entretien

Violaine Girard (sociologue) : « Dans le périurbain, des élus veulent préserver un entre-soi des ménages populaires blancs »




Violaine Girard, sociologue qui enseigne à Rouen, est l’auteure de Le Vote FN au village. À partir d’une enquête menée dans le périurbain, elle décrit les trajectoires de salarié.es d’un parc industriel et cherche à comprendre les rapports à la politique.

Alternative libertaire : Le périurbain est devenu un objet médiatique à part entière. Peut-on en donner une définition ?

Violaine Girard : Le périurbain est d’abord une catégorie de l’Insee qui vise à mesurer l’extension des zones urbanisées autour des agglomérations, à partir du nombre ­d’actifs et actives qui vivent dans le périurbain tout en allant travailler dans les villes voisines. Ce qui m’a intéressée, en tant que sociologue, c’est que le périurbain, après avoir longtemps été associé aux classes moyennes installées en maison individuelle, est devenu durant les années 2000 l’incarnation des ménages populaires blancs qui fuiraient les cités, qui seraient relégués à distance des villes et qui seraient acquis au FN.

De quel ordre est l’écart entre cette image et ce que montre une analyse qualitative ?

Violaine Girard : Cette représentation correspond à une part seulement de la réalité sociale, puisqu’il est vrai que, lorsqu’ils parviennent à devenir propriétaires de pavillons, les ménages des classes populaires sont souvent contraints de s’installer à la périphérie des agglomérations, là où le foncier est peu cher, et non dans les centres-villes. Mais ce type de représentation demeure partiel.

Il faut en effet aller contre l’idée reçue selon laquelle le développement du périurbain répondrait à la seule volonté des ménages qui fuient les banlieues. Leurs « choix » résidentiels ou aspirations sont en effet plus souvent postulés que connus, puisqu’on présente comme une évidence leur souhait de quitter les banlieues et leurs « problèmes ». Or, si l’on revient un peu en arrière, dans les années 1970, on s’aperçoit que ces trajectoires résidentielles sont encadrées par toute une série de décisions politiques, qui ont fortement pesé sur le développement du périurbain.

L’enquête de terrain montre aussi que la plupart des ménages qui s’installent dans le périurbain ont avant tout cherché une plus grande stabilité en devenant propriétaire ou bien ont souhaité vivre dans des logements plus confortables. Bien sûr, leurs parcours résidentiels sont soumis à de fortes contraintes financières, mais ils sont nombreux à bénéficier des aides d’état à l’accession à la propriété.

On ne peut donc pas dire qu’ils seraient complètement délaissés par les pouvoirs publics. Par ailleurs, le périurbain constitue aujourd’hui un type d’espace qui accueille des emplois industriels ou de service : c’est le cas dans les zones d’activité qui bordent les autoroutes à la périphérie des grandes villes. Même si ce mouvement ne touche pas toutes les couronnes périurbaines, des entreprises s’implantent depuis les années 1990 dans le périurbain. Ces emplois d’ouvriers, d’ouvrières et d’employé.es attirent alors des ménages populaires qui viennent vivre à proximité de leurs lieux de travail.

Avez-vous analysé la stratégie du FN vis-à-vis de ces populations ? Pourquoi l’extrême gauche peine-t-elle à y trouver de l’audience ?

Violaine Girard : J’ai enquêté dans un territoire au sein duquel il n’y a pas, à ma connaissance, d’activité revendiquée publiquement par un groupe affilié au FN. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’adhérents ou d’adhérentes, mais en tous les cas, il n’y a pas de structure liée à ce parti qui soit visible localement.

Malgré cela, de nombreux électeurs et électrices se tournent vers le FN lors de différents scrutins. Comment l’expliquer, sachant par ailleurs que ce territoire connaît une dynamique d’emploi positive depuis les années 1980 ? Je suis repartie des archives pour étudier le rôle des élus locaux dans cette vallée.

Dans les années 1970, un élu proche de Giscard d’Estaing a lancé l’aménagement d’une nouvelle zone d’activité industrielle en promettant aux chefs d’entreprise un « excellent climat social », selon les termes employés à l’époque. Cette zone compte aujourd’hui 4 000 emplois environ, dans la logistique, l’agroalimentaire, la chimie principalement, avec un fort éclatement de l’emploi entre une centaine d’employeurs différents.

Avec le développement de cette zone, il s’agissait de contourner les établissements industriels plus anciens où il existait des structures syndicales, comme l’ont montré deux chercheurs pour le cas d’une autre zone [1], et de façonner l’image de salarié.es non revendicatifs car accédant à la propriété.

L’existence de ces stratégies, portées par les élus locaux en soutien aux milieux patronaux, est peu souvent évoquée dans les explications du vote. Et pourtant, même si cela n’a pas d’effets mécaniques, l’affaiblissement des structures syndicales et ­l’éclatement des collectifs de travail joue un rôle dans le rapport à la politique des salarié.es. Cela nourrit un désintérêt par ailleurs croissant envers la politique institutionnelle et entretient ­l’idée qu’il n’est pas possible de faire changer les choses.

Un grand nombre des salarié.es populaires que j’ai rencontré.es sont sceptiques quant aux effets concrets des mesures économiques. La défiance à l’égard des principaux responsables politiques est une attitude très largement partagée parmi eux et elles. Cela se traduit ensuite de diverses façons lors des scrutins : une bonne part des salarié.es des classes populaire s’abstient plus ou moins fréquemment, une part vote de façon plus ou moins constante pour les candidats des partis de gauche ou de droite classiques, enfin une part vote Front national.

D’après les chiffres disponibles, si l’on prend en compte la non-inscription et l’abstention, c’est aujourd’hui environ un ouvrier ou une ouvrière sur sept qui vote FN en France [2]. Et bien sûr, d’autres catégories sociales, comme les indépendants ou les cadres, alimentent elles aussi les résultats du FN.

Répartition des votes selon les catégories socioprofessionnelles lors des élections régionales de 2015.
Source : Public Sénat/IPSOS

Vous parlez de stratégies de contrôle du peuplement de la part des collectivités locales, de quoi s’agit-il ?

Violaine Girard : Depuis les années 1970, les choix faits en matière de politique du logement au niveau national ont contribué à creuser les écarts entre ceux des ménages qui peuvent accéder à l’emploi stable et devenir propriétaires, et ceux qui sont à l’inverse soumis à la précarité ou qui vivent dans le parc de logements sociaux.

Depuis les années 1990, les collectivités territoriales jouent un rôle accru dans la mise en œuvre concrète, au niveau local, de la politique du logement. Les élus locaux doivent certes suivre certaines directives nationales, mais ce sont eux qui élaborent les programmes à l’échelle locale.

Or il n’existe pas de dispositif venant contraindre les élus des petites communes à construire des logements sociaux. Ceci explique que les espaces périurbains correspondent à la catégorie d’espace où les logements sociaux sont le moins présents : ils n’y concernent que 6,5 % des ménages, contre 20,3 % dans les pôles urbains et 14,6 % en moyenne française.

Dans la commune où j’ai enquêté, les élus tirent parti de cette absence de contraintes juridiques pour réaffirmer leur volonté de tenir à distance les locataires du parc HLM. Dans leurs discours, ils rejettent deux figures sociales, celles des plus précaires, puis celles des ménages racisés, c’est-à-dire assignés à une origine ethnique ou à une appartenance culturelle supposées. Et ces mêmes élus tentent également, de façon plus informelle, de préserver un certain entre-soi des ménages populaires blancs. Pour cela, ils s’attachent à contrôler les informations sur les terrains disponibles à la vente ou sur les logements mis en location, ce qui est possible dans une commune de petite taille où ces informations circulent beaucoup par le bouche à oreille.

Il existe donc, certes pas dans toutes les communes périurbaines mais sans doute dans un certain nombre d’entre elles, des tentatives de contrôle du peuplement de la part d’élus qui peuvent par ailleurs être sans étiquette politique. Cela montre que le vote FN n’est pas la seule manifestation politique de rejet des minorités racisées.

Au-delà des cas de maires FN élus en 2014, un certain nombre d’élus de petites communes peuvent contribuer à la banalisation de ce choix électoral, lorsqu’ils mettent en œuvre, dans le cadre de leur mandat municipal, des logiques d’exclusion des minorités. Cela contribue sans doute à expliquer que les résultats du FN soient relativement élevés dans certains espaces périurbains alors que le parti n’a pas forcément de structures militantes implantées localement.

Propos recueillis par Fanny (AL Paris-Nord-Est)

[1Baudouin T., Collin M., Le contournement des forteresses ouvrières : précarité et syndicalisme, Paris, Librairie des Méridiens, 1983.

[2Lehingue P., « “L’électorat” du Front National. Retour sur deux ou trois “idées reçues” », in Pelletier W. et Mauger G., in Les classes populaires et le FN. Explications de votes, éditions du Croquant, 2017.

 
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