Histoire

1917-1919 : les communes dans la Révolution Russe




La « commune » recouvre des sens et des réalités historiques diverses. De la communauté de villageois patronnée par les seigneurs à la collectivité égalitariste, de la conceptualisation et de sa diffusion par les anarchistes à sa confiscation par les marxistes, l’historien Éric Aunoble revient ici sur les origines et les évolutions de la commune dans la Révolution russe.

De la traditionnelle montée au Mur des Fédérés aux manifestations qui « dégénèrent », on entend toujours résonner le mot de commune. En 2011, on a aussi parlé de communes pour le mouvement « Occupy » à Oakland et pour la révolte de la place Tahrir au Caire. Plus près d’ici, il est également employé à propos des Zad, voire des gilets jaunes. Mais de quoi parle-t-on ? D’une petite collectivité autonome ou de l’ensemble de la classe des exploitées qui s’émancipe ? De la démocratie directe mise en pratique ou de l’incarnation de la « vraie » République ?

Si la multiplicité des significations et des usages peut recéler des contradictions et tourner au confusionnisme, elle n’est pas un phénomène nouveau. À partir de 1917 dans l’ex-empire russe, le terme de kommuna se répandit pour servir de mot d’ordre tant aux bolcheviks qu’aux anarchistes. Surtout, il désigna des pratiques et des institutions très diverses. Cela révèle la richesse créative d’une période révolutionnaire et on ne peut réduire cette kommuna à une seule inspiration idéologique.

Kommuna : du mot à la chose

Il faut aussi veiller à ne pas en faire une histoire univoque et linéaire. En occident, on associe facilement le collectivisme en Russie aux traditions de la communauté villageoise, l’obchtchina (ou mir). Dès 1866, l’exilé Alexandre Herzen (1812-1870) désigne d’ailleurs comme « socialisme russe », « ce socialisme qui part de la terre et du mode de vie paysan, de la re-répartition des champs et du lot paysan tels qu’ils existent, de la propriété et de la gestion communautaires ». Cette profession de foi nourrit l’essor du narodnitchestvo (populisme), l’idéologie révolutionnaire qui enflamme la jeunesse russe à la fin du XIXe siècle.

La réalité sociale et politique de l’obchtchina a pourtant peu à voir avec l’idéal. Loin d’être la création spontanée des paysans, c’est une institution patronnée par les seigneurs et l’État qui ont besoin d’une médiation pour collecter les impôts. Elle sanctionne aussi le pouvoir patriarcal des chefs de familles qui exploitent chacun le lot attribué par l’assemblée. De plus, après l’abolition du servage en 1861, l’individualisme bat en brèche les traditions communautaires et, en 1917, les congrès paysans revendiquent le partage des terres des latifundiaires et non leur exploitation collective.

Éric Aunoble, Le communisme, tout de suite ! Le mouvement des communes dans l’Ukraine soviétique, Nuits Rouges, 2008, 255 pages, 18,30 euros.

Le vide d’espérance laissé par la décadence de l’obchtchina ouvre un espace pour la kommuna. Le néologisme entre dans la langue russe peu avant la Commune de Paris et recouvre tant une collectivité égalitariste qu’un corps politique autonome. Dans le petit milieu révolutionnaire russe, 1792 et 1871 deviennent vite des références usuelles et le mode de vie collectif de certains groupes de jeunes radicaux est appelé kommuna.

En 1875, Piotr Tkatchev (1844-1886) généralise le concept. « L’État révolutionnaire réalisera la révolution sociale par […] la transformation graduelle de l’actuelle communauté paysanne [obchtchina], fondée sur le principe du partage temporaire privé, en communauté-commune [obchtchina-kommuna] fondée sur le principe de l’utilisation commune, conjointe, des moyens de production et sur le travail commun, conjoint ».

On peut s’étonner de l’absence de Bakounine puis de Kropotkine dans les débats russes sur l’obchtchina et la kommuna, alors qu’ils apparaissent chez nous comme les pères du concept révolutionnaire de commune. En fait, les deux révolutionnaires ont élaboré leur vision théorique en exil, où ils ont passé l’essentiel de leur vie. Les écrits anarchistes de Kropotokine ont été rédigés en français ou en anglais, à l’intention du public de ces pays.

Transformer la ville en une seconde Commune de Paris

Kropotkine n’est traduit en russe qu’après la révolution de 1905. La vie avait néanmoins été plus vite que la théorie. En 1905, deux groupes anarchistes avaient les noms de Commune libre (Svobodnaïa Kommuna à Moscou) ou de Communards (Kommunary à Bialystok). Ces derniers appelaient la population à transformer la ville en « une seconde Commune de Paris ». L’ambition est la même dans la frange la plus radicale des socialistes-révolutionnaires, les maximalistes, dont le journal s’intitulait Kommuna.

Après le renversement du tsarisme en février 1917, les idées révolutionnaires se répandent mais le sens des mots change rapidement. Presque tout le monde est désormais « socialiste » et particulièrement les forces qui, au gouvernement provisoire, veulent endiguer la révolution et continuer la guerre.

La Commune du Nord, journal des soviets de la région de Petrograd en 1918.

Les lecteurs et lectrices qui s’arrachent les dictionnaires fraîchement publiés de termes politiques et de mots étrangers découvrent alors kommuna et kommunar. La référence à la commune devient un marqueur de radicalité et, à Petrograd, le mensuel de la jeune Fédération anarchiste-communiste reprend le titre Kommuna.

Autre incarnation de l’extrémisme, le parti bolchévique, aile gauche de la social-démocratie marxiste, procède à son aggiornamento. Lénine remet en cause l’héritage de la IIe Internationale, faillie depuis son ralliement à ­l’Union sacrée en 1914. Dans ce cadre, il reprend l’histoire du courant marxiste à contre courant du réformisme. Il propose d’adopter l’appellation de parti communiste pour revenir au vocable utilisé par Marx dans son Manifeste de 1848. Surtout, il avance la « revendication d’un “État-commune” (Gosudarstvo-kommuna) c’est-à-dire d’un État dont la Commune de Paris a été la préfiguration ».

Pour Lénine, il y a la révolution sociale si « le prolétariat et la paysannerie pauvre prennent en main le pouvoir d’État, s’organisent en toute liberté en communes, et unissent l’action de toutes les communes pour frapper le capital ». La « libre union des communes en nation » vise à « détruire la domination bourgeoise et la machine d’État bourgeoise ». Conscient des connotations de son discours, Lénine reconnaît qu’« on nous confondra avec les communistes anarchistes ». Pour lui, cela vaut mieux que d’« être confondus avec les socialistes nationaux, les socialistes libéraux ou les radicaux-socialistes ».

Au grand dam des anarchistes, la préemption des termes « communiste » et « commune » par les bolcheviks est définitivement actée quatre mois après la prise du pouvoir. À son VIe congrès, en mars 1918, le Parti bolchevique devient Parti communiste. Parallèlement, la kommuna commence à désigner des institutions particulières du nouveau régime.

La capitale du nord devient la Commune laborieuse de Petrograd, membre, avec la Commune laborieuse de Carélie et ­d’autres, de l’Union des communes de la région nord. Simple changement d’enseigne décidé bureaucratiquement ? Pas forcément. Si le « pouvoir des soviets » n’est plus guère pluraliste au printemps 1918, il reste effectivement extrêmement décentralisé.

Détruire la domination bourgeoise et la machine d’État

Dans les campagnes, les villageoises et villageois avaient fait leur révolution dans une perspective plutôt individualiste, en partageant les terres. Certains paysans affirmaient néanmoins vouloir « faire le travail ensemble, entreposer la récolte dans un seul endroit, mettre l’argent dans une caisse commune [et] distribuer la nourriture selon les besoins ». Les sources donnent peu d’exemples de mise en pratique d’un tel collectivisme. Nestor Makhno et Piotr Archinov affirment toutefois que les premières communes agricoles à Gouliaï-Polé, au sud de l’Ukraine, avaient vu le jour au printemps ou à l’automne 1917.

Du côté bolchevique, ce type d’expériences devient un enjeu au début de l’été 1918. Alors que la guerre civile devient une réalité, des exploitations agricoles communistes présenteraient un double intérêt : d’une part, elles ravitailleraient plus volontiers les villes ouvrières que ne le font les petits propriétaires ; d’autre part, face à ces derniers, elles pourraient mener « la lutte des classes au village ».

Ayant quitté l’Ukraine où ses partisans luttent contre les occupants allemands, Makhno arrive à Moscou précisément à ce moment-là. Il raconte son entrevue avec Lénine le 25 juin 1918 : « Lénine […] ajouta : “Oui, oui, les anarchistes sont forts pour penser à l’avenir ; dans le présent, ils sont suspendus en l’air, et ils sont pitoyables uniquement parce que, vu leur fanatisme creux, ils n’ont en réalité aucun lien avec cet avenir…” […] Je répondis à Lénine et à Sverdlov […] : “[…] votre affirmation que les anarchistes ne comprennent pas le « présent » et n’ont pas en réalité de lien avec lui, etc., est fondamentalement fausse. Les anarchistes-communistes en Ukraine […] ont déjà donné beaucoup de preuves de leur lien total avec le présent […]. Vos bolcheviks sont quasiment absents de nos villages, et là où ils existent, leur influence est tout à fait misérable. Presque toutes les communes paysannes et les artels paysans en Ukraine ont été fondés par les anarchistes-communistes […]”.  ».

Face à Lénine, Makhno se prévaut des communes comme d’un brevet de réalisme et de radicalité. Ici, des insurgés de l’armée révolutionnaire de Makhno avec le slogan « Mort à tous ceux qui s’opposent à la liberté des travailleurs ! »

Makhno se prévaut ainsi des communes comme d’un brevet de réalisme et de radicalité. Et Lénine semble l’avoir entendu. Une semaine plus tard, le Conseil des commissaires du peuple débloque une aide spéciale de 10 millions de roubles pour les communes et un mode d’emploi de leur organisation est publié par le Commissariat du Peuple à la terre dans les semaines suivantes.

À suivre dans Alternative libertaire de janvier 2020.

Éric Aunoble

  • Éric Aunoble est historien, auteur de Le Communisme, tout de suite ! Le mouvement des communes dans l’Ukraine soviétique, Les Nuits rouges, 2008.

CHRONOLOGIE

  • 21 février 1848 : publication du Manifeste du parti communiste par Marx et Engels.
  • 1861 : abolition du servage des paysans dans l’Empire russe.
  • Années 1870 : dans la jeunesse intellectuelle qui veut « aller au peuple », création de cercles socialistes populistes qui « vivent en commune ».
  • Septembre 1864 : fondation de la Ire Internationale à Londres.
  • 1871 : Commune de Paris.
  • Septembre 1872 : congrès de l’AIT à la Haye, rupture entre les marxistes et les anti-autoritaires.
  • 15 septembre 1872 : naissance de l’Internationale anti-autoritaire.
  • 1889 : fondation de la IIe Internationale.
  • 1892 : publication française de La Conquête du pain par Kropotkine
  • 1905 : première révolution russe : manifestations et grèves ouvrières ; création des premiers soviets (conseils ouvriers) ; soulèvements paysans, mutinerie des marins du cuirassé Potemkine. Répression sanglante par le régime tsariste.
  • 1914 – 1918 : Première Guerre mondiale.
  • 3 août 1914 : proclamation de l’Union sacrée, rapprochement politique de toutes les tendances politiques et religieuses françaises au lendemain de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France.
  • Février 1917 : renversement du tsarisme après dix jours de manifestations et de grèves ouvrières à Petrograd.
  • Printemps 1917 : retour des militantes et militants révolutionnaires d’exil (Lénine et Trotsky rentrent à Petrograd) ou de prison (Makhno rentre à Gouliaï-Polé en Ukraine).
  • Octobre 1917 : les bolcheviks prennent le pouvoir à Petrograd en s’appuyant sur les soviets. Désagrégation de l’État russe au profit des affirmations sociales et des séparatismes nationaux.
  • Mars 1918 : occupation de l’Ukraine par l’armée allemande qui soutient le mouvement nationaliste ukrainien contre les bolcheviks.
 
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