent, et l’UTCL s’est reposé les mêmes questions que les plate-formistes des années 1920. Je pense même qu’à ses tout débuts une partie de l’UTCL a été tentée par une « rupture » avec le mouvement libertaire.

Au sein de l’OCA, je me suis pourtant battu pour la fusion, malgré ma crainte de dérives possibles vers le léninisme. Mais finalement, l’UCTL a préféré se réapproprier de façon critique sa propre filiation historique – celle de l’anarchisme ouvrier. La présence de Daniel Guérin et Georges Fontenis à l’UTCL a sans doute été très importante de ce point de vue : nous les avons fréquentés, et nous n’avons pas mythifié leurs personnages ou leur expérience, sur laquelle eux-mêmes étaient assez critiques.

Patrice Spadoni : En fait, nous cherchions nos racines, de façon large, dans l’histoire du mouvement ouvrier : la Révolution espagnole, le conseillisme, la CGT d’avant 1914... Nous étions conscients de l’impossibilité de reproduire l’expérience CNT espagnole en France. Il fallait inventer un modèle nouveau. Dans les premières années, nous avons donc effectué une importante recherche théorique. Et entre nous, il y avait des divergences. Moi par exemple je n’ai jamais été séduit par la Plate-forme, qui a sans doute représenté une étape historique nécessaire, mais dont certains aspects sont bien peu libertaires. Même remarque pour la Fédération communiste libertaire (FCL) en 1953.

Durant les trois premières années, il y a eu de fortes divergences au sein du groupe, sur l’identité à donner à l’UTCL. Certains, c’est clair, étaient sur la route d’une rupture avec le mouvement libertaire, et nous en avons vu quelques uns partir vers la LCR ou la Fédération de la gauche alternative (FGA). C’est pour cela que la question de la fusion avec l’OCA n’a pas du tout été anecdotique. Pour moi, fusionner avec l’OCA, c’était ramener le centre de gravité de l’UTCL vers les idées et pratiques libertaires, c’était le moyen de rétablir l’équilibre.

Affiche OCA-UTCL (février 1980)

Marco Candore : Pour nous c’était à la fois cela... et l’inverse : fusionner avec l’UTCL conduisait l’OCA à poursuivre la rupture avec un anarchisme « traditionnel » et plutôt infra-politique.

Charles Huard : Il est clair que, même si la fusion OCA-UTCL n’a pas été significative au plan numérique, les deux années qu’ont duré le processus ont été une véritable ébullition au plan théorique. Je me souviens de débats épiques, qui peuvent nous faire rigoler maintenant, comme le débat sur le A cerclé ! L’UTCL voulait absolument qu’on l’abandonne, parce qu’il était emblématique d’un certain folklore anar juvénile… Sur le fond, on s’en foutait un peu du A cerclé, mais nous n’avons pas cédé tout de suite. Nous les avons emmerdés avec ça assez longtemps, parce que cette UTCL que nous trouvions un peu rigide, nous voulions justement la tirer vers la symbolique anar  [5]

Patrice Spadoni : Au bout du compte, par-delà les divergences politiques, je dirais que ce qui a fait la force de l’UTCL, c’est que nous étions « humainement cohérents ». Nous avions une forte cohésion, qui était une force et en même temps une faiblesse, parce que nous formions un groupe tellement soudé que ça a certainement nui à l’élargissement de l’UTCL. Quand il s’agissait de former des sections en province, nous avions d’abord un rapport écrit avec les gens qui souhaitaient créer un groupe. Jusque là, pas de problème, nous pouvions vérifier notre accord théorique. Puis nous les rencontrions physiquement.

TLPAT n°5 (mai 1977)

Parfois, formidable, c’était nos « cousins », complètement sur la même longueur d’onde. Parfois au contraire, la mayonnaise ne prenait pas, comme c’est arrivé avec des groupes de Lyon et de Marseille. En les rencontrant, nous nous apercevions qu’il y avait malentendu : eux étaient d’authentiques rigides obsédés par la construction de l’organisation, alors que nous… nous ne parlions tout simplement pas le même langage ! En fait nous n’étions pas des mabouls de la structure, nous étions des mabouls du mouvement.

Thierry Renard : Quand j’y repense, aïe aïe aïe… nous devions être insupportables ! On avait un tel degré de complicité… Ça en devenait excluant ! Tu sais, des fois, entre nous, il suffisait d’un regard, d’un sourire entendu, et tout était dit. Il fallait se retenir pour ne pas pouffer de rire !

Jean-Marc Izrine : Il y avait un décalage entre l’image bolchevisante qui était accolée à l’UTCL, et la réalité de l’orga. Les anars ploums nous traitaient de trotskistes ou de staliniens, alors qu’au sein de l’UTCL, l’ambiance était plutôt bordélique, avec beaucoup d’humour et de second degré, et des pseudos rigolos… Y avait Riton, Biquet (ça c’était moi), Tronche-de-Mort…

Clotilde Maillard : Ce n’était pas rare qu’on ignore le vrai nom des militants…

Jean-Luc Dupriez : Derrière une phraséologie assez « pittoresque » héritée de l’ORA – du style « dictature anti-autoritaire du prolétariat » –, il y avait un mode de relations assez détendu au sein de l’UTCL. Beaucoup de respect entre les militants, même quand nous étions en désaccord. S’il a pu y avoir des luttes de pouvoir au sein de l’organisation, dans mon souvenir ça a toujours été à un niveau… disons secondaire, non essentiel.

Jean-Marc Izrine : En tout cas, il y avait une véritable culture de l’échange et de l’autoformation. Patrice écrivait beaucoup, et l’UTCL doit beaucoup à sa capacité à écrire, retranscrire, synthétiser. Les débats ne cessaient jamais au sein de l’organisation, mais c’est la plume de Patrice qui en dégageait la synthèse, le consensus programmatique. Et ça nous permettait d’avancer. Nous avions ainsi une grande cohérence politique, même si nous n’avions pas toujours une grande cohérence organisationnelle.

L’ouvriérisme, c’est une image qui « colle à la peau » de l’UTCL. Qu’en était-il réellement ?

Jean-Luc Dupriez (2007)

Jean-Luc Dupriez : L’ouvriérisme était déterminant dans l’identité de l’UTCL. Cela façonnait tout un mode de relations. Je prends mon exemple. Je voulais adhérer. C’était en 1979, j’étais à Poitiers, j’avais vu un numéro de TLPAT, et je me suis dit aussitôt : « C’est là que je veux aller ! » J’ai donc pris contact avec eux. Mais qu’est-ce que ça a été dur de me faire accepter ! Parce que, jeune ingénieur en informatique, objecteur de conscience alors que l’orga préconisait la lutte dans les comités de soldats… je n’avais pas vraiment le profil attendu ! En plus j’avais un enfant en bas âge, alors que dans cette orga il n’y avait que des mecs, sans gamins ! Donc avant qu’ils n’enregistrent formellement mon adhésion, il a fallu que je reste « stagiaire » pendant une période bien plus longue que la normale, genre six mois ou un an ! Mais malgré tout, c’est sur cette base que je suis rentré à l’UTCL, la seule organisation libertaire dont le projet était d’être implantée au cœur du prolétariat.

Christian Mortreuil : On n’allait pas te jeter de toute façon, t’étais le seul à gagner des ronds ! (rires)

Clotilde Maillard : L’ouvriérisme conduisait l’UTCL à être une organisation assez machiste, d’ailleurs.

Patrice Spadoni : « Machiste », ce n’est peut-être pas le terme exact…

TLPAT n°20 (février 1979)

Clotilde Maillard : Si, machiste, dans le sens où c’était quand même ardu, pour une jeune nana, de se faire une place dans une organisation qui, par ouvriérisme, entretenait une image uniforme du prolétariat. Les « unes » de TLPAT sont parlantes. Au bout d’un moment, les plus jeunes dans l’orga ont gueulé, « Y en a marre d’avoir toujours en une des mecs à moustache et en bleu de travail ! » (rires) Il a fallu attendre le début des années 1980 pour noter un changement dans l’iconographie. Je me souviens encore d’une réunion où moi-même, institutrice, et une camarade infirmière, nous nous sommes entendu dire que bon, on se situait « à la périphérie du prolétariat » !!

Jean-Luc Dupriez : Et moi, quasi ennemi du prolétariat ! (rires)

Clotilde Maillard : Cette polarisation de l’UTCL sur les entreprises laissait peu d’espace pour les luttes sociétales. Nous ne parlions pas des questions du logement, des squats, des femmes, de la légalisation des drogues douces… D’ailleurs je me souviens qu’on fumait assez peu dans les stages… Mais ça, ça tenait aussi d’une certaine paranoïa par rapport à la répression.

Jean-Marc Izrine : Il y avait une autolimitation sociologique du recrutement, c’est clair. Et des sujets que nous n’abordions pas, alors que tout le monde en parlait. Mais la répression, c’est une réalité. Dans mon lycée, j’avais vu des militants maos tomber pour des histoires de shit. C’est pour ça que Front libertaire, le journal de l’ORA, écrivait : « La drogue est une arme de la bourgeoisie. » Du coup nous avons davantage été dans la culture alcoolo – ce qui n’est pas forcément mieux…

Thierry Renard : Ah nous, à Paris-Brune, nous fumions. Les stals buvaient, et nous , nous fumions !

TLPAT n°23 (mai 1979)

Marco Candore : Nous étions politiquement schizophrènes, comme beaucoup d’autres ! Culturellement, nous étions complètement des produits de notre époque – et nous la produisions aussi ! Que ce soit à travers la musique, les fringues, la « libération sexuelle », etc. Mais par ailleurs nous nous efforcions d’entretenir une imagerie ouvriériste. C’est très œdipien... Progressivement, l’UTCL a réussi à décrocher de cette monomanie, qui nous conduisait à être un groupe restreint, monotypé – un peu comme l’Alliance syndicaliste d’ailleurs – et incapable de dépasser ce schéma. Mais bon, il faut reconnaître une chose positive à cette obsession ouvriériste : elle nous a permis de tenir un cap et de nous construire une cohérence, à la différence de l’ORA qui, devenue OCL, est partie dans tous les sens et a éclaté. Avec le recul cependant, je pense que le revers de la médaille de cette « cohérence », c’était son côté enfermant : sa clôture intellectuelle et politique... mais c’est une autre affaire.

Christian Mortreuil : Il n’y a pas eu que l’OCL qui a souffert de cela ; des organisations comme VLR  [6] ou l’OCT  [7] ont cessé d’être ouvriéristes, pour se recentrer presque exclusivement sur des questions sociétales. Elles y ont perdu ce qui faisait leur socle de classe, et ont fini par se disloquer.

Jean-Michel Dauvel : J’ai été militant à l’OCT et, dans mon souvenir, c’était un peu plus compliqué que ça, mais bon…

Patrice Spadoni : Je n’ai pas le souvenir que l’UTCL ait dit « non » à un débat sur ces questions liées aux drogues, à la sexualité... C’était plutôt de l’évitement. Les portes étaient ouvertes… mais nous ne les empruntions pas toujours, c’est vrai. C’était aussi une façon de se préserver des dérives un peu tragiques d’une époque où il fallait « tout dire, tout discuter, tout mettre en question », où il n’y avait plus de séparation entre vie privée et vie de l’organisation. On parle de VLR, mais j’ai personnellement été marqué par un épisode que j’ai vécu, jeune militant à l’ORA où, lors d’un stage d’été, j’avais vu une fille en pleurs parce qu’elle n’avait pas voulu aller se baigner à poil « comme tout le monde », et que donc on l’avait accusée d’être bloquée, pas émancipée, etc. À l’UTCL, le refus de s’engager sur ce terrain glissant, c’était aussi le refus de décréter : « Si tu n’as pas tel mode de vie, alors tu n’es pas révolutionnaire. »

Clotilde Maillard : Sur cet aspect, ça n’est pas faux. Au bout du compte, je dois bien dire que cette distance, c’est entre autres ça qui m’a fait rester à l’UTCL. Parce que dans cette orga, les gens n’étaient pas montrés du doigt pour leur mode de vie, leurs fringues, leur choix d’avoir ou non des enfants, etc.

Le stand de l’UTCL lors d’une fête du PSU.
Non datée.

Jean-Marc Izrine : Pour comprendre notre rapport aux questions « sociétales », il faut se représenter que l’UTCL est née en 1976, à un moment où les thématiques du féminisme ou de la libération homosexuelle, pour ne citer qu’elles, étaient déjà assimilées par une partie l’extrême gauche. Les organisations existant avant 1968, comme le PCF ou certaines organisations maoïstes et trotskistes, ont été percutées par l’irruption de ces questions. Et quand elles ont voulu les nier, elles ont pu subir de violentes crises en interne.

L’UTCL a été « épargnée » par ce genre de crise. Je ne dis pas qu’il n’y a eu aucune tension mais globalement, pour les jeunes militants, ces questions faisaient partie de l’acquis, elles ne faisaient pas vraiment débat. Ce qui faisait débat, c’était le militantisme en entreprise, parce que ça, ça ne faisait pas partie de l’acquis dans le mouvement libertaire. Et c’est là-dessus que l’UTCL était axée.

De ce point de vue on peut tout à fait reconnaître que, même si ce n’était pas écrit, il y avait un état d’esprit dans l’organisation qui distinguait le « front prioritaire », qui était l’entreprise, et les « fronts secondaires », comme le féminisme entre autres.

Charlie m’a raconté une fois qu’à l’UTCL on avait coutume de dire : « Il n’y a pas de “front prioritaire”, mais il y a un “lieu prioritaire” pour en parler, et ce lieu c’est l’entreprise ».

TLPAT n°9 (novembre 1977)

Patrice Spadoni : Je pense que nous avons fait une erreur théorique en minorant le rôle que la lutte des femmes joue dans la transformation sociale. Mais d’un autre côté, dire comme le faisait l’UTCL que le militantisme féministe devait s’inscrire dans l’entreprise, ce n’était pas non plus complètement absurde.

Même si la fin des bastions ouvriers a rendu obsolète la stratégie de l’UTCL, pour ma part je continue de croire que, sur l’ouvriérisme, on n’a fondamentalement pas eu tort, parce qu’on s’est inscrits à rebours de l’idéologie dominante, qui cherche à « invisibiliser » le prolétariat. En 1976-1977, la société était déjà travaillée par une opération de décrédibilisation, de dénigrement et de négation du prolétariat en tant que tel. C’est une idéologie qui avait pénétré jusque dans l’ORA, et qu’on avait dû subir avant de fonder l’UTCL. Aujourd’hui encore, notre courant, dont Alternative libertaire est la continuation, ne doit pas abandonner ce fil conducteur, qui est de prioriser la parole des « sans-voix », dans une société qui nie leur être social.

Thierry Renard : Pour porter un jugement sur l’ouvriérisme de l’UTCL : primo je pense que ce n’était pas une posture stérile. Secundo, que c’était honnête de notre part, parce que ça correspondait à notre réalité. Aujourd’hui certaines organisations d’extrême gauche masquent leur réalité sociologique derrière une mythologie ouvriériste. Dans notre cas, ce n’était pas du flan, on bossait. Il ne faut pas oublier ça !

Jean-Marc Izrine : Et puis bon, quand on dit ouvriérisme… Quant tu lis Le Postier affranchi, franchement, ça ne correspond pas à l’image que tu te fais de l’ouvriérisme ! C’est plein de BD, d’humour ! Quand tu lis ça tu peux te dire : « Non, l’ouvrier n’est pas gris et triste ! Oui l’ouvrier peut rigoler ! » C’est de l’ouvriérisme joyeux.

Marco Candore : De l’ouvriérisme à visage humain ! (rires)

Le Postier affranchi n°11 (1979)
Bulletin de l’UTCL aux PTT.

Patrice Spadoni : Une dernière chose sur l’identité de l’UTCL. Nous nous sommes retrouvés au cœur d’une contradiction propre au militantisme libertaire. D’une part nous voulons la démocratie directe, l’autogestion, l’auto-organisation dans la lutte. D’autre part, en agissant pour cela, nous nous retrouvons souvent en position d’animateurs de lutte, de « meneurs », de « leaders ». L’UTCL a été au cœur de cette contradiction, et je pense que cela a été difficile mais enrichissant.

La limite, c’est que l’organisation demandait à ses militants d’être des « animateurs autogestionnaires de lutte », ce qui l’a conduit, d’une certaine façon, à rester une organisation d’élite militante. Nous fonctionnions sur un « profil » de relations, d’écoute, de complicité entre nous, et du coup nous avons eu une grosse difficulté à capter autre chose que des « militants d’élite ». Prenons l’exemple du Postier affranchi. En quinze ans il y a peut-être des centaines de personnes qui sont passées par Le Postier affranchi, sans que nous soyons capables de transmettre et de pérenniser l’activité que nous avons eue à Paris-Brune. Cet élitisme inavoué constitue une limite importante à ce que fut l’UTCL.

Entrons un peu dans les détails du militantisme en entreprise. Comment s’organisaient les « secteurs » ? Comment se faisait la mise en commun des activités ?

Marco Candore : Ce n’était pas une structure pyramidale qui dirigeait. Chaque secteur était autonome et « maître chez lui », suivant le principe du fédéralisme. Après, le revers de la médaille du fédéralisme, c’est qu’on s’interroge parfois sur le travail effectué dans le secteur d’à côté. C’était logique : notre fédéralisme était fort différent de celui pratiqué à la FA, qui additionne, en gros, « tout et son contraire ». L’UTCL recherchait, elle, une cohérence programmatique et pratique : c’était même cela qui avait fait l’identité de l’organisation, ce que venaient y chercher les militants. Il y a eu ainsi parfois des tensions, des discussions vives… du genre « Mais qu’est-ce que vous faites, vous, dans votre secteur ? » À cause de cela, pendant un moment, j’ai été tenté par un fonctionnement de fraction dans le syndicalisme... ce qu’heureusement nous n’avons jamais fait !

La mise en commun des expériences se faisait via le Bulletin intérieur ou au conseil national mais aussi par des liaisons directes, « horizontales » entre groupes, c’était du moins possible – même si finalement ce n’était pas aussi fréquent que cela aurait pu ou dû l’être. Finalement ce qui a prévalu a été une forme de centralisation souple de l’information.

Prenons un exemple : le secteur Métallurgie. Quelle était sa réalité ?

Christian Mortreuil (2005)

Christian Mortreuil : Dans la métallurgie, nous avons pâti de la défection, dans les tout débuts de l’UTCL, de quelques copains qui structuraient le secteur. Par la suite nous avons toujours été éclatés dans différentes boîtes, notamment des PME. Ça induisait une forme de militantisme un peu clando. Des copains d’autres secteurs venaient differ sur les boîtes où nous étions implantés, et nous de notre côté, nous allions donner des coups de main aux PTT. Je me souviens aussi de diffs sur Air France, à 5 heures du matin.

Jean-Marc Izrine : Nous avions aussi des militants à l’EDF à Asnières, j’allais y differ le lundi matin.

Charles Huard : C’était une pratique courante. À Orléans nous allions régulièrement differ aux entrées de certaines usines, ou aux chèques postaux, à La Source.

Jean-Luc Dupriez : Le secteur métallurgie de l’UTCL c’était un peu le fourre-tout. Sans trop caricaturer, on peut dire qu’on y mettait les gens dont on ne savait pas trop quoi faire. Daniel Guérin par exemple était au secteur métallurgie !

Le Court-circuit
Bulletin de l’UTCL à EDF.

Christian Mortreuil : Dans ce secteur nous n’avons produit que des bulletins de boîte éphémères. Je m’en souviens d’un qui s’appelait La Boîte à outils ; à Air France c’était L’Éclateur ; à EDF, Le Court-Circuit. Nous avions des militants chez Michelin à Clermont-Ferrand aussi.

La prose de l’UTCL avait une certaine originalité. L’idée de grève générale structurait notre expression, ce qui est assez classique, mais on développait également des revendications spécifiquement libertaires, sur la hiérarchie, la notation… On évoquait l’échelle mobile des salaires…  [8]

Et dans l’Éducation ?

Clotilde Maillard (2005)

Clotilde Maillard : Dans le secteur Éducation nous étions également assez dispersés. Ce qui faisait le lien était que nous étions presque tous au Sgen-CFDT. Et, hors l’aspect revendicatif classique, nous étions très branchés par l’innovation pédagogique  [9]. Le secteur Éducation de l’UTCL n’a pas produit de bulletin de boîte, mais une petite équipe d’institutrices et instituteurs de l’orga a lancé une revue d’alternative pédagogique, Zéro de conduite. La revue avait une bonne tenue et, bien qu’elle ait eu la réputation d’être un appendice de l’UTCL, elle était diffusée à la librairie de la FA, qui pourtant a toujours refusé de diffuser Tout le pouvoir aux travailleurs et Lutter ! Jean-Marc Raynaud, de la FA, nous disait : « Ah ! Zéro de conduite, c’est ce qui se fait de mieux dans le genre ! » Ça créait des liens, qui permettaient de faire un peu reculer le sectarisme.

Lutter ! n°16 (été 1986)

Sinon, je voudrais revenir sur ce qui disait Marco, sur l’« autonomie » de chaque secteur UTCL, en prenant l’exemple de l’Éducation. En 1987 par exemple, nous avons lancé la grève contre la réforme des maîtres-directeurs. On s’est dit : « Allez, on tente le coup. » C’était un truc assez volontariste, où on a débordé les appareils syndicaux. Nous sommes partis à 15 en grève ; sur les 15 il y en avait trois de l’UTCL… Et ça a marché ! Quelques semaines plus tard, toutes les écoles avaient débrayé !

Patrice Spadoni : Je me souviens que, pour le coup, au secrétariat national de l’UTCL, vous aviez évoqué votre projet de déborder les appareils syndicaux et de lancer un mouvement de grève. Thierry et moi, franchement, nous étions dubitatifs. Prudemment, nous n’avons pas cherché à vous dissuader, mais honnêtement, on n’y croyait pas !

Pour les PTT, Patrice et Thierry ont déjà évoqué l’activité de l’équipe du Postier affranchi du temps de l’ORA. Y a-t-il eu une continuité avec l’UTCL ?

Le Postier affranchi n°11 (1979)
Bulletin de l’UTCL aux PTT.

Thierry Renard : Aux PTT, il y avait le centre de tri Paris-Brune, dans le 14e arrondissement, qui était notre implantation principale. On militait jour et nuit, c’était de l’activisme forcené. Notre audience n’y était pas négligeable, aussi bien là que dans d’autres centres de tri. À Rouen par exemple, je me souviens qu’il y avait des mecs qui diffaient des tonnes de Postier affranchi sur leur taule.

Notre stratégie, c’était de déborder les bureaucrates syndicaux. C’est très différent de la posture de dénonciation stérile que prenaient d’autres groupes gauchistes. Prenons l’exemple d’une grève à la con de vingt-quatre heures. Les mecs de LO faisaient quoi par rapport à ça ? Un tract contre la grève de vingt-quatre heures. Bon. Mais en AG, ils étaient inexistants ! L’UTCL, et d’une, nous faisions la grève de vingt-quatre heures. Et de deux, nous argumentions en AG pour la reconduire ! Et il n’y a que comme ça que ça pouvait marcher.

L’idée, c’était qu’il fallait privilégier la capacité à peser sur les luttes. C’était cela qui devait polariser notre énergie. Notre préoccupation majeure était d’être des « animateurs de masse » ; pas un groupe gauchiste donneur de leçons. Ça a été notre force, et aussi notre faiblesse, parce que nous passions toute notre énergie à impulser des luttes, et pendant ce temps nous négligions de construire l’organisation politique.

Dans le secteur aérien ?

Daniel Goude (2005)

Daniel Goude : Pour ce qui est du secteur aérien, nous avions une implantation dans le personnel ouvrier d’Air France, à Orly, avec notamment Pierre Contesenne, Julie Corbeau et moi-même. Là encore notre groupe avait sa propre stratégie de lutte dans l’entreprise, qui s’inscrivait dans le cadre de la stratégie globale de l’UTCL. C’est ce qu’on appelait « l’unité stratégique » : l’UTCL avait une stratégie globale, qui se déclinait en une stratégie dans chaque secteur, qui se déclinait encore en une stratégie par entreprise. Et après chacun était autonome. On avait l’UTCL derrière, en appui logistique.

À Orly donc, nous militions à la CFDT, qui était plus à gauche que la CGT, complètement stalinienne. D’ailleurs, l’un des staliniens qui pilotaient la CGT à Orly était un des fils de Léandre Valéro, un ancien du Mouvement libertaire nord-africain. C’était le fils qui avait « mal tourné ». Mais bon, ça je ne l’apprendrais que des années plus tard ! (rires)

L’Eclateur, été 1981
Bulletin de l’UTCL chez Air France.

Dans les grèves, la CFDT éperonnait la CGT, qui du coup hésitait à appeler à la reprise du travail, pour ne pas se faire doubler sur sa gauche. Mais les stals finissaient toujours par arrêter la grève les premiers, en disant qu’il fallait être raisonnable. À ce moment-là, la configuration changeait. Les dirigeants de la section CFDT se frottaient les mains parce qu’ils pouvaient à leur tour appeler à la reprise, sur le thème « la CGT a trahi, c’est scandaleux, mais en même temps sans eux on ne peut rien faire ». Les militants UTCL s’efforçaient à ce moment-là de déborder la direction de la CFDT en argumentant pour la poursuite de la lutte.

Et là Thierry c’est marrant que tu parles de LO  [10], parce qu’à Air France, nous avions droit au même cinéma. Autant les militants UTCL étaient super réactifs et force de proposition dans les assemblées générales, autant les militants de LO étaient en décalage permanent avec l’ambiance de la lutte, parce qu’ils devaient toujours attendre les directives de leurs chefs. Un climat de lutte, c’est quelque chose de très mouvant, ça peut changer en une journée, voire en une demi-journée, il faut avoir du nez, anticiper, sentir les retournements de situation pour adapter son action, etc. À LO ils étaient obligés d’attendre que leur direction leur donne la ligne. Alors ça mettait des jours à remonter, et à redescendre tous les échelons… (rires) Du coup ils étaient toujours en retard d’un train !

Ils commençaient systématiquement par intervenir en AG pour dire qu’il fallait faire un « comité de grève », leur monomanie. Mais ça ne suscitait guère de réaction dans l’assistance. Alors ils martelaient leur mot d’ordre, ce qui avait pour effet de gonfler les gens ; il y avait des grévistes qui finissaient par les huer : « Mais vous nous emmerdez avec votre comité de grève ! » Du coup ils ne la ramenaient plus trop. Ensuite la situation évoluait, par exemple on mettait en place une coordination, et LO continuait à réclamer son « comité de grève ». Et puis au bout d’un temps, la lutte s’essoufflait, la coordination commençait à battre de l’aile… et c’est à ce moment-là que les mecs de LO déboulaient en AG avec leur nouveau mot d’ordre : « Il faut faire une coordination ! » (rires)

Charles Huard : Cette volonté d’être en phase avec les luttes a produit une culture militante caractéristique de notre courant. C’est la volonté d’être moteur, et pas de se satisfaire de la position du minoritaire idéologique.

Et à la SNCF, comment ça se passait ?

Henri Célié (2006)

Henri Célié : À la SNCF, l’ORA avait une bonne implantation, et il existait un bulletin de cheminots, Le Rail enchaîné, qui était d’ailleurs surtout réalisé par moi-même et par Serge Torrano, un copain qui n’a pas suivi l’UTCL et qui est allé à l’OCL. À l’UTCL par la suite, le bulletin deviendra Cheminots en lutte. Mais les cheminots ORA, comme ensuite UTCL, ne formaient pas un secteur très soudé, c’était plutôt un réseau. À l’occasion d’un congrès syndical, ou d’une lutte, nous « découvrions » que nous étions relativement nombreux. C’est le syndicalisme qui catalysait nos énergies. Nous étions assez influents à la CFDT du Val-de-Marne, dont l’union départementale était d’orientation anarcho-syndicaliste  [11].

Cheminot en lutte
Bulletin UTCL dans le rail.

Jean-Michel Dauvel : Nous étions très syndicalistes, voire trop. Ça ne nous a pas empêchés d’être très à l’aise dans les coordinations de 1986, mais l’axe de notre militantisme, c’était quand même d’articuler le travail syndical à une expression radicale. Et je pense que, partant de là, les cheminots UTCL ont eu un déficit de réflexion sur la question de l’autonomie ouvrière, lorsqu’elle s’inscrivait hors du cadre syndical.

Henri Célié : C’est sûr que l’essentiel de notre militantisme a été l’action syndicale. Mais c’est aussi cela qui a fait qu’on a senti venir les grandes grèves de 1986. À ce moment-là, la CFDT-Cheminots était influencée par l’extrême gauche. Le courant UTCL devait peser un tiers de la direction de la FGTE  [12]. Moi-même j’avais été élu au bureau fédéral deux mois avant le mouvement… Et on peut quasiment dire qu’on l’a lancée, cette grève.

Christian Mortreuil : C’est très important les grèves de 1986, parce que c’est l’émergence des coordinations de grévistes. C’est la première fois où un débordement des bureaucraties syndicales a été possible.

Jean-Michel Dauvel (2005)

Jean-Michel Dauvel : Une Coordination nationale des agents de conduite (CNAC), émanation des assemblées générales dans une majorité de dépôts, a servi d’outil d’information et de mobilisation pendant toute la grève. La première réunion de cette coordination a été organisée par les roulants grévistes de Paris-Nord sur proposition de ceux de Sotteville-lès-Rouen.

Lutter ! n°14 (février 1987)

Henri Célié : Mais parallèlement à cette coordination, es apparue une Coordination nationale intercatégories (CNI), issue des assemblées de Paris-Sud-Ouest animées par LO. Si la plate-forme et les tracts de cette CNI étaient corrects, sa représentativité était plus que sujette à caution. Ainsi, des travailleurs de Paris Saint-Lazare ou de Paris-Est ont pu être surpris d’apprendre que leurs centres y étaient représentés alors que cela n’avait pas été discuté en AG ! Il s’agissait en fait d’une manipulation de LO, qui avait voulu créer « sa » propre coordination, à ses ordres. Et de fait, les neuf dixièmes des militants du bureau de la CNI étaient issus de LO. Évidemment, ça se voyait gros comme une maison… L’irruption de cette CNI artificielle a finalement nui à un véritable élargissement intercatégoriel de la lutte.

Au bureau fédéral de la CFDT-Cheminots, il y avait un militant de LO, Daniel Vitry, qui ne cessait de faire la promotion de la CNI. Il voulait que la fédé CFDT lui apporte sa caution. Au début nous l’avons autorisé à y représenter la fédé. Puis, quand le caractère manipulatoire de cette CNI a été avéré, nous lui avons demandé de cesser. Il a pourtant préféré suivre les ordres de la direction de LO, contre la décision de son syndicat, et il a, en conséquence, été démis de son mandat fédéral. Cela n’a pas manqué de déclencher de violentes polémiques de LO contre l’UTCL et la LCR. Mais il n’était pas question d’entretenir la confusion au nom d’on ne sait quel copinage d’extrême gauche. Le camarade en question a eu à choisir entre ses responsabilités syndicales et son obéissance à la direction de LO, et il a choisi.

Y a-t-il d’autres secteurs qui n’auraient pas été évoqués ?

Olivier Sagette (2005)

Olivier Sagette : Salarié à la BNP, j’ai fait partie du secteur Banques, qui a existé dès 1974-1975 au sein de l’ORA, avec un noyau dur de quatre ou cinq camarades, dont un est d’ailleurs aujourd’hui à la direction de la fédération CGT des Banques et Assurances après avoir été secrétaire fédéral CFDT. J’étais dans la tendance UTCL à l’ORA, puis au Collectif pour une UTCL en 1976-1978 – j’étais même directeur de publication de Tout le pouvoir aux travailleurs – mais je n’ai pas franchi le pas d’adhérer à l’UTCL au congrès constitutif de 1978. Et le secteur Banques n’a finalement pas non plus rejoint l’organisation. C’est le « style » militant de l’UTCL qui m’a dissuadé. Parce qu’il faut bien dire ce qui est : c’était un activisme de dingue – relativement élitiste comme on a dit –, et je ne me sentais pas prêt à ça. J’ai par la suite rejoint Alternative libertaire, en 1992.

Avec l’année 1981 et l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement PS-PCF, une nouvelle période va s’ouvrir. Quel a été le positionnement de l’UTCL durant la campagne présidentielle ?

Charles Huard : L’analyse de l’UTCL s’est condensée dans un slogan : « Voter ou s’abstenir, l’important ce sont les luttes ! » L’UTCL n’a pas appelé à l’abstention à l’élection présidentielle, parce qu’elle ne voulait pas se couper des gens qui espéraient un changement, sans pour autant entretenir des illusions.

TLPAT n°41 (juin 1981)
Le combat continue... malgré la collusion d’Edmond Maire (CFDT, à g.) avec le pouvoir PS-PC de Mitterrand (à dr.).

Marco Candore : Il y a eu débat, parce que nous voulions aborder cet événement de façon politique et, non pas idéologique. La discussion n’a pas porté sur les possibilités que la gauche au pouvoir change quoi que ce soit à la société – personne n’avait de doute sur la question – mais sur les répercussions qu’aurait dans les mouvements sociaux le succès ou l’échec électoral de la gauche. Et en fonction de cela, quelle devait être l’intervention de des révolutionnaires.

Évidemment, quand on pense en termes stratégiques, on veut toujours faire le pari que quelque chose est possible, que l’enthousiasme populaire va déborder le gouvernement, qu’on peut refaire Juin 36… En l’occurrence nous avons été dupes de notre propre discours. Nous n’avions pas mesuré à quel point nous avions changé de période, la force du discours néolibéral qui nous venait tout droit du modèle Reagan-Thatcher et le formidable relais que le PS allait lui donner... Quelle possibilité y avait-il, dans ces conditions, d’un « débordement à gauche », alors que nous étions en plein reflux des luttes depuis plusieurs années ? Alors que la structure même du tissu social allait connaître de profondes déchirures (jamais démenties ou inversées depuis par ailleurs) ?

Thierry Renard : Avant 1981, le mouvement ouvrier avait encaissé défaite sur défaite – les restructurations, la sidérurgie… C’était vraiment la désespérance, il y avait de quoi avoir le moral dans les chaussettes ! C’est pour cette raison que nous n’attendions rien d’une victoire électorale, qui en aucun cas ne pouvait pallier l’absence de luttes de masse.

Je revois encore Daniel Guérin au soir du 10 mai 1981 qui – après avoir débouché le champagne – prédisait : « Vous allez voir, c’est foutu d’avance. Comme en 1936, le gouvernement va vouloir rassurer la bourgeoisie en gérant loyalement le capitalisme, et ça va être une catastrophe ! » Alors évidemment, nous nous y attendions, mais nous ne soupçonnions pas la rapidité avec laquelle les socialistes allaient trahir les gens qui les avaient élus ! Il faut prendre la mesure de ce que ça a été, la vitesse avec laquelle ils ont retourné leur veste ! Quand je pense qu’à direction de la CFDT-PTT, on se cognait des mecs du Ceres  [13] qui parlaient d’anticapitalisme !

Affiche UTCL (novembre 1981)

Patrice Spadoni : Pour ma part, en 1981, à cause de cette suite de défaites que le mouvement ouvrier avait enregistré à la fin des années 1970, j’avais des interrogations sur notre posture « Tout sur les luttes ». Je pensais que mépriser intégralement les changements institutionnels, faire comme s’ils n’avaient aucune conséquence politique, ce n’était pas forcément opérant. L’UTCL n’a pas appelé à l’abstention, mais personnellement, j’étais favorable à ce qu’on aille plus loin, que l’UTCL « participe » en quelque sorte à la défaite de la droite…

Henri Célié : Contrairement à Patrice, pour moi 1981 a été un événement assez secondaire, parce que le vrai débat, il avait eu lieu en 1978. L’année 1978, c’est la rupture de l’Union de la gauche. Le PS et le PCF sont allés divisés aux élections législatives, et tout le monde ne parlait que de ça. Les uns et les autres se renvoyaient la faute, etc. L’UTCL avait, de son côté, mené une campagne abstentionniste  [14]… En 1981, rien de tout cela, aucune passion ! Au moment du scrutin j’étais parti en vacances dans le Larzac ; quand je suis revenu Mitterrand était élu, et franchement ça ne m’a fait ni chaud ni froid !

Clotilde Maillard : Je suis d’accord avec Riton : la foire d’empoigne c’était en 1978. En 1981, il n’y avait rien, aucun souffle, aucun débat…

Henri Célié : Mais c’est sûr que la position de l’UTCL en 1981, c’était un pas de côté comparativement à l’abstentionnisme strict de 1978.

Patrice Spadoni : Une fois que Giscard a été battu en tout cas, nous nous sommes dit : « Bon, tant qu’à faire, allons-y franco », et l’UTCL a appelé à voter à gauche aux législatives. (Relisant l’article de TLPAT expliquant la position de l’UTCL) : aïe aïe aïe, effectivement c’est un sommet de « dialectique » !! (rires) : « La situation créée par la défaite de Giscard est une situation nouvelle. Une situation complexe, qui peut tout aussi bien déboucher sur une remobilisation des travailleurs que sur une social-démocratisation de la société. Après les quelques années de torpeur sociale que nous venons de traverser, la possibilité d’une remobilisation des luttes sociales existe donc. C’est pour cela que nous disons qu’il faut que la défaite de la droite soit confirmée aux législatives et donc voter à gauche. Mais sans illusion sur elle. Simplement pour une remobilisation des travailleurs. Nous disons surtout qu’il n’est pas question d’être, dans la nouvelle situation, de simples spectateurs. »  [15]

Christian Mortreuil : Ah ça, on reconnaît bien ton écriture ! (rires)

Et après la victoire de Mitterrand ?

Thierry Renard : Il y a eu le petit plaisir de voir la gueule des chefs au boulot le lendemain. Mais bon, ça nous a amusés dix minutes, et puis rideau.

TLPAT n°42 (octobre 1981)

Marco Candore : Depuis la fin des années 1970, nous subissions le reflux des luttes. Mais à partir de 1981, ça a été une véritable traversée du désert ! Une dévastatrice apathie sociale, une formidable paresse intellectuelle semblaient avoir gagné toute la société, avec une sorte de délice régressif et décadent, porté par la gauche, les médias, et un certain nombre d’ex-soixante-huitards ou prétendus tels. C’étaient les « années-fric » ou « comme il est doux d’être enfin bourgeois-paillettes et ne plus avoir à s’en cacher » ! Cela venait infirmer nos illusions sur le désir de révolution, du moins tel que, en grande partie, il avait été appréhendé jusque-là. Nous avions sous-estimé l’intériorisation de la délégation de pouvoir, et en quoi une idéologie dominante est, précisément, dominante.

En positif, on peut dire que la période ouverte par 1981 allait progressivement avoir un effet de clarification. Comme le PCF et la CGT étouffaient toute contestation dans les entreprises pour ne pas gêner l’action des « camarades ministres », la gauche CFDT – et donc l’extrême gauche – allait se trouver peu à peu en situation de responsabilité dans l’animation des luttes. C’est ainsi que débute un chemin, assez souterrain, qui va conduire de 1981 à la grève de l’hiver 1986 et à l’irruption des coordinations.

Lutter ! n°2 (été 1982)
Sur la grève des ouvriers spécialisés de Talbot.

Pour ce qui est des révolutionnaires, les points de repère auront ainsi été bouleversés. Avant 1981, le PS et le PCF apparaissaient comme les forces motrices incontournables pour un dépassement du capitalisme. En tant qu’appareils, bien sûr, mais aussi en tant que schéma. Car pour « déborder à gauche », encore faut-il qu’il y ait quelque chose à déborder ! Les années 1980 sont profondément marquées par le suicide des catégories idéologiques historiques de la gauche. Suicide voluptueux pour la social-démocratie – ou naufrage pour le PCF. D’où l’émergence lente, et qui s’accélère après 1986, de structures nouvelles (coordinations, associations de lutte, puis syndicats SUD, etc.) directement en prise avec la direction des luttes, et non plus à travers une contestation interne aux appareils syndicaux traditionnels.

À ce moment-là, le terrain semble donc se dégager pour les révolutionnaires. Et paradoxalement, ça nous déstabilise un peu. C’est en quelque sorte le problème du « modèle-obstacle » qui disparaît. Par la force des choses, tu le critiques, tu t’y opposes : tu te positionnes par rapport à lui. Et quand il disparaît, ça te déstabilise.

Christian Mortreuil : Cette « disparition » de la gauche a gêné l’UTCL, mais ça n’a pas occasionné le désarroi qu’ont pu connaître les trotskistes. Pour l’UTCL, 1981 était une péripétie. Mais pour les trotskistes, hormis LO, la victoire d’un gouvernement d’union de la gauche, c’était un aboutissement stratégique ! Rien que ça ! Et au-delà, c’était le vide… C’est à cette époque qu’est apparu le terme « alternative » : « maintenant qu’on a vu ce que donne l’alternance, on veut l’alternative ! »

« Non à tous les impérialismes »
Le 5 juin 1982, l’UTCL dans la manif contre la venue de Ronald Reagan à Paris.

En 1988, Pierre Juquin, un « rénovateur » dissident du PCF, a présenté une candidature « alternative » à l’élection présidentielle. C’était un des premiers phénomènes de l’éclosion d’une « gauche de la gauche », qui connaîtra par la suite de multiples transformations sans jamais parvenir à déboucher sur une vraie force. Un certain nombre d’organisations comme la LCR ou le PSU et même des post-maoïstes  [16], ont soutenu la candidature Juquin. L’UTCL également. Pourquoi ce choix ?

Clotilde Maillard : (soupir) Cette histoire de Juquin, moi j’étais contre ! Je leur ai dit aux copains : Allez-y si vous voulez, mais moi ça ne m’intéresse pas. À l’époque je me suis un peu mise en retrait de l’UTCL à cause de ça…

Lutter ! n°23 (avril 1988)

Charles Huard : Ce qui intéressait l’UTCL, ce n’était bien sûr pas la candidature de Juquin en elle-même, c’était ce qui se passait autour. Juquin n’était qu’un prétexte. Après sept ans de gouvernement libéral, il y avait une envie de changement, et dans une certaine mesure elle s’est exprimée par le canal de cette campagne, qui était structurée par une floraison de « comités d’initiative et de soutien » (CIS), qu’on appelait couramment les « comités Juquin ». Après ces années désertiques qu’ont été les années 1980, le succès des CIS était le symptôme que quelque chose bougeait ! Ils étaient fréquentés par énormément de monde, pas mal de militants qui avaient baissé les bras et qui revenaient faire un tour… On remplissait les salles… Et nous, nous ne voulions pas être en-dehors du mouvement. L’UTCL y est allée parce qu’elle estimait qu’il y a avait des choses qui se passaient là, et qu’il fallait en être partie prenante.

Thierry Renard : À l’époque, politiquement, nous pédalions dans la semoule. Puis ce phénomène des CIS s’est présenté et a pris de l’ampleur. Et nous nous sommes dits : « Bin, tant qu’à faire, faisons l’expérience. » L’idée était que, peut-être, ça pouvait créer une dynamique.

Daniel Goude : Il y a eu un CIS à Orly. Au début, avec Pierrot, nous étions un peu circonspects, tandis que la LCR était à fond dedans. Et effectivement on voyait bien que ça accrochait les jeunes travailleurs. Il y avait quelque chose comme une étincelle… Donc nous nous sommes dit : « Allons-y. » Et nous avons participé au CIS de l’entreprise. Et puis quand le comité s’est désagrégé… nous ne l’avons pas pleuré. Mais si nous en étions restés à l’écart, je pense que l’UTCL y aurait perdu de sa crédibilité, et ça nous aurait handicapés dans les grèves suivantes.

Lutter ! n°157-158 (avril 1990)

Marco Candore : Ça va peut-être vous faire rigoler, mais moi, Juquin, il m’a vraiment touché. J’ai été touché par le côté « tragédie » de son parcours. D’abord stalinien aux ordres, chargé de la remise au pas de l’Union des étudiants communistes avant Mai 68, il prend ses distances en 1985 avec la direction du PCF – ce qui dénote un certain courage politique, parce qu’il n’a pas attendu, lui, la chute du mur de Berlin pour le faire. Il est exclu du Parti en 1987 et se met en position de devenir un porte-drapeau possible de la gauche alternative. Électoralement, c’est un échec : seulement 2% des voix à la présidentielle de 1988. Puis il adhère aux Verts, qui n’acceptent son adhésion qu’à la stricte condition de… son silence public ! Sincèrement, je trouve ça assez dramatique : tu vois ça au théâtre, tu pleures ! (rires)

Mais la campagne Juquin, si c’est un petit pas vers le néoréformisme, c’est aussi un petit pas qui rend visible et audible la possibilité d’une alternative après toutes ces années désertiques. Et c’est vrai que ça a motivé énormément de monde. À Toulouse, il y avait jusqu’à 1 500 personne en AG… Ça explique pourquoi une partie de l’UTCL a tenté d’y jouer quelque chose. Personnellement j’aurais souhaité plus de prise en charge collective et politique de l’organisation dans cette affaire, parce que je ne la dissociais pas – et je ne la dissocie toujours pas – du mouvement social et des luttes : tout cela procédait d’un même mouvement. Et puis je considérais qu’il y avait là la possibilité de vérifier et de mettre en œuvre une des potentialités d’un « mouvement large » anticapitaliste. Avec toutes les contradictions du mouvement réel, comme dirait Marx...

Henri Célié : En fait, au sein de l’UTCL, je pense que l’envie de participer aux CIS n’était pas majoritaire. Mais elle n’a été combattue que mollement. Il y avait des camarades qui voulaient y aller… et finalement la majorité les a laissé faire.

Christian Mortreuil : Le vrai problème c’est que nous n’avons pas eu de véritable réflexion de fond. L’UTCL est allée aux CIS sans stratégie.

Lutter ! n°28 (octobre 1989)
Pendant la grande grève de Peugeot à Sochaux.

Marco Candore : Tout cela s’est par ailleurs achevé de façon assez lamentable… les états-majors politiques en tous genres et autres « généraux mexicains » ont une fois de plus démontré leurs brillantes capacités mortifères. Au bout du compte, rien de neuf n’aura émergé de la campagne Juquin, alors que des questions pertinentes étaient posées, le désir d’un projet alternatif, certes traversé par la contradiction réformisme/radicalité... mais après tout c’est une constante de la luttes des classes.

Charles Huard : À ce moment-là, à Orléans, nous étions un groupe UTCL de 6 ou 7 militants. Et puis le groupe OCL, qui regroupait une quinzaine de militants, est passé en bloc à l’UTCL. Nous avons participé tous ensemble au CIS d’Orléans… et nous avons perdu pas mal de monde dans cette histoire… Des militants aspirés par des trucs néoréformistes, genre Les Verts. Après la campagne Juquin, le groupe UTCL était réduit à 3 ou 4 militants… Bref, un bilan assez exécrable.

Patrice Spadoni : Évidemment, si on la prend objectivement, la campagne Juquin, ce n’était qu’un épiphénomène, une des premières tentatives de faire émerger une néosocial-démocratie. Mais de fait ça remuait un paquet de gens dont le rejet total, pour l’UTCL, était impossible. Parce que c’étaient des militantes et des militants en recherche. Parce qu’ils étaient pour beaucoup issus de ces gauches syndicales qui étaient fondatrices de l’identité de l’UTCL. Et nous nous devions de chercher un dialogue avec elles et eux même si, évidemment, nous refusions la voie politique que dessinait la campagne Juquin.

Revenons un peu en arrière et évoquons les luttes « hors de l’entreprise ». Parlons de l’antimilitarisme de l’UTCL. En 1963, l’État avait accordé un statut aux objecteurs de conscience, suite à une grève de la faim de Louis Lecoin, un ancien dirigeant de l’Union anarchiste dans l’Entre-deux-guerres. Mais l’UTCL, au début, n’a pas promu l’objection de conscience. Au contraire, ses militants ont participé au mouvement des comités de soldats. Quels étaient les débats au sein de l’organisation, et comment se sont-ils traduits dans les faits ?

Charles Huard (2008)

Charles Huard : Comme tout positionnement politique, celui de l’UTCL sur l’objection de conscience et les comités de soldats est à replacer dans le contexte de son époque. Le mouvement des comités de soldats culmine dans les années 1975-1976, et la position officielle du Collectif pour une UTCL est donnée dans une brochure de 1977 coéditée avec le Groupe communiste libertaire de Nancy : Mouvement des soldats, antimilitarisme et lutte de classes. L’objection de conscience y est considérée comme « historiquement dépassée », procédant d’un refus individuel, tandis que les luttes dans l’armé sont mises en avant en tant qu’« actes solidaires d’une lutte collective ». Il y avait aussi dans ce positionnement de l’UTCL une réaction contre la dérive aclassiste d’une bonne partie du mouvement libertaire de l’époque, qui se référait à l’objection de conscience. Or la lutte des objecteurs de conscience faisait pâle figure à l’époque, à coté de celle des comités de soldats, qui était vraiment bien plus intéressante, d’un point de vue révolutionnaire, « lutte de classes ».

TLPAT n°28 (janvier 1980)

Néanmoins, il aurait été sans doute plus opportun de ne pas opposer l’une à l’autre, c’est d’ailleurs sur cette position qu’évoluera par la suite l’UTCL, notamment sous l’impulsion de jeunes camarades objecteurs de conscience. Mais bon, à cette époque, au regard des moyens militants, il a été considéré qu’il fallait aller à l’essentiel. Et de mon point de vue, le pire aurait été de ne pas être dans les comités de soldats, à l’image de la plupart de ceux qui prônaient l’objection de conscience.

La participation aux comités de soldats des militants de l’UTCL se distingue de celle de la LCR ou du PSU, qui étaient aussi actifs sur ce terrain. D’abord sur la nature de la lutte des comités de soldats. L’UTCL ne se contentait pas de revendiquer des droits démocratiques, comme la liberté syndicale, et l’amélioration des conditions de vie dans les casernes. Elle se positionnait sur un terrain clairement antimilitariste, et refusait de propager des illusions sur la possibilité de réformer l’armée. L’autre distinction notable concerne la conduite du mouvement. La LCR cherchait diriger la lutte de l’extérieur des casernes, tandis que l’UTCL, ici comme ailleurs, défendait le principe de l’autonomie des luttes et des comités de soldats.

Pour ma part, à l’époque où je militais dans un comité de soldats, je n’étais pas encore membre de l’UTCL. J’étais en train de couper les ponts avec l’OCI, après y avoir milité deux ou trois ans. En avril 1976 j’étais parti à l’armée avec la consigne d’être un bon soldat qui apprendrait à être un chef militaire pour organiser la lutte armée contre les bourgeois. J’ai d’ailleurs fait mes classes au peloton des élèves gradés. Mais évidemment, la réalité de la vie militaire et l’ébullition générale dans les casernes à cette période m’ont fait changer d’avis.

J’ai participé, masqué, à la manifestation des soldats en uniforme du 1er mai 1976 à Paris. Après mes classes, j’ai milité au comité de soldats de ma caserne d’affection. Notre comité n’aura duré que quelques mois. Après cela j’étais repéré, ainsi que deux autres camarades (l’un de la LCR et l’autre des JC). Nous écoperons de quinze jours d’arrêt de rigueur et serons changés d’unité. Évidemment je n’ai jamais été galonné à l’issue du peloton des élèves gradés et je ne suis sorti que soldat de 1re classe.

À ma sortie de l’armée j’ai rejoint le mouvement libertaire et le groupe d’Orléans de l’OCA. C’est dire l’importance de cette période des comités de soldats dans mon évolution politique. Probablement que si l’UTCL n’avait pas eu ce positionnement singulier, je n’aurais pas connu à ce moment là de libertaires sur la même pratique que moi.

TLPAT n°26 (novembre 1979)

Jean-Luc Dupriez : La description que Charlie donne du mouvement objecteur est sans doute celle qui était en vogue au sein de l’UTCL, mais elle ne correspondait pas tout à fait à la réalité. Depuis les décrets de Brégançon et les affectations autoritaires des objecteurs à l’Office national des forêts (ONF), en 1972, le mouvement objecteur s’était fortement radicalisé. La création des Comités de lutte des objecteurs (CLO) s’était traduite par une politisation très forte du mouvement antimilitariste. Une majorité des CLO entendait lutter contre l’armée « support de toutes les dictatures », contre l’armée de répression anti-ouvrière. La lutte de classe était en filigrane dans les positions des CLO. De plus, c’était une vision tronquée que de réduire le mouvement des objecteurs à un refus individuel, alors que se développaient autour de l’objection des groupes antimilitaristes stables et actifs et que, de plus en plus nombreux, les objecteurs participaient à une démarche collective comme l’OP20  [17]. Ainsi, quand je suis rentré à l’UTCL, la réalité c’est qu’existait un mouvement collectif de plus 5.000 objecteurs insoumis au service civil, et que ce mouvement, à la fin des années 1970, pesait idéologiquement dans la société française.

Les vraies divergences entre le mouvement des soldats et le mouvement des objecteurs étaient ailleurs. D’un côté, à mon avis, une partie significative du mouvement des soldats n’était pas sur une base antimilitariste, mais sur une base « démocratique », négligeant toute analyse antimilitariste de l’institution militaire. D’autre part, était posée la question stratégique du lieu d’action le plus adapté au combat antimilitariste : au sein du contingent, là où les jeunes prolétaires étaient les plus nombreux ? Ou au sein du mouvement des objecteurs, qui étaient supposé, de façon caricaturale, ne pas être accessible aux jeunes prolétaires ?

L’ouvriérisme de l’UTCL s’est traduit, dans un premier temps, par une intervention exclusive au sein des comités de soldats. Au début des années 1980, le reflux rapide de ce mouvement a contraint l’UTCL à revoir sa position, et à soutenir toutes les luttes capables de faire monter la contestation contre l’armée.

Daniel Goude : Daniel Guérin a poussé en ce sens d’ailleurs.

Jean-Luc Dupriez : Mais le reflux du mouvement des objecteurs est venu là aussi, un peu plus tard, après l’amnistie prononcée par Mitterrand en 1982 pour se débarrasser des milliers d’insoumis. Et pour finir, quand Charlie parle de l’importance qu’a eu sa participation au mouvement des soldats dans son évolution politique, je dois dire que de mon côté, c’est au sein des CLO, en tant qu’insoumis, que j’ai commencé à me politiser réellement. Et c’est à partir de cette expérience que j’ai choisi de militer à l’UTCL.

TLPAT n°31 spécial (avril 1980)

L’UTCL s’est illustrée dans son soutien aux syndicats libres des pays de l’Est, dès 1978, c’est-à-dire avant même les grèves de Gdansk en août 1980 et l’émergence de Solidarność. Généralement, les dissidences dans les pays de l’Est ont été vues comme des dissidences de droite, libérales et pro-occidentales. C’est une présentation des choses qui convenait aussi bien à la bourgeoisie qu’au Parti communiste. L’UTCL, elle, s’est efforcée de faire connaître et de soutenir une dissidence de gauche et ouvrière. Pouvez-vous raconter un peu cela ?

Affiche UTCL (novembre 1980)
Avec deux syndicalistes soviétiques persécutés par le régime.

Daniel Goude : Tout a démarré grâce à Nicolas Trifon, un ancien militant de l’OCA, qui animait Iztok  [18]. Il refilait à l’UTCL des informations confidentielles sur les syndicats clandestins qui pouvaient exister à l’Est, comme le SMOT en URSS.

Thierry Renard : Grâce à Iztok, nous avions pu entrer en contact avec pas mal de dissidents en exil, comme Leonid Plioutch  [19], Viktor Fainberg [20] et Vladimir Borissov [21], du SMOT. C’étaient souvent des intellectuels déclassés que le régime avait envoyés à l’usine, et qui y avaient impulsé de petits groupes syndicaux. Il y avait aussi Kiril Yanatchkov, un ancien des Jeunesses communistes yougoslaves, qui était passé par le trotskisme avant de devenir communiste libertaire.

Une fois nous avions organisé une petite fête chez Riton à Villeneuve-Saint-Georges, avec tous ces dissidents. J’avais fait la cuisine, et confectionné un repas à la russe, avec une soupe aux choux. Je me souviens de Leonid Plioutch, avec sa petite voix : « Humm, c’est meilleur qu’au goulag ! » (rires) Quelques années plus tard, nous avons appris, par un type du PCF, que le soir de la rencontre, la maison avait été placée sous surveillance par la DST d’une part, et d’autre part par le SO central de la CGT !

Daniel Goude : Ensuite en 1981, l’UTCL a participé aux comités de soutien à Solidarność. À plusieurs reprises je suis parti en Pologne avec des équipes de militants qui passaient clandestinement du matériel de reprographie, comme des ronéotypeuses par exemple.

TLPAT n°36 (novembre 1980)
Le camarade Brejnev se fend la gueule.

J’avais proposé à la CFDT d’Air France à Orly de faire un jumelage avec la section Solidarność de l’aérien, mais je faisais également des voyages avec des militants libertaires du syndicat des correcteurs CGT. Ça nous a bien tirés d’affaire, d’ailleurs ! Une fois, en Allemagne de l’Est, notre véhicule avait été fouillé par des soldats, et ils avaient découvert la ronéo ! La copine des Correcteurs leur a alors montré les tracts syndicaux qu’elle avait emportés avec elle. Ils ont passé quelques coups de fil puis sont revenus nous dire que tout était en ordre ! Le simple sigle CGT avait suffit à rassurer leur hiérarchie sur nos bonnes intentions !

Nous avons également fait pas mal de voyages avec des camions à double fond. Et puis à un moment nous avons dû trouver une autre solution, parce que les douaniers avaient fini par se méfier. Ils vérifiaient que la longueur à l’extérieur correspondait bien à la longueur à l’intérieur du camion.

Une fois passée la police est-allemande et la douane polonaise, il y avait encore une dernière épreuve. À Varsovie, il fallait que notre matériel parvienne aux bonnes personnes au sein de Solidarność, et éviter qu’il ne tombe entre les mains des curés ! Parce que Solidarność c’était aussi ça ! C’était des moines qui nous faisaient le comité d’accueil à Varsovie. Ils savaient pour quoi on venait, et ils étaient censés jouer les intermédiaires. En réalité ils espéraient grappiller du matos pour eux. Il fallait les occuper, et s’assurer que les ronéos parvenaient bien aux groupes ouvriers.

Christian Mortreuil : Après le retour de Daniel, on avait droit à de la vodka dans les réunions UTCL !

TLPAT n°44 (janvier 1982)

Daniel Goude : Il m’est arrivé également de transporter des messages secrets pour le compte de Solidarność. Ils écrivaient des textes minuscules, en pattes de mouche, sur du papier bible. Ensuite le texte était roulé très serré et cousu dans la doublure du col de mon manteau. Une fois, dans un bus, un soldat s’est approché par derrière et m’a brutalement interpellé en me posant la main sur l’épaule… j’ai cru mourir, de peur que le papier crisse et que tout soit découvert.

Thierry Renard : Ces liens que nous avons tissés très tôt avec les oppositions ouvrières de l’Est a permis à l’UTCL d’avoir une connaissance approfondie de cette réalité, et de l’ambivalence qui caractérisait la dissidence. C’est grâce à cela que contrairement à la LCR par exemple, nous n’avons jamais encensé ou mythifié des gens comme Jacek Kuroń  [22] ou Bronisław Geremek  [23].

Charles Huard : Toute cette expérience accumulée par l’UTCL sur la question s’est traduite par l’organisation du colloque « Kronstadt 21-Gdansk 81, soixante ans de résistance au capitalisme d’État », avec des vétérans de l’opposition des années 1920, et les représentants des syndicats libres. Nous avons eu droit à un article dans Le Monde, et l’UTCL s’est taillé une sacrée crédibilité dans ce domaine.

« Cronstadt 1921-Gdansk 1981, soixante ans de résistance au capitalisme d’État »
Colloque organisé à l’Ageca, à Paris, par l’UTCL, les 4 et 5 avril 1981.

Autre front sur lequel l’UTCL s’est fortement engagée : l’anticolonialisme. En août 1984, les mouvements indépendantistes kanak s’unifient au sein du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). Le 11 janvier 1985, Éloi Machoro est assassiné par le GIGN. S’ensuivent des émeutes. L’état d’urgence est décrété. Or, entre 1985 et 1988, une des organisations françaises sur laquelle le FLNKS s’est appuyé a été l’UTCL. Pourquoi ?

Lutter ! n°9 (février 1985)

Clotilde Maillard : Les liens que l’UTCL a pu entretenir avec la gauche indépendantiste kanak sont passés, entre autres, par Zéro de conduite. Au début des années 1980, nous avons été contactés par des militants indépendantistes kanak pour le compte de structures telles que, de mémoire, l’Association kanak d’étude et de planification (AKEP) de Kanala, ou le comité de réflexion de l’école populaire kanak (EPK) de Lifou. Après l’appel au boycott de l’école publique – qualifiée d’école coloniale – lancé par le FLNKS en février 1985, les EPK ont dû assurer leur développement et la formation de leurs animateurs. Les indépendantistes ont demandé à Zéro de conduite, après de nombreuses rencontres, de leur concocter un cursus minimal de formation sous forme de bibliographie facile à trouver, à la fois sur le terrain de la pédagogie et des techniques mais aussi sur celui de la philosophie et de la politique.

Christian Mortreuil : Nous avons également eu les contacts par le biais de Pierre Morain et Suzanne Morain, des vétérans de la FCL, militants à Larzac-Solidarité, qui avait des liens assez forts avec la Kanaky.

Daniel Goude : Il faut citer également Daniel Guerrier, un ancien de l’ORA qui avait vécu en Nouvelle-Calédonie et avait noué des contacts là-bas, et puis aussi Daniel Guérin, qui connaissait personnellement Jean-Marie Tjibaou  [24].

Marco Candore : C’est aussi passé par le biais syndical, avec l’Union syndicale des travailleurs kanaks et exploités (USTKE), même si rapidement un froid s’est installé lorsque l’USTKE s’est affiliée à la FSM  [25].

Lutter ! n°14 (décembre 1985)

Clotilde Maillard : En 1985, en France, se crée l’Association d’information et de soutien aux droits du peuple kanak (AISDPK), dont la majorité des composantes étaient libertaires. On y retrouvera aussi bien les militants de l’UTCL – notamment Alain Crosnier, un camarade aujourd’hui décédé, qui y a joué un rôle assez important – que de l’OCL, et des gens comme Daniel Guerrier.

Quand Jean-Marie Tjibaou, le président du FLNKS, venait en France pour tenir des meetings, l’AISDPK assurait la coordination. Et c’est toujours l’UTCL qui était chargée du SO rapproché de Tjibaou. Pourquoi nous ? D’une part parce que le FLNKS nous faisait confiance. D’autre part parce que l’UTCL était une petite organisation pas très connue, et ça permettait au FLNKS d’éviter un effet « récupération » qui aurait pu se produire avec une autre orga.

Je me souviens en particulier d’un meeting du FLNKS place Balard, à Paris. Ça faisait un peu bizarre : dans la salle, il y avait un public essentiellement noir, et les militants de l’UTCL, blancs, qui faisaient le SO devant la scène. Pendant ce temps les autres orgas devaient se peler dehors, pour le SO extérieur ! Idem à la Mutualité.

Jean-Michel Dauvel : À l’AISDPK de Rouen, nous avions également des liens avec des Caldoches, militants de l’USTKE. C’est d’ailleurs toute l’importance du « E » dans le sigle : la volonté de syndiquer des Blancs, pour souligner l’importance des valeurs antiracistes. Ce qui n’est pas une mince affaire pour un mouvement anticolonialiste.

Daniel Goude : Les Kanak nous parlaient de l’influence qu’avait pu avoir Louise Michel sur l’île, quand elle y a été déportée après la Commune de Paris. Ça fait partie des petites choses qui donnait du crédit aux libertaires. Pour autant, il n’y avait pas spécialement de sentimentalisme dans nos relations. On avait des liens politiques forts, mais qui se sont distendus très rapidement après les accords de Matignon.

Clolilde Maillard : Les accords de Matignon ont permis l’éclosion d’une microbourgeoisie kanak. La question de l’indépendance et de la transformation sociale ne s’est plus posée avec autant d’urgence. Et là, l’UTCL a lâché l’affaire, parce que nous n’étions plus trop concernés… D’ailleurs quand tu te balades aujourd’hui sur les forums Internet kanak, tu peux observer à quel point le débat s’est recentré : ils débattent entre eux (beaucoup d’ailleurs), mais restent entre eux. Ils n’ont que faire d’avoir un lien avec les organisations de la métropole.

Nous avons évoqué l’histoire de l’UTCL, son identité, sa construction, le travail en entreprises, son rôle dans la gauche syndicale, ses engagements anticolonialistes et antimilitaristes, ses positionnements parfois hasardeux (Juquin…). Il est temps de conclure, et de tirer un bilan politique de cette organisation.

Lutter ! n°5 (mai-août 1983)

Marco Candore : Ce qui nous a le plus manqué c’est selon moi la poursuite réelle d’une réflexion théorique collective et en profondeur, mise en tension avec nos pratiques, telle qu’elle s’était fait jour de 1982 à 1986-1988, certes dans une période de reflux, mais qui exigeait justement de réfléchir... Après l’adoption du Projet communiste libertaire en 1986, cet élan s’est peu à peu dilué, pour diverses raisons. L’absorption par le syndicalisme a sans doute joué, mais plus certainement et sans doute plus ou moins consciemment, il y a eu une crainte de dilution de l’identité communiste libertaire dans « l’alternative », avec parfois de bonnes raisons... Dommage quand même.

C’est aussi le poids d’une période qui incite au repli idéologique comme réflexe d’autodéfense face à la force de frappe idéologique d’un capitalisme toujours plus prédateur, cannibale et suicidaire. Je pense que personne n’y a échappé complètement, je ne vois d’ailleurs pas comment ce serait possible. De plus, avec le recul, nous avons été tellement pris par l’anticapitalisme que la réflexion anti-étatique a disparu de nos préoccupations, je veux dire en tant qu’objet théorique spécifique. Avec donc ce paradoxe : un mouvement qui combine « retour aux sources » vers l’anarchisme ouvrier, et une grande faiblesse sur ce qui fonde pourtant son identité majeure, le distingue a priori des autres courants révolutionnaires : la question de l’État…

Plus positivement, l’UTCL a participé au dépassement d’un militantisme stéréotypé, avec une ouverture à l’expérimentation, ainsi que des changements durables pour le mouvement libertaire dans son ensemble. Ce n’est pas si mal.

Lutter ! n°26 (mars 1989)

Thierry Renard : Quel bilan tirer de l’UTCL ? On peut sans doute regretter ce qui fit toujours notre grande faiblesse : nos carences organisationnelles. Passée la phase de lancement des débuts, nous avons très peu cherché à construire l’organisation. Il y a plusieurs facteurs explicatifs à cela. En premier lieu la culture mouvementiste héritée de l’ORA, où ce qui compte, c’est le mouvement immédiat, le nez dans le guidon, sans construction de long terme. Alternative libertaire, aujourd’hui, assume mieux cet aspect que ne l’a jamais fait l’UTCL.

Ensuite nous n’avons nullement été « portés » par la montée des luttes de l’après-68, au contraire. L’UTCL est née et s’est construite dans une terrible période de reflux, qui a fait entrer l’extrême gauche en crise. Le fait que malgré tout nous ayons « survécu » au-delà des années 1980 est déjà remarquable.

Enfin, il y a cette réalité simple : le manque de temps pour construire l’organisation. Vouloir créer une organisation ouvrière, dirigée par ses ouvriers, tout en étant des syndicalistes de choc, animer des gauches syndicales, etc. Et tout cela, en démarrant à quinze ! Tant qu’une organisation n’a pas atteint une certaine masse critique, qui permette de se répartir le travail, il est presque impossible de réussir un tel pari. Même pour les meilleurs militants, les journées n’ont que vingt-quatre heures ! L’activisme a épuisé beaucoup de camarades. Un certain nombre nous ont quittés à cause de cela. L’UTCL a ainsi connu des hauts et des bas, et même des très bas certaines années !

Malgré tout, nous avons survécu, et on peut en tirer quelques enseignements. Le principal, c’est que ce qui nous a toujours permis de rebondir, c’est une loi politique : on n’existe que dans une dynamique qui nous dépasse et nous entraîne. C’est ce que sont incapables de comprendre certains groupes d’extrême gauche sectaires. Pour l’UTCL, cette « dynamique qui nous dépasse et nous entraîne » a été celle des gauches syndicales. Elle a nourri notre action et notre réflexion. Le revers de la médaille, c’est que nous avons parfois manqué de recul par rapport à cela. Sur certaines périodes, l’expression de l’UTCL a pris une tournure plus « syndicaliste de gauche » que révolutionnaire…

Lutter ! n°176 (juillet 1991)
Ultime numéro du journal de l’UTCL.

Mais c’est malgré tout là que, indéniablement, l’UTCL a pesé. C’est là son principal apport positif. Parce que nous nous sommes battus pour faire vivre un syndicalisme de lutte, alors que la direction de la CFDT, après 1978 – il faut quand même avoir cela à l’esprit – avait entamé une entreprise dévastatrice de « normalisation » du syndicalisme en France, en épurant les « gauchistes », en excluant les syndicats combatifs.

Et si cette opération a échoué, si ce syndicalisme de lutte a pu continuer à exister, c’est un peu grâce aux communistes libertaires. C’est, aujourd’hui, par exemple, l’existence du syndicalisme SUD. Cette perspective d’un pôle d’alternative syndicale, autogestionnaire, a été combattue, à ses débuts, par les socialistes, les communistes et les trotskistes. Nous sommes le seul courant politique qui ait poussé dans ce sens, avant que les événements nous donnent raison et que le reste de l’extrême gauche se résigne à l’existence des SUD. Et ce syndicalisme SUD – quelles que soient les appréhensions qu’on puisse avoir sur son évolution future, parce rien n’est jamais achevé –, j’ai envie de dire : peut-être qu’il n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu les militants de l’UTCL, puis de l’AL.

Propos recueillis le 18 septembre 2005 par Guillaume Davranche

[1Sur l’Alliance syndicaliste, on peut lire « Un métier dans les luttes, entretien avec Jacques Toublet », entretien avec Franck Poupeau pour la revue Agone n°26-27, 2002.

[2Zéro de conduite : revue d’alternative pédagogique animée entre autres par des enseignantes et des enseignants de l’UTCL de novembre 1983 à l’automne 1991.

[3Il s’agissait de l’orientation « Pour qu’une force s’assemble » adoptée par l’ORA en 1973.

[4La Plate-forme organisationnelle des communistes libertaires : texte programmatique publié en 1926 par les anarchistes russes en exil en France, et qui voulait « redresser » le mouvement anarchiste. À découvrir ici.

[5Finalement, l’OCA se laissera convaincre de renoncer au A cerclé.

[6Vive la révolution (VLR), groupe maoïste spontanéiste apparu après Mai 68 et autodissout en avril 1971. Contrairement aux maoïstes staliniens, VLR se distinguait par son côté « festif ».

[7L’Organisation communiste des travailleurs (OCT) avait été formée en 1976 de la fusion de Révolution ! (une tendance gauchiste issue de la LCR) et de la Gauche ouvrière et paysanne (GOP, une tendance maoïste du PSU). Selon les endroits, ses sections étaient donc plutôt maoïsantes, ou plutôt trotskisantes, parfois même anarchisantes, le tout dans une confusion idéologique assez importante, le dénominateur commun étant une forme de spontanéisme ultra-gauche. L’OCT s’effondrera au début des années 1980.

[8Dans le cadre d’une « échelle mobile des salaires », les conventions collectives ou la loi indexeraient les salaires sur la montée des prix.

[9Dans les années 1980, Clotilde Maillard a participé à une expérience de pédagogie nouvelle dans une école maternelle, rue des Bois à Paris 19e.

[10Daniel a lui-même été militant de Lutte ouvrière durant sept ans avant de rejoindre l’UTCL en 1978.

[11Sous influence de l’Alliance syndicaliste.

[12Fédération générale des transports et de l’équipement, qui regroupe à la CFDT notamment les cheminots et les routiers.

[13Le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes (Ceres), fondé par Georges Sarre et Jean-Pierre Chevènement en 1966, deviendra un des principaux courants de la gauche du PS à partir du congrès d’Épinay (juin 1971) ; il sera dissous en avril 1986.

[14À l’occasion des élections législatives de 1978, l’UTCL avait mené une campagne d’abstention « Pour l’alternative révolutionnaire », avec l’Organisation combat communiste (OCC, des exclus de Lutte ouvrière) et l’Organisation combat anarchiste (OCA)

[15Extrait du supplément à Tout le pouvoir aux travailleurs, en date du 10 juin 1981 : « Transformer l’échec de la droite en victoire des travailleurs ».

[16Le Parti pour une alternative communiste (PAC), nouveau nom en 1985 du Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), principale formation prochinoise après 1968. Le PAC se désintégrera finalement à la fin de l’année 1988.

[17L’Opération 20 (OP20) en 1980-1982 consistait à réhabiliter l’objection de conscience en lui donnant une dimension collective et politique, et non plus seulement personnelle, motivée par des raisons philosophiques et religieuses. Christian Mahieux – pas encore membre de l’UTCL – y participa, avec plusieurs dizaines d’autres objecteurs.

[18Iztok, revue libertaire sur les pays de l’Est fut éditée, par un collectif franco-bulgare, de septembre 1979 à juin 1991.

[19Léonid Pliouchtch (1939-2015), mathématicien ukrainien et marxiste dissident, fut interné en hôpital psychiatrique par le régime soviétique de 1972 à 1976. Suite à une campagne internationale de soutien, il fut expulsé d’URSS et se réfugia en France.

[20Viktor Fainberg (1931-2023) participa en août 1968 à une protestation publique, sur la place Rouge à Moscou, contre l’écrasement du printemps de Prague par l’URSS. Pour cela, il fut passé à tabac et passa cinq ans en hôpital psychiatrique. Expulsé d’URSS, il se réfugia en France, où il devint le porte-parole à l’étranger du SMOT.

[21Vladimir Borissov (1943-2012), ouvrier électricien, avait été le fondateur du SMOT en URSS. Après neuf ans d’internement en hôpital psychiatrique, il fut expulsé d’URSS en 1980 et se réfugia en France, où Le Monde publia une longue interview de lui.

[22Jacek Kuroń (1934-2004), membre du Comité de défense des ouvriers (KOR) et conseiller de Solidarność, participa aux pourparlers de la Table ronde entre le pouvoir et l’opposition en février-mars 1989, avant de devenir ministre du Travail entre 1989 et 1993. Il accompagna alors une politique ultralibérale sans rapport avec la « défense des ouvriers ».

[23Bronisław Geremek (1932-2008), intellectuel communiste, passé à la dissidence après 1968, devint conseiller de Solidarność après août 1980. Il participa aux pourparlers de la Table ronde en février-mars 1989, et passa sans transition à l’ultralibéralisme. Ministre des Affaires étrangères entre 1997 et 2000.

[24Jean-Marie Tjibaou (1936-1989), leader du FLNKS, assassiné en 1989 à Ouvéa par un indépendantiste kanak opposé aux accord de Matignon.

[25Fédération syndicale mondiale (FSM) : Internationale syndicale liée à l’URSS, et que la CGT a quittée en 1995.

 
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