Dossier spécial

Défense des retraites : Podomètre explosé, grèvomètre mitigé




Manifestations formidables, auto-organisation fort minable  ? Sans grèves dures, sans blocage de l’économie, les manifestations de masse – et, de façon annexe, le bris de vitrines – à dates fixes ne font qu’exprimer une protestation. Mais protester pèse peu quand les intérêts du capital sont en jeu. Le mouvement du printemps 2023 l’aura, plus que jamais, confirmé.

Frapper vite. Quelques mois après sa réélection, Macron s’attaquait à nos retraites. Pourtant la lutte des classes était revigorée. Maudite inflation. « Qui aurait pu prédire »  [1] une ­telle mobilisation  ?

Cafouillage, mensonges, le gouvernement et le patronat n’ont pas convaincu. Notre camp social a démonté le projet de loi et ses impacts. Il y a un fil conducteur avec les lois chômage, sur le RSA ou l’immigration  : abaisser les salaires et augmenter la concurrence entre les salariées, mais aussi, attirer les investissements et rassurer les marchés financiers en continuant la casse de nos droits sociaux. Tout du long, le prolétariat soutiendra massivement la mobilisation. Même durant les grèves, les blocages et… lorsque les pavés volent.

Un grand absent des débats : le Covid-19. Oubliés les plus de 60 ans qui sont trop vulnérables au boulot. Oubliée la quasi-­stagnation de « l’espérance de vie ». Pourtant la pandémie con­tinue  : l’Insee a signalé en 2022 « une surmortalité plus élevée qu’en 2021 et 2020 ».

Improbable intersyndicale

Pour la première fois, tous les syndicats, des plus combatifs (CGT, Solidaires) aux plus cogestionnaires (CFDT, CFTC, CGC), en passant par la FSU, l’Unsa et FO, sont restés unis, avec les organisations de jeunesse. De façon inédite, l’intersyndicale a appelé, en mars, à mettre «  la France à l’arrêt  », et la CGT et Solidaires ont pu appeler à une généralisation de la grève avec l’assentiment des autres.

Il ne faut pas être naïf : un mouvement puissant aurait sûrement conduit à disjoindre cette intersyndicale. Mais les événements n’y ont pas poussé. Ainsi, à la fois par conviction (pour les syndicats cogestionnaires) et faute de mieux (pour les syndicats combatifs), du fait de la faible reconduction des grèves, l’intersyndicale a essentiellement servi à poser des «  grandes dates  » communes de grèves et manifestations, calées sur l’agenda parlementaire.

Le parti macroniste, Renaissance, a utilisé tous les leviers de la Constitution pour bloquer les débats au Parlement. Il s’est enfoncé dans l’autoritarisme, allié avec LR, et a pu s’appuyer ponctuellement sur le RN. Les articles 49-3, 47-1 et autres se sont succédé. On juge une Constitution à ses mesures d’exceptions, et la Ve République n’a pas déçu, suscitant l’indignation et remettant de l’huile sur le feu de la mobilisation.

Daniel Maunoury

L’unité syndicale a été cruciale pour la massification et la longévité du mouvement. Quantitativement, les pics de mobilisation ont été similaires à ceux de 2010 et 2003, mais c’est la première fois qu’il y a eu autant de monde sur 14 journées, et ce même après la promulgation de la loi. Il faut aussi relever la forte décentralisation des manifs, avec une foule impressionnante même dans des localités qui, d’ordinaire, restent à l’écart. Et pourtant. La grève n’a pas pris. L’implantation syndicale a fait défaut.

Alors que la réforme était envisagée depuis plusieurs mois, bien des équipes militantes ont semblé prises au dépourvu. Dans les boîtes, la participation aux AG est restée faible et, conséquence inévitable, l’auto-organisation des travailleuses et travailleurs n’a guère dépassé le stade du ­slogan. «  Ce mouvement se présente comme une masse désorganisée qui ne parvient pas, pour l’heure, à rentrer réellement en lutte  », écrivait l’UCL en février 2023 . On a été loin d’une grève de masse, pilotée par les AG de grévistes par entreprise ou par zone d’activité, coordonnée entre secteurs professionnels par des déléguées mandatées au niveau national.

Le spectre de la grève par procuration

En bien des endroits, des AG autoqualifiées d’« interpro » ou « intersecteurs » ont été réunies. Mais, faute de grèves durables et d’AG de grévistes ancrées dans les boîtes, elles ont moins servi à coordonner les luttes qu’à monter des actions collectives – blocages, popularisation, caisses de solidarité. Les communistes libertaires ont pu y prendre part en étant lucides sur leurs limites [2].

Raffineries, énergie, docks, rail, traitement des déchets, Éducation nationale… De salutaires grèves reconductibles, avec leurs logiques et dynamiques propres, ont démarré dans ces secteurs. Mais on a encore vécu le phénomène de la « grève par procuration », qui con­siste à applaudir l’action des secteurs dits « bloquants », sans se mettre en grève soi-même… Or les travailleuses et travailleurs de la SNCF comme de la RATP sont de plus en plus rétifs à jouer le rôle de « locomotives ». Il faut se débarrasser de l’idée qu’il y a des secteurs « non bloquants », surtout dans une lutte qui concerne l’ensemble du prolétariat !

Après le 49-3, les universités sont entrées dans la danse, et on a pu espérer un temps que la jeunesse se mettrait en mouvement, mais ça a été un feu de paille. Même engagement sporadique dans certains secteurs traditionnellement sur le pont, comme la culture, les intermittents et la culture. D’autres ont nettement manqué à l’appel  : santé-social, impôts, PTT.

Un des moments les plus intéressants a été la tentative de grève féministe, à l’appel de nombreuses associations féministes et soutenue par Solidaires, la CGT et la FSU. L’idée était que le départ en reconductible le 7 mars créait des conditions plus propices que jamais à un succès gréviste le 8 mars. En fait, la grève féministe n’aura pris que modestement dans l’Éducation nationale, et la jonction dans la rue entre syndicats et assos féministe aura été assez inégale selon les régions. De façon moins centrale, des convergences avec d’autres front sociaux – antiraciste, LGBT, mais surtout écologiste, suite aux affrontements de Sainte-Soline – ont aussi pu exister.

L’État bourgeois cogne

Réquisition des grévistes, matraquage et gazage en manif ou sur les piquets de grève, arrestations et procédures juridiques  : l’État réprime. À Saint-Soline, à la répression démesurée, ont succédé des menaces à l’encontre des Soulèvements de la terre et même… de la vénérable Ligue des droits de l’homme  ! Le mouvement a encaissé.

L’extrême droite, meilleure alliée du patronat, a adopté des postures divergentes. L’ultralibéral Zemmour soutenait le fond de la réforme. Des groupuscules fascistes ont commis des attaques physiques contre certains rassemblements ou sur des facs, d’autres ont au contraire essayé de s’incruster dans les manifs, se faisant parfois virer manu militari. Quant au RN, plus institutionnalisé que jamais, il s’est contenté d’attendre que la poussière retombe.

Sans surprise, les gesticulations de la gauche parlementaire n’ont en rien contribué au rapport de force. Le gadget du Référendum d’initiative partagée, un temps agité par la Nupes, n’aura servi qu’à distraire les esprits, et la proposition (mort-née) de loi LIOT, le 8 juin, aura juste servi de ­prétexte pour l’ultime journée ­d’action du 6 juin.

Daniel Maunoury

À partir d’avril, les casserolades ont remplacé les grèves, et la perspective d’un blocage de l’économie s’est irrémédiablement éloignée. Il est devenu évident qu’on était dans la queue de comète du mouvement mais, paradoxalement, sans décrue significative des protestations de rue, avec encore un 1er mai énorme et un 6 juin tout à fait conséquent.

Renforcer nos contre-pouvoirs

Au terme de ces cinq mois de lutte, il est clair que la Macronie a gagné. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus. Le gouvernement est plus isolé, plus discrédité, plus détesté que jamais derrière le paravent de sa maigre majorité parlementaire. Les antagonismes de classe sont exacerbés, la crise du capitalisme et les luttes pour les salaires suggèrent que la lutte des classes va s’intensifier dans les prochains mois. De nombreux contacts ont été pris avec des personnes désireuses de s’organiser et de lutter. Loin d’un écrasement à la Thatcher, le syndicalisme s’est renforcé. La hausse des adhésions est prometteuse, à condition d’accompagner, de former et de structurer nos syndicats efficacement.

Aussi, même si les révolutionnaires, comme les autres salariées en lutte, sont fatiguées par ces cinq mois de lutte, ils et elles ne peuvent que rester confiantes. De nouvelles brèches vont s’ouvrir pour une contestation de masse de ce système mortifère, et il sera indispensable de l’articuler à un projet anticapitaliste et autogestionnaire.

Francis (Marseille), Guillaume (Montreuil), Oriane (Grenoble), avec la commission Travail de l’UCL


Dossier spécial : Défense des retraites, repensons le combat

  • Bilan d’un mouvement social exceptionnel : Podomètre explosé, grèvomètre mitigé
  • Cinq mois de lutte sans répit
  • La prochaine fois, on réussira (la grève reconductible) !
  • Comme un disque rayé : Les discours sur “les-directions-syndicales-qui-trahissent”
  • Réseau pour la grève générale : moins de bluff svp
  • Union syndicale Solidaires, radicaliser sans perdre l’unité
  • Une FSU qui oscille entre la cogestion et la lutte
  • SNCF : On n’est pas fatiguées !
  • Pour accumuler des forces, la CGT doit changer par la base
  • Mais quelle mouche a donc piqué la CFDT ?
  • Cortège de tête et syndicats : À Lyon, ça bouge de part et d’autre de la ligne
  • Violences policières : Ensauvagement de la répression macroniste
  • Préparer les batailles futures : Il est grand temps d’opter pour le communisme et l’autogestion
  • L’UCL dans la bataille des retraites

[1Lors des vœux présidentiel du Nouvel An 2023, Emmanuel Macron a fait rire (jaune) tout le monde, en feignant de s’étonner : « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » pourtant annoncée depuis 1972…

[2Commission Travail de l’UCL, note de synthèse n°2,
« Pour gagner, passer du mouvement d’opinion à la grève de confrontation », 22 février 2023.

 
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